Opinions - 18.11.2011

Etat-nation ou Etat croupion ?

L’Etat tunisien, tout penaud qu’il est devenu après le 14 Janvier, n’a pourtant pas cessé de faire l’objet d’attaques insensées  de la part de certaines écoles de pensée et de plusieurs groupes de citoyens anarchisants et irresponsables. C’est même l’hallali, la curée générale et à qui met plus bas que terre un Etat jusque-là omniprésent ou omnipotent et que beaucoup assimilent, à tort, au régime politique en place. Le résultat est que l’Etat tunisien n’est plus assez crédible, suffisamment respecté et obéi pour accomplir ses missions régaliennes et pour relever le pays. Car en dépit de tout le charabia déversé, rien dans ce pays ne peut s’accomplir si l’Etat ne retrouve pas très vite la place qui est la sienne. Il n’est pas nécessaire en effet d’être un économiste patenté pour savoir, par exemple, que le rééquilibrage des régions et des catégories sociales ne peut s’accomplir que par l’intermédiaire de l’Etat aux moyens d’une politique de développement hardie et innovante et d’une vraie politique des salaires et des revenus. Qui peut réaliser ces objectifs sinon la collectivité publique, c'est-à-dire l’Etat ? Il n’est pas nécessaire non plus d’avoir des dons d’analyste politique pour savoir que dignité individuelle rime avec dignité nationale et que l’on ne peut vivre dignement sous l’aile d’un Etat faible et indigne. Alors de quoi s’agit-il en fait ?

Cette question se pose avec gravité à l’heure où certains mettent en cause, directement ou insidieusement, l’Etat-Nation tel que nous le connaissons depuis l’indépendance. Or la disjonction Etat-Nation est porteuse de tous les dangers puisqu’elle porte en elle les germes attaquant le socle sur lequel repose l’Etat lui-même. Précisons derechef que celui-ci ne constitue nullement une construction propre à Bourguiba et aux destouriens comme on a tendance à le faire croire. Sans revenir à une histoire plus ancienne, l’Etat-Nation dans son expression moderne a été bien le fruit d’une concordance entre la  République, en tant qu’institution et codes d’une part ;  des individus, les Tunisiens, qui se ressentent comme un groupe relativement homogène d’autre part. Faut-il spécifier que cette homogénéité n’a eu jusqu’ici aucune connotation religieuse ou ethnique puisque des communautés non musulmanes vivaient aussi dans ce pays et depuis longtemps et que la population tunisienne est composée de « races » aussi bien méditerranéenne que sud-saharienne, arabe ou berbère arabisée. Dans cette optique, c’est la Nation qui a préexisté à l’Etat et non le contraire. Quoi qu’il en soit, les Tunisiens se sont reconnus en Nation depuis des lustres et n’ont pas bataillé, à ma connaissance, pour acquérir leur indépendance sous une autre bannière que le drapeau tunisien. Evidemment certaines idéologies ont contesté cette évidence, d’autres continuent à le  faire en catimini. Pour des franges intégristes en tout cas, la négation de l’identité nationale a pour but ultime de mettre en cause l’Etat-Nation et de faire place nette à la communauté.

S’agissant de la communauté, il nous faut préciser que ce concept désigne en droit un « groupe de personnes possédant et jouissant de façon indivise d’un patrimoine en commun », la religion dans l’esprit de certains, à condition naturellement qu’une seule lecture de cette religion soit admise. Par conséquent, la communauté est formée « indépendamment de la volonté de ses membres », ceux-ci n’ayant, par définition, aucun droit de contester leur adhésion à cette même communauté. Cette lecture est évidemment outrageusement éloignée de tout idéal démocratique. En outre, le concept de communauté s'oppose in fine  à l’individu en tant que tel et même à l’Etat dans la mesure où celui-ci se revendique comme le seul dépositaire des intérêts supérieurs des citoyens, supplantant ainsi ceux d'une communauté bien déterminée. La question est donc de savoir quelle forme doit-on substituer à l’Etat-Nation ? Est-ce la communauté comme nous venons de l’évoquer, mais alors laquelle ? Un « khalifat » suscité par les incantations des hystériques et financé par les pétrodollars ? Une autre forme de gouvernement jamais testé jusqu’ici ? 

Si l’on admet que cette problématique se pose bon gré, mal gré, c’est qu’une forme de repli identitaire hante l’esprit d’une bonne partie de la population tunisienne et pas seulement à l’intérieur de nos frontières. En effet, le vote relativement massif des tunisiens en France en faveur d’Ennahdha et de ses appendices peut s’expliquer par diverses raisons dont la dynamique d’Ennahda, mais il ne faut pas mésestimer pour autant la réaction somme toute logique des émigrés tunisiens face à la multiplication des agressions contre l’Islam et les musulmans. Il y a trente ans et plus, on nous traitait, nous Tunisiens, de « bicots » et de bougnoules. Maintenant, on nous traite de musulmans « envahisseurs » et terroristes, résolus à «islamiser » l’Occident chrétien et à fomenter des complots à l’infini. Ce climat malsain a fini par donner la primauté à la religion par rapport à l’origine. Ce constat peut paraître contestable a priori, mais qui viendrait brandir le drapeau  de la « tunisianité »  quand celui de l’Islam est nécessairement plus mobilisateur dans un contexte de marginalisation accrue de la population d’origine maghrébine. Que l’on ne se voile plus la face : désormais, on nous voit en France  et ailleurs plus en Musulmans qu’en Tunisiens, Algériens ou Marocains et c’est bien notre religion qui est mise à l’index et non pas notre origine ethnique pour peu que ce mot ait un sens.  En Tunisie même, des factions non négligeables sont allées jusqu’à ressusciter des querelles vieilles de soixante ans, glorifiant celui-ci au détriment de celui-là, et ce, en édulcorant honteusement les faits.

Il est en tout cas évident que ce repli identitaire « intérieur » a été utilisé à des fins électoralistes et qu’il a favorisé les uns et handicapé les autres. Mais il ne faut surtout pas oublier que ce repli « identitaire » est venu en contre-réaction par rapport à une forme d’usurpation de l’identité nationale, usurpation fomentée par des belliqueux et des déracinés. En effet, des franges dites démocratiques et avant-gardistes, sous couvert de défendre la liberté d’opinion, n’ont pas hésité à désacraliser ce qui est sacré et à noyer la personnalité tunisienne dans un magma pour le moins indéchiffrable et repoussant, oubliant que ce pays est de langue et de culture arabes et que la religion d’Etat est bien l’Islam. Cet agissement est d’autant dangereux qu’il a légitimé la contre-réaction de certains intégristes, dans tous les sens du mot, qui n’ont pas  hésité à vouer aux gémonies sinon à l’enfer tous ceux qui n’ont pas la même lecture qu’eux de la religion et de l’identité nationale. Quoi qu’il en soit, les uns et les autres ont utilisé l’identité nationale comme l’argument électoral suprême alors que celle-ci, dont la composante essentielle reste la religion et la langue, doit être préservée de toute polémique et de toute surenchère.    

N’en déplaise à ces deux intégrismes, l’immense majorité des Tunisiens savent ce qu’ils sont et se reconnaissent en tant que Nation « une personne vivante et perpétuelle qui a un corps organisé à conserver et à développer, des traditions à sauvegarder, des droits et devoirs séculaires, des richesses morales et matérielles à défendre contre la passion ou l’intérêt du moment, contre la volonté même de la majorité présente. Car l’intérêt actuel peut se trouver en contradiction avec l’intérêt futur. » N’en déplaise à ces deux intégrismes, l’immense majorité des Tunisiens ne veulent pas d’un « khalifat », encore moins d’un «khalife » aussi « inspiré » soit-il. Ils veulent, au contraire, un Etat gardien de leurs intérêts, soucieux de leur dignité, expression de leur volonté ; un Etat juste, efficace, honorable, humble et intègre. Bref, l’immense majorité des Tunisiens ne veulent pas d’un Etat croupion, mais un Etat-Nation qui rassemble et qui agit pour le bien de tous.

H T