Opinions - 22.08.2011

Que les leaders tunisiens se montrent !

Faisant partie de la communauté tunisienne à l’étranger (aux USA), j’ai vécu la révolution tunisienne (appelée à l’étranger «révolution du jasmin») comme je pense tous les autres tunisiens de la diaspora avec excitation, exultation et fierté. Epris par la noblesse de cette révolution, j’en ai même pris l’initiative d’organiser et de donner à Washington et sa région une série de conférences sur le sujet.

De retour depuis peu en Tunisie pour la première fois après la révolution,  je suis frappé par à la fois l’ordinaireté (mot de ma fabrication) et la fraîcheur de la Tunisie.

Son ordinaireté est palpable par le coté constant de la Tunisie. Un pays de paix, un pays afro-arabo-musulman et méditerranéen au peuple jeune, ouvert et dynamique et au plages, oliveraies, oasis, vigneraies, montagnes et architecture des plus magnifiques de la région.  De même, les souks, les cafés, la circulation et les supermarchés sont ordinairement grouillants et bruyants.

Sa fraîcheur est perceptible dans cet air de révolution; ce déliement des langues, ces débats extraordinairement et fraîchement politiques, cette presse à visage et voix dans l’ensemble plutôt libérés ; ce comportement généralement plus respectueux et plus mesuré de l’appareil de sécurité; ce foisonnement de partis politiques et d’associations civiles et surtout ces revendications sans cesse nombreuses ; ces braquages; ces sit-ins ; ces barrages sur les routes et les chemins de fer ; ces ralentissements ou blocages des services publics ; ces grèves et cette sécurité, économie et productivité fragilisées.

Si je suis plus que ravi et encouragé de constater et vivre la transformation politique du pays (attendue depuis des décennies), je suis toutefois inquiet de l’impatience générale et surtout de ce qui se passe épisodiquement comme événements dans différentes régions du pays. Inquiet des braquages, des barrages, des sit-ins, des grèves, des demandes et exigences de toutes les couleurs, et bien sur de la situation sans cesse alarmante sur nos frontières avec la Libye.

Appel à un moratoire

Sans préjuger de la légitimité ou non de ces actes et revendications et de mécontentements, ils me semblent toutefois tous inopportuns voire même déstabilisants dans les circonstances actuelles du pays ! Comme certains l’ont déjà dit si on a attendu des décennies, on peu certes se permettre d’attendre encore quelques mois pour donner libre cours aux mécontentements et aux griefs dont les raisons datent souvent de longues dates. Le patriotisme, la sécurité du pays et la sagesse citoyenne exigent un répit voire un moratoire à mon avis d’au moins de18 mois de calme socio-économique, et ce,  pour d’un coté laisser le temps à la Tunisie nouvelle d’émerger et aux objectifs de la révolution du peuple tunisien de commencer à se réaliser et s’enraciner et de l’autre coté de ne pas contribuer par ces mêmes actes et revendications à aggraver davantage la situation même des intéressés eux-mêmes. 

Il y a donc urgence pour que les leaders à tous les niveaux se montrent ! Il s’agit des leaders politiques, de la société civile, des syndicats, des medias et des personnes d’influence aux niveaux national, régional, local et voire même familial. Qu’ils et elles appellent au gel total pendant les 18 mois à venir de toutes les revendications et surtout de tous les actes de perturbations et de troubles publics. Notamment, il faut qu’ils/elles utilisent tous les moyens possibles pour convaincre par le bon argument les citoyens de la nécessité et de l’urgence d’un tel gel en s’adressant à leur intelligence et non à leur ignorance. Il y va de l’intérêt de tous et surtout du pays pour que nos énergies CAD celles de toutes les familles sociales, économiques, culturelles et politiques de s’investir dans les 18 mois à venir à bâtir les fondations de la Tunisie de la révolution, ce bel édifice de liberté, de démocratie, d’indépendance, de justice et de prospérité.

Ce qui me semble nécessaire pour la formulation du « bon argument » est d’abord la reconnaissance et l’annonce claire et nette que la demande d’un moratoire CAD du gel des revendications et actes de mécontentement n’est pas en soit une demande au renoncement à ses griefs. De même, il faut prendre et annoncer des mesures concrètes d’accompagnement pour l’écoute, la doléance, l’enregistrement et l’étude de ces revendications et griefs pendant la période du gel en préparation à leur juste résolution après le moratoire.  Pour que le citoyen adhère avec patriotisme, patience et engagement au moratoire, il faut qu’il ait confiance à l’unité et force de l’appel et au leadership du pays ainsi qu’aux mesures d’accompagnement et de reconstruction.

Vigilance sans vengeance et espérance sans impatience

La vigilance s’impose aux leaders et au peuple tunisien dans son ensemble sur au moins trois fronts. Le premier est celui de la vigilance contre le sabotage, le détournement, le glissement, l’enlisement ou l’abandon des objectifs de la révolution. Le deuxième est la vigilance contre la politique et les actes de vengeance. La vengeance ne fait pas de héros, elle  ne fait que des victimes. La vengeance ne résout pas les problèmes, elle en créé. La vengeance ne renforce pas le pays, elle l’affaiblit. S’il faut rejeter la vengeance, on ne peut toutefois renoncer à la justice. La justice contre ceux et celles qui ont fait de l’abus de pouvoir un art, contre ceux et celles qui ont fait de la corruption une culture et une monture et contre ceux et celles qui ont commis de crimes ou qui ont fait du crime politique un jeu sadique.  Une justice à la hauteur de la dignité du peuple tunisien. Une justice sereine et non expéditive qui s’exerce dans le cadre d’une politique de réconciliation et non de vengeance.

Le troisième front est celui de la vigilance contre l’impatience démesurée et abusive qui conduit aux actes de déstabilisation et/ou de perturbation de l’ordre public. L’impatience abusive vient souvent soit de la croyance à une baguette magique de la révolution soit d’opportunismes et/ou d’égoïsmes excessifs soit d’une combinaison des deux.  Or la révolution ne peu résoudre du jour au lendemain (oui surtout du jour au lendemain) tous les maux et griefs de la société qui se sont accumulés pendant des décennies. Si la révolution apporte dans ses plis de la fraîcheur et une immense quantité d’espérance, notamment l’espérance d’une Tunisie sans chômage ; d’une Tunisie libre et indépendante ; d’une Tunisie démocratique ; d’une Tunisie jeune, dynamique et compétitive; d’une Tunisie ouverte au monde, à la culture, au savoir et aux idées ; d’une Tunisie des droits de l’homme , des compétences, de la justice et de la liberté de la presse; d’une Tunisie sans corruption et sans disparités régionales flagrantes et d’une Tunisie à économie compétitive et prospère. La révolution n’apporte toutefois dans ses plis une baguette magique qui va résoudre tous les maux de la Tunisie en instant. Au fait, les auteurs de la révolution (la jeunesse de la Tunisie et non ses leaders) étaient d’une fraîcheur et d’une intelligence qui ne peut demander ou s'attendre aux solutions des baguettes magiques !  L’appel à un moratoire s’inscrit donc dans le cadre de ce troisième front.

Pourquoi une période de 18 mois ?

Le choix d’une période de 18 mois pour le moratoire est certes discutable. Elle peut paraître longue pour certains et courte pour d’autres !  Cependant, elle me semble très raisonnable car juste adéquate pour donner suffisamment de temps au pays de concevoir et mettre en place les fondations de ce bel édifice qu’est la Tunisie de demain, la Tunisie de la révolution, la Tunisie de nos espérances.  Les six mois à venir vont être surtout une période d’élection et de mise en fonction de l’assemblée constituante. La date de l’élection du 23 octobre 2011 est une date butoir qu’il faut absolument maintenir et respecter. Cette première période va être riche en débats politiques, intellectuels et autres. J’espère qu’elle le sera aussi en programmes et actions socio-économiques, politiques, institutionnels, culturels et diplomatiques. Les douze mois d’après vont juste suffire pour la conception et la mise en place du nouveau régime politique avec j’espère une nouvelle constitution et trois nouvelles branches égales de gouvernement, en l’occurrence un exécutif, un législatif et un judiciaire issus d’élections solidement démocratiques et accompagnés d’un système institutionnel fiable de suivi et de contrôle. 
  
L’ensemble de cette période de 18 mois va être une période de travail ardu, intense, laborieux voire même conflictuel  mais excitant et d’un intérêt exceptionnel pour le pays.  D’où la nécessité donc d’un répit sur le front des revendications et des mécontentements et d’un arrêt total des actes de déstabilisation et/ou de perturbation de l’ordre public.  Encore une fois, si on a pu attendre des décennies, on peut certes attendre 18 mois ! On le doit aux martyres de la révolution, à notre jeunesse, à nos espérances, à l’avenir du pays et voire même à nos propres intérêts d’offrir patriotiquement au pays au moins pendant ce laps de temps limité une période de sécurité, de paix sociale et d’apaisement général.  Cette période est cruciale pour la conception et la construction des fondations (une priorité) de la Tunisie nouvelle sans inclure le temps que va demander l’érection de l’édifice lui-même.

Un pacte national de la révolution 
 
Le travail de conception et de construction d’un système politique post-révolution répondant aux objectifs mêmes de cette révolution me semble globalement sur la bonne voie, et ce, malgré les trébuchements des premiers mois qu’on aurait pu éviter ! Toutefois, les multiples revendications et surtout les actes d’insécurité et de perturbation de l’ordre public et de blocage de l’administration et de l’appareil de production ainsi que les réponses hâtives et de panique à ces mécontentements et à ces griefs risquent de remettre en cause et les acquis de la révolution et ses objectifs.  D’où l’urgence pour que l’ensemble des leaders tunisiens à tous les niveaux (et je ne m’adresse pas ici qu’aux leaders politiques) de se montrer  non seulement pour appeler d’urgence et avec engagement et unité au moratoire de 18 mois mais qu’ils et elles se rassemblent aussi autour d’un pacte national de la révolution prônant à la fois le moratoire que le travail à faire pendant la période des 18 mois (CAD la conception et la mise en place du cadre institutionnel de la Tunisie post-révolution), et ce, au-delà de l’élection du 23 octobre qui fait déjà l’objet ici et là de pactes embryonnaires entre certains partis politiques mais sans toutefois mobiliser et encore moins engager la société civile. Pour réussir aussi bien le moratoire que le pacte national de la révolution les leaders tunisiens à tous les niveaux doivent faire appel à l’intelligence du peuple tunisien et non à son ignorance ! Le peuple tunisien est d’une intelligence exceptionnelle, il aime qu’on le traite en tant que tel et aime trouver dans ses leaders ces mêmes qualités.

Ezedine Hadj-Mabrouk
Expert principal ret de la Banque Mondiale