Blogs - 03.11.2011

«Le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde»

Après m’être mis en congé de citoyenneté pendant des décennies, me voici en ce dimanche d’automne, par la grâce de la révolution, pris dans une longue file d’attente dans la cour d’une école primaire d’un faubourg de Tunis, attendant mon tour pour remplir mon devoir électoral. Trois heures sous un soleil de plomb pour accéder au saint des saints, le bureau de vote, tremper l’index de la main gauche dans l’encre indélébile et enfin voter pour la liste ou le parti de mon choix en toute liberté, à l’abri des regards, sans risque de me faire tancer et encore moins arrêter au sortir de l’isoloir pour avoir… mal voté. En jetant un regard synoptique sur le bulletin de vote, je me dis que pour « un baptême du feu », je suis bien servi. Face à ces quatre-vingt dix listes qui sollicitent ma voix, un sentiment de puissance m’envahit. C’est comme si j'avais droit de vie ou de mort sur ces partis. Un moment de réflexion et mon choix est fait. Je coche une case au bas de la dernière colonne avant de me diriger vers l’urne où je dépose, d’une main tremblante d’émotion, mon bulletin sous l’oeil vigilant du chef de bureau. Je viens d’accomplir mon devoir électoral. Pour rien au monde, je ne raterai, désormais, un tel rendez-vous. C’est juré, l’avenir de mon pays ne se fera plus sans moi.

En fendant tout à l’heure la foule d’électeurs qui avaient investi la cour du centre de vote, exhibant fièrement mon doigt trempé, preuve de ma citoyenneté retrouvée, j’aurai une pensée émue pour mes amis aujourd’hui disparus sans connaître cette indicible joie que j’ai éprouvée en glissant mon bulletin dans l’urne. Certes, nous n’avions jamais voté chez nous, mais par un phénomène de projection –identification, on prenait parti pour tel ou tel candidat étranger. Nous étions devenus, à notre corps défendant, des citoyens du monde. J’ai encore en mémoire ces discussions interminables « Chez les nègres »(*) ou à « l’Univers »(*) où nous refaisions le monde jusqu’à une heure tardive. Rien de ce qui était étranger ne l’était pour nous. On était capables de vous citer de mémoire la plupart des membres du gouvernement français, les équipes rédactionnelles du Monde, du Nouvel Obs’, de France Inter, de la BBC arabe (la parabole et facebook n’existaient pas encore). Nous étions des observateurs attentifs de la politique mondiale et les élections présidentielles en Europe et en Amérique étaient des moments privilégiés non seulement pour les citoyens de ces pays mais pour nous aussi, un ersatz de nos consultations électorales truquées auxquelles personne ne s’intéressait. Nous avons « voté » pour John Kennedy contre Richard Nixon en 1960 ; pour de Gaulle contre Mitterrand en 1965; pour Mitterrand contre Giscard en 1981 et contre Chirac en 1988 ; pour Chirac contre Le Pen en 2002 ; pour le Chilien Allende, pour les Américains Al Gore et Obama...Nous avons tous vibré pour « nos » candidats, comme si notre sort dépendait de leur élection, veillé tard dans la nuit pour suivre les interminables soirées électorales.

Le Tunisien jouit désormais de toutes les libertés. Et il ne se fait pas faute d'en user et même parfois d'en abuser. Depuis 10 mois, sa révolution est devenue une source d'inspiration pour les peuples du monde entier. Les résultats des élections sont décortiqués par la presse mondiale comme s'il s'agissait d'un évènement planétaire, alors qu'auparavant, on leur accordait à peine un entrefilet  pour critiquer surtout le déroulement du scrutin et surtout se gausser de ses scores soviétiques. Quand il voyage à l’étranger, le Tunisien n’a plus besoin de prendre un crayon et un bout de papier pour situer la Tunisie sur la carte à chaque fois qu’on lui demandait d’où il venait. 1.000 journalistes étrangers ont couvert les élections pour la Constituante, presque autant que pour les élections présidentielles américaines. Nombre de ses compatriotes (blogueurs, anciens dissidents) sont couverts de lauriers dans le monde. Près d’un an après sa mort, Bouazizi collectionne les prix et les hommages, le dernier en date étant le prestigieux Prix Sakharov.
 Mais la révolution a aussi déréalisé sa vie. Il a perdu le sens du réel. Son surmoi a disparu. Il est devenu un partisan du « tout, tout de suite », encouragé par les partis qui lui promettent des lendemains qui chantent : des centaines de milliers d’emplois, des autoroutes, des baisses d’impôts et que sais-je encore. Il est vrai que pour ces gens-là, les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent. Le réveil risque donc d'être pénible : l’économie est au bord de l’atonie et  «le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde».

* Cafés célèbres de Tunis fréquentés par les intellectuels et notamment les journalistes dans les années 60-80 du siècle dernier.


H.B.