Opinions - 12.09.2011

Partis sans programmes

Depuis quelque temps, certains journaux, sites Web et pages Facebook ont commencé à publier les programmes électoraux de  quelques partis politiques. Certains nés avant le 14 janvier, d’autres après la Révolution n'ont pas encore, publié leurs programmes sous des prétextes multiples. Certains disent qu’ils sont en train de concocter le leur pour qu’il soit en phase avec les attentes du moment, ce qui démontre qu’ils ont été surpris par le déclenchement de la Révolution, dont ils ne peuvent en aucun cas prétendre qu’ils l’ont allumée ou inspirée. D’autres disent qu’ils attendent le moment opportun pour annoncer leurs programmes, pour qu’il ne soit pas plagié. Ceux-ci prennent les Tunisiens pour des benêts, alors qu’ils sont des plus lucides ; via toutes les potentialités du Web, ils connaissent tous les dires de nos valeureux hommes politiques en herbe et ceux plus aguerris, d’ailleurs, ils sont capables de prédire les revirements prévisibles concernant les programmes pompeux et les programmes gruyères. Quelques uns attendent pour plagier les bonnes feuilles des autres, après avoir jaugé les penchants du public pour lui faire assouvir parfois certains désirs chimériques. D’autres sont carrément dans une situation de tarissement de vrais idées alternatives, vu la pusillanimité des équipes dirigeantes. Finalement, parce que ces partis sont concentrés sur les agissements immédiats de la politique politicienne visant à prendre place sur l’échiquier politique, qui selon eux exige un certain angélisme opalin  et quelques degrés de survoltage révolutionnaire.                     
    
Il est à remarquer que la majorité des programmes publiés sont d’une futilité déconcertante. D’ailleurs, le niveau de certains ne dépasse pas le niveau des brochures estudiantines, similaires à celles que nous rédigions et  diffusions sous le manteau à la fin des années soixante dix et au début des années quatre vingt, mais dont nous en avions pris par la  suite une distance critique ; alors que d’autres, faute de mieux, revisitant leurs archives, on cru y trouver  leur sésame, et les ont niaisement ressuscitées. Programmes ne dépassant pas parfois une page en format A4, contenant des propositions aussi farfelues les unes ques les autres, mais présentées comme une panacée pour guérir tous les maux du pays. Heureusement que le ridicule ne tue pas.      

Dix commandements pour élaborer un programme électoral

Pour présenter un programme électoral, tout  parti  politique tunisien qui se respecte devrait suivre la démarche suivante :

1) L’établissement de son référentiel doctrinal, s’il croit qu’il en a un. D’ailleurs, les délimitations doctrinales dans le climat politique tunisien actuel ne dépassent pas les nuances idéologiques au sein des familles libérales, socialistes, islamistes et panarabes, ce qui lui permet de se positionner à gauche, au centre ou  à droite.
2) Critique de la situation politique d’avant la Révolution pour pouvoir établir un projet de programme touchant et à l’organisation des pouvoirs publics visant à se prémunir contre les tares dont souffrait le système politique dictatorial érigé et couvé par Ben Ali et sa clique, et à déterminer le palier des libertés individuelles et collectives qu’il dit devoir garantir ou élargir.
3) Evaluation du processus révolutionnaire via le décryptage approfondi des raisons de la Révolution, appuyée par une appréciation objective des réalisations sur le terrain des actions gouvernementales post révolutionnaires, pour pouvoir établir un programme qui ne soit pas griffonné dans ce que appelle les enseignants le « hors sujet ».
4) Compilation du maximum de données statistiques concernant la situation économique et sociale du pays, la lecture du maximum d’études tunisiennes et étrangères se rapportant à l’état du développement humain   du pays, et le recueil d’informations fiables sur l’état économique mondial et sur les directions de son évolution dans un avenir proche pour pouvoir proposer un programme qui ne soit pas chimérique. 
5) Rassemblement du corpus des lois tunisiennes se rapportant aux incitations à l’investissement local et étranger, et celles liées au développement régional, tout en ayant un regard critique concernant leurs résultats qui sont en sommes médiocres.
6) Rassemblement du corpus des lois tunisiennes se rapportant à l’organisation territoriale du pays, outre celles liées aux modalités opérationnelles relatives à la manière d’établissement du budget de l’Etat, pour déterminer les interventions étatiques urgentes et celles à mettre en œuvre à moyen terme, et pour être en mesure de connaitre les procédés régissant le fonctionnement de l’Etat, tout en les critiquant, s’il juge qu’il  est nécessaire et pertinent de le faire.
7) Evaluation du bilan des gouvernements post révolutionnaires, des trois Commissions Nationales, et de la Commission de la réforme du secteur média. Dans ce cheminement, il pourra énoncer les grandes lignes de son projet immédiat. 
8) Délimitation des contours de son public cible. En effet, le parti qui croit que son programme, même s’il contient des centaines de propositions, est capable d’assouvir toutes les aspirations de tous nos citoyens et en Tunisie et à l’étranger se fourvoie dans une conjecture fallacieuse. Il doit contingenter son bassin électoral pour lui adresser le bon message capable de brasser tout large. 
9) Dresser, s’il en a, la liste de ses dirigeants charismatiques, qui seront capables de  diffuser son message électoral  dans les meetings populaires et dans les tribunes médiatiques. Un parti régenté par une personne qui phagocyte toute l’image du parti ne peut pas prétendre à un destin national, étant donné que les élections ne s’effectuent pas exclusivement dans la capitale, mais aussi dans les régions qui exigent des figures régionales ayant des tuyaux locaux.
10) Choisir l’étendue géographique de son électorat : étendue nationale, régionale ou locale à l’échelle d’un seul gouvernorat. Ce choix sera dicté par les moyens financiers et humains qu’il croit pouvoir mobiliser pour sa compagne électorale. Une fois son choix arrêté, il pourra annoncer les couleurs de son programme. 

Programmes sans points nodaux

En réalité la majorité des programmes publiés ne respectent pas se qu’on peut appeler les modalités de l’ingénierie prospective. Presque tous manquent de point  nodal, de fil  conducteur, d’ossature  qui relient  entre elles les différentes composantes du programme, bref de logique interne qui satisfait la curiosité  de l’expert politique aguerri, l’activiste politique l’adopte, et le votant basique  y trouve ses marques. Se sont donc des programmes fondés sur la logique du discours oral, plutôt que sur la logique du discours écrit. Ils sont pleins de lieux  communs et truffés de poncifs, les démonstrations et les preuves font terriblement défaut, l’algorithmique logicielle basée sur le vrai/faux est presque inexistante.

Tout programme qui ne soit pas bâti pas sur des réflexes  réalistes et rationnels est un programme fallacieux. Le premier réflexe c’est de centrer l’ossature du programme sur le volet économique, parce que sans essor économique réel capable de résorber les tares structurelles de l’économie tunisienne, il n’y a pas de développement, et a fortiori, de fruits à partager entre les classes sociales et entre les régions. Dans ce cas de figure, les maux hérités de la période Ben Ali irons grandissant, singulièrement, le problème du chômage et le problème des déséquilibres régionaux. Dans ce climat funeste, il serait contre productif de vouloir imposer le prestige de l’Etat, le niveau des libertés individuelles et collectives en serait rabaissé, le pouvoir exécutif prendrait le dessus sur les autres pouvoirs, la bonne gouvernance deviendrait un veux pieux ; celui au pouvoir, quelle que soit sa couleur, dans une attitude autiste, va tancer les autres de lui en vouloir. S’il avait les capacités de le faire, il risque de les prendre pour des ennemis internes, une nouvelle dictature implacable pourrait ainsi s’abattre sur le pays.

Programmes non contractuels

Presque la totalité des programmes publiés sont des paroles  se voulant  alléchantes pour le client électoral, sans, pour autant, lui garantir un service après-vente, ou un certificat de salubrité de sa marchandise, dont certaines, il est vrai, sont frelatées ou périmées. Un grand marché de dupes est en train de s’installer, sorte de souk à la sauvette, tous crient à tue tête pour appâter le chaland dévoyé. Aucun parti n’a le courage de clamer haut et fort que son programme est un contrat moral entre lui et ses électeurs ; qu’il acquiesce l’éventualité d’être juger, du moins politiquement, via un mea culpa officiel, s’il échoue de mener son programme à bon port.

Celui qui à un patchwork de programme, arrivant au pouvoir, va gouverner par le biais du programme du RCD déchu, du moins pendant la période de la constituante, cela s’appelle une arnaque politique, ou il va gouverner d’une façon pragmatique sans boussole. Cependant, après les élections et dans tous les cas de figure nous serons gouvernés par un gouvernement de coalition ; espérons qu’il ne se transforme pas en une foire d’empoigne déstabilisante pour toutes actions gouvernementale. Nous osons espérer qu’il sera un gouvernement d’entente nationale s’appuyant sur les meilleures propositions fournies par les programmes des partis composant la coalition ; d’ailleurs rien n'empêche qu’ils s’adjugent les bonnes idées des autres partis ou celles du gouvernement provisoire. Il faut que le gouvernement d’entente nationale entame illico presto les actions rationnelles visant une ingénierie nouvelle du modèle politique, économique, social et culturel de la Tunisie  qui a enfanté la première révolution du troisième millénaire.

Néanmoins, avec la déferlante des listes indépendantes avec un record frôlant la moitié de listes dans certaines circonscriptions, il serait hasardeux, dans l’état actuel des choses, de se prononcer sur leur supposée  indépendance, sur leur aplomb, ou sur les objectifs divers qui ont conduit à leur montage. Cependant, on peut conjecturer, sans se tromper, que certaines sont folkloriques, constituées pour le fun, ou pour le souvenir, elles ne rassembleront, probablement que quelques dizaines de votants tout au plus (certaines listes partisanes sont dans la même situation). Néanmoins, certaines listes indépendantes vont rafler un bon score dans les régions où la solidarité mécanique à caractère tribal ou régional prime sur la solidarité organique axée sur l’accointance des  idées et des idéaux. Dans ce genre de réflexe électoral, point n’est  permis de parler de programmes électoraux, on élit un homme, pour son charism, non un programme auquel  on croit.

Clefs pour comprendre la situation
 
Néanmoins, vu la cacophonie qui va s’installer à l’occasion de la compagne électorale, où presque 1600 listes vont s’essayer à se distribuer les voix des électeurs tunisiens, quelques pistes pour comprendre la situation vont se dégager, et quelques mises en garde doivent être prises en compte :

1. Le débat public actuel biaisé par les questions identitaires, le référendum, les énigmes des mains invisibles, des tergiversations sécuritaires ne va aborder les vraies questions économiques et sociales  que d’une façon capillaire ; nos hommes politiques utilisent tous les subterfuges pour les éluder, ils ne les maitrisent pas, et c’est là où le bât blesse.  
2. Ce ne sont pas les détails des programmes électoraux bien ficelés qui vont faire la différence, mais les quelques idées forces que certains partis vont pouvoir mettre en valeur. Le débat public d’un très haut niveau concernant les grandes articulations de la demande révolutionnaire va être occulté, est c’est très dommageable pour l’avenir de la démocratie.
3. Les choix de votes idéologiques arrêtés pour un parti ou un autre sont très difficiles à secouer. Les partis non idéologiques, pour une première élection libre avec un nombre impressionnant de listes candidates, doivent fixer leurs compagnes sur les indécis avec des leitmotivs accrocheurs clairs, nets et précis.
4. Dans beaucoup de circonscriptions les électeurs avisés vont faire usage du vote utile. Les personnages moraux locaux ayant une liberté de parole dans les discussions affranchis pendant les pauses repas, dans les cafés, les réunions syndicales ou associatives auront une influence sur le score de certaines listes électorales.  
5. Ce sont les partis qui ont une certaine notoriété qui vont émerger ; l’électeur moyen va voter pour celui qu’il croit connaître.
6. L’argent nerf de toutes les compagnes électorales va jouer un rôle important, aussi important que la présence dans les médias. 
7. La multiplicité des listes électorales va pousser certaines à faire du porte à porte. La récurrence des visites inopinées et envahissantes dans l’espace privé pourra engendrer un climat d’animosité et de suspicion entre les gens d’une même localité, dont, probablement, il laissera des traces nocives
8. Si le climat de la compagne électorale devient délétère : le tintamarre sonore, les affichages sauvages, les distributions de tracts à tout vent, les  violences physiques et morales, le sentiment de perte de visibilité, le malaise psychologique… dans ce cas le nombre des abstentionnistes devient énorme, situation dont profiteraient les partis qui ont une grosse machinerie de mobilisation électorale.
9. Le bannissement impératif de tous les actes électoraux dans les mosquées, les administrations et les institutions éducatives est une garantie supplémentaire pour le bon déroulement de la compagne électorale.
10. Le jeu des rumeurs, des ouïe dire, des indiscrétions savamment calculées, des lapins qu’on sort du chapeau au dernier moment, et des petites phrases assassines vont influer sur certains résultats.
11. Celui qui démentira les préjugés ayant la peau dure à son encontre, pourra grappiller quelque voix supplémentaires.
12. L'aide extérieure pour certains partis va être très visible via les média internationaux tel Al jazeera, France 24, BBC… Cependant, les déclarations maladroites de certaines notoriétés internationales, croyant donner un coup de pouce aux  partis « amis», vont faire des effets boomerang.
13. L’argent électoral étranger va pointer du nez et nos partis ne le refuseront pas. D’ailleurs, toute aide financière étrangère à un parti où à un autre ne peut en aucun cas passer inaperçue.
14. Les staffs des compagnes électorales devront manifester beaucoup d’ingéniosité pour pouvoir captiver les électeurs. S’ils reprennent les anciennes méthodes du RCD déchu, un retour de manivelle les frappera de plein fouet.
15. La composition bariolée de la constituante va retarder la composition du gouvernement d’entente nationale, et a fortiori l’enfantement du  programme  gouvernemental. Cette situation va donner crédit à tous ceux qui sont pour l’organisation d’un référendum concomitamment aux élections du 23 octobre. Leur idée si elle n’aboutit pas, elle sera un investissement sur l’avenir.

Le débat public actuel biaisé par les questions identitaires,  le référendum, les énigmes des mains invisibles, des tergiversations sécuritaires, et les manœuvres politiciennes, ne va aborder les vraies questions économiques et sociales, que d’une façon capillaire. Nos hommes politiques ne parlent que de ce qu’ils connaissent ou croient connaitre, c’est une vraie hypothèque sur l’avenir. Le 23 octobre 2011 nous aurons les hommes politiques que nous méritons. Il faut que nous apprenions, tous, à les traiter sans complaisance, il faut apprendre à les pousser dans leurs derniers retranchements. Un homme politique inculte doublé d’un dogmatique, ne maîtrisant pas ses dossiers, ne réagissant pas en homme d’Etat est un aigrefin. Pour que la Tunisie se prémunisse contre les apprentis sorciers politiques et les charlatans invétérés, Il faut que les Tunisiens soient exigeants envers tous les candidats pour pouvoir sélectionner les meilleurs. Nous aimons tous avoir une classe politique tunisienne d’un très haut niveau qui honore et le pays et la Révolution.

Ali Bouaziz
*Directeur du site Ibn Khaldoun