Opinions - 21.09.2011

La Constituante: Pas de Chèque en Blanc

En lisant et en écoutant les différents commentaires ainsi que les sondages sur la future Assemblée Constituante, je suis plus qu’étonné du flou presque total autour du mandat et terme (durée) exacts de cette pièce maîtresse de la fondation du nouvel édifice de la Tunisie nouvelle, la Tunisie de la révolution, la Tunisie de nos espérances !  Bien sûr d’autres choix auraient pu être faits au lieu de la constituante, mais c’est un débat dépassé et il ne sert à rien d’y revenir ou d’essayer de changer de façon déguisée!   Le plus important et le plus urgent maintenant est d’avancer avec le processus politique choisi mais d’avancer dans la clarté la plus absolue, et ce, pour établir davantage la confiance entre le peuple (les gouvernés) et les politiques (les gouvernants).  Or cette confiance semble non seulement fragilisée mais allant vers un point de collision entre d’un coté les gouvernés et les gouvernants et de l’autre coté entre les différentes strates de la classe politique.

Le citoyen a le droit de savoir

A trente  jours des élections du 23 octobre, il est inacceptable de laisser le flou persister autour des prérogatives  de la future assemblée.  Il est inconcevable aussi qu’on puisse demander au peuple comme certains le préconisent de voter pour une nébuleuse (kattouss fi chkara) et donner ainsi un chèque en blanc à la nouvelle constituante concernant  ses propres prérogatives (son mandat/sa mission).  Certains allant jusqu'à avancer, à mon avis par confusion, inexpérience ou naïveté et non par malice, l’argument de la souveraineté de la constituante « sayidatou nafsiha » glissant ainsi et d’une façon pratiquement déguisée de changer la nature de l’assemblée non seulement d’une constituante à une législative mais d’une constituante à un pouvoir absolu sur les trois branches de gouvernement l’exécutif, le législatif et le juridique et par extension sur l’administratif, le régional et le local, et ce, par une mission complètement ouverte sur les deux plans de la durée et des prérogatives sous le prétexte et la fausse notion de « sayidatou nafsiha » nous rappelant ainsi l’ancienne notion du roi "empereur chez lui".  “Politics is not a game.  It is an earnest business” disait Winston Churchill.

Cette notion de « sayidatou nafsiha » risque de créer un monstre à sept têtes et trente six pattes/tentacules qui aura d’après certains la liberté totale de décider seul de ses propres prérogatives et pouvoirs !  Le simple désaccord entre les membres de la constituante (et dieu sait qu’il va en avoir à gogo) deviendrait un bon prétexte pour prolonger la durée de la constituante et pour s’accaparer de plus de pouvoirs et par conséquent étendant la durée et les pouvoirs de chaque membre source du désaccord et de leurs collègues.
Or, la constituante ne peut être souveraine que sur son propre mandat (si elle a un mandat bien défini) et que sur sa propre façon de s’organiser et de travailler et non souveraine dans l’absolu et encore moins sur le peuple tunisien et sur la destinée de l’ensemble du pays (elle n’est pas sayidatou al-biled)!  « Le peuple est le seul détenteur légitime de la souveraineté » (Rousseau). D’où donc la nécessité et l’urgence de définir (je dis bien définir et pas nécessairement limiter) avant les élections (et de préférence avant l’ouverture de la campagne électorale) et les prérogatives et le mandat (durée) de la constituante.

En droit, c'est la constitution qui définit comment s'exerce la souveraineté, quelles sont les institutions qui détiennent le pouvoir et comment elles sont contrôlées.   Comme on n’a pas encore de constitution, le peuple tunisien ne peut donc acquiescer aucune souveraineté et encore moins sa propre souveraineté à la prochaine constituante sans le savoir aussi clairement que possible (connaître les prérogatives et la durée de la constituante), et ce, bien avant de placer son vote. 

Le référendum sur la constituante n’est pas la solution

Certains de la scène politique avancent dans le cadre de ce même débat l’idée d’organiser un référendum parallèlement aux élections du 23 octobre pour justement limiter la durée de la constituante à six mois mais sans vraiment définir sa mission !  Si je partage le soucis des initiateurs de cette idée des risques réels de dérapage (de création d’un monstre) si on donne un chèque en blanc à la future constituante, je trouve l’idée de référendum qui semble à la surface séduisante plutôt futile car elle oublie le point essentiel du débat qui est de permettre au peuple tunisien (à travers son corps d’électeurs) de savoir d’avance (oui d’avance) pourquoi il vote (donc mandat et durée de la constituante) et pour qui il vote (choix parmi les différents programmes et listes des candidats présentés). Il s’agit du droit du citoyen de savoir pour éviter autant que possible qu’il ne soit dupé.  « Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il parait vouloir ce qui est mal » (Rousseau). Et c’est bien justement le risque avec le flou qui persiste et les « hidden agendas » ou l’inexpérience (pour ne pas dire amateurisme) des uns et des autres !   

En déterminant et précisant le pourquoi (pour éviter le kattouss fi chkara ou chèque en blanc), l’idée de référendum devient de facto caduque.  Car la précision de la durée et des prérogatives de la constituante par simple décret complétant ou amendant le décret No 1083 du 3 août 2011 enlèverait tous les arguments justifiant le besoin au referendum proposé.  Plus important encore, la précision par un nouveau décret permettra aux citoyens, aux électeurs et en fin de compte à l’ensemble du peuple tunisien de savoir d’avance pour quelle constituante il vote (contrairement au referendum proposé qui ne permet à l’électeur de savoir le jour de son vote donc le 23 octobre ni les prérogatives ni la durée exactes de la constituante qui est l’objet même de son vote).
Le droit du citoyen de savoir d’avance pour quel type de constituante il va voter et pour quelle durée est un droit sacré dans les vraies démocraties.   Duper le peuple n’est pas acceptable dans les démocraties qui se respectent même les plus naissantes.

L’article No 1083 du 3 août 2011 donne une seule mission/prérogative à la future constituante. Il s’agit de la mission d’élaborer une nouvelle constitution dans une période allant de six à douze mois.   Le décret ne dit rien sur la formation d’un nouveau gouvernement ainsi que sur d’autres missions nécessaires, situation qui a encouragé certains de sortir avec la curieuse idée de « sayidatou nafsiha » pour faire fi ainsi non seulement dudit décret mais aussi du décret d’origine initiateur de l’idée et de la  décision d’avoir une assemblée constituante !   En réaction à l’idée de « sayidatou nafsiha » qu’ils considèrent souvent comme saugrenue, d’autres ont proposé la contre idée de référendum.  Comme exposé avant, les deux factions ou écoles ratent à mon avis le coche sur la substance mais aident malheureusement amplement par leurs palabres à faire persister le flou, à enflammer les dissensions et surtout à entamer davantage la confiance du peuple tunisien au processus suivi et à la classe politique et dirigeante du pays!

Le référendum sur le gouvernement est la solution

Le recours au référendum sera beaucoup plus utile voire même nécessaire plus tard, et ce, pour faire approuver directement par le peuple le projet de nouvelle constitution qui sera élaboré par la constituante notamment s’il n’est adopté à son sein que par la simple majorité de 51% et non par la grande majorité des deux tiers (66%).  L’approbation de la constitution par la grande majorité rendrait à mon opinion le recours au référendum superflu.
Outre l’idée d’un référendum éventuel sur la constitution, je propose l’organisation lors des élections du 23 octobre (le jour du vote) un autre type de referendum portant cette fois-ci sur le choix du futur gouvernement qui à mon avis est de loin beaucoup plus utile et plus pratique que celui proposé sur la durée et prérogatives de la constituante (qui doit être réglé rapidement et en urgence par simple décret).  Ce référendum demanderait au peuple tunisien de se prononcer lors de son vote sur les options suivantes de gouvernement :

(1) Charger les cinq partis et/ou listes indépendantes recevant le plus de suffrage (les 5 premiers) de former en dehors des membres de la constituante le futur gouvernement et de choisir un nouveau  président de la république.
(2) Charger les cinq partis et/ou listes indépendantes recevant le plus de suffrage (les 5 premiers) de former en dehors des membres de la constituante le futur gouvernement mais en conservant et reconduisant l’actuel président de la république.
(3) Reconduire le gouvernement actuel (quitte avec un léger remaniement) mais avec un nouveau président de la république choisi par le parti ou la liste indépendante recevant le plus de suffrage (le premier).
(4) Reconduire le gouvernement actuel (quitte avec un léger remaniement) et le président de la république actuel pour continuer leur travail pendant la durée de la constituante ;

Ce referendum aura le double avantage d’instaurer d’ores et déjà la séparation et l’égalité de pouvoirs entre les différentes branches de gouvernement notamment entre la constituante et l’exécutif.  La pratique de la séparation de pouvoirs donnerait l’occasion aux futurs membres de la constituante de vivre et pratiquer un cas concret dont l’expérience pourrait mieux les aider dans leur mission de conception et d’élaboration d’une nouvelle constitution en les sortant du simple domaine théorique.

D’autre part, le referendum sur le gouvernement donnerait une légitimité sans égal au prochain gouvernement ainsi qu’aux parties (partis et indépendants) qui auront la responsabilité de le former et de le conduire.  Le peuple aura dit directement son mot sur la séparation des pouvoirs et sur qui doit piloter et former son prochain gouvernement, chose qui sera nécessairement contestée si fait par le biais de la constituante ou d’autres autre que le peuple.  Aussi, le gouvernement sera formé plus facilement par les cinq premiers partis/indépendants gagnants et sera plus stable qu’avec l’ensemble des organes représentés à  la constituante.  Le referendum  rendrait les élections du 23 octobre plus intéressante et plus motivante aussi bien pour les électeurs que pour les partis et indépendants en course.  Il responsabilisera et motivera davantage les partis et indépendants ayant d’après le résultat des élections du 23 octobre 2011 une assise populaire plus large.  Le referendum  sera très facile et simple à administrer en l’incorporant tout simplement aux fiches électorales qui sont en préparation (sans créer de fiches séparées, sauf si déjà trop tard).  Il n’occasionnera pratiquement aucun coût supplémentaire. 

En conclusion, je lance un appel urgent aux classes dirigeantes (gouvernement, partis et organisations politiques et indépendants) pour (i) mieux définir et préciser par un nouveau décret les prérogatives et la durée de la future constituante répondant ainsi au besoin du peuple tunisien à travers son corps d’électeurs de savoir d’avance pourquoi et pour qui il va voter le 23 octobre prochain (date qu’il faut à tout prix maintenir pour le bien du pays et pour ne pas jouer avec le feu) et (ii) d’opter pour l’organisation conjointement avec les élections d’un referendum sur la séparation des pouvoirs et les modalités de formation du gouvernement prochain pour la durée de la constituante. 

De mon côté, j’aurais l’occasion d’y revenir bientôt dans un 3ème article consacré à l’idée de « contrat de confiance » entre le peuple tunisien et ses dirigeants (actuels et futurs) pour offrir quelques propositions complémentaires pratiques sur la situation.  Le premier article de la série a été publié le 22 août 2011 par Leaders sous le titre de « Que les leaders tunisiens se montrent ! ».

Ezedine Hadj-Mabrouk
Ex Expert Principal de la Banque Mondiale