Opinions - 07.08.2011

Deux leçons tirées du geste de Mohamed Bouazizi

N’oublions pas que ce n’est pas pour une allocation chômage, ni pour une aide de l’Etat, ni pour un poste dans la fonction publique, ni pour une titularisation que Mohamed Bouazizi s’est immolé. Il s’est immolé parce que l’Etat l’empêchait d’exercer sa liberté d’entreprendre. Il s’est immolé parce que son désir d’exercer une activité entrepreneuriale, certes modeste, s’est trouvé confronté à la complexité des rouages administratifs et à l’aveuglement des procédures de rétorsion. Bien sûr, il est du rôle de l’Etat de protéger le secteur formel contre la piraterie exercée par le secteur informel. Mais il est également et plus encore du rôle de l’Etat de permettre et de favoriser l’émergence de nouveaux acteurs.
 
La révolution est née de ce que l’Etat a accordé sa protection exclusive aux puissants, aux proches, à la famille, laissant les plus démunis sans autre ressource que celles de l’assistance. Et il est malheureusement dans l’ordre des choses que lorsque l’Etat est tout puissant, sa puissance s’exerce avant tout pour créer et protéger des rentes. Lorsqu’il n’est pas soumis à des règles du jeu clair, lorsqu’il n’est pas soumis aux règles de la transparence, aux règles de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, aux règles de la libre expression de chacun, l’Etat n’est rien d’autre que la somme des enjeux et intérêts individuels d’un petit groupe. Et il est illusoire de croire ou d’espérer en des gouvernants éclairés. Tout au plus feront-ils, pour la grande masse, le minimum pour la maintenir assujettie. Ainsi, le 26-26, les bus offerts par la Présidence de la République, les visites présidentielles surprises pour contrôler les administrations et parfois pour réparer des torts, ont-ils permis pour un temps de maintenir l’illusion d’un Président père de la Nation. La Révolution est venue démontrer que de telles illusions ne sauraient se maintenir indéfiniment.
 
Un groupe avait accaparé le pouvoir politique et le pouvoir économique et les deux sont inextricablement liés. La liberté de s’exprimer et de faire entendre sa voix, notamment au travers du bulletin de vote que l’on glisse dans l’urne, est l’une des conditions de l’alternance politique. La liberté d’entreprendre est une condition essentielle pour que la puissance économique puisse en permanence être contestée par de nouveaux entrants.
 
Et ces deux libertés sont absolues. Le rôle de l’Etat n’est ni de les restreindre, ni de les contraindre mais de les organiser et de rendre compatible la liberté de l’un avec la liberté des autres.
 
Contester, par les urnes et par le jeu démocratique, la légitimité de ceux qui gouvernent et mettre ainsi en place les conditions de l’alternance ; contester, par le jeu de la concurrence, les puissances économiques installées et permettre ainsi l’émergence de nouveaux acteurs ; la liberté de contester est le fondement même de la démocratie. Car la démocratie ne se réduit pas à l’alternance. Et une succession de régimes autocratiques, fussent-ils limités chacun à une durée de 5 ans (à supposer qu’une telle alternance entre régimes autocratiques puisse être organisée), ne constitue pas pour autant un régime démocratique. La démocratie, c’est la possibilité de rediscuter en permanence la répartition du pouvoir. 
 
Et c’est probablement là la deuxième leçon que nous pouvons tirer de l’acte de Mohamed Bouazizi. La démocratie est incompatible avec l’existence de règles du jeu intangibles et plus encore avec l’existence d’une classe ayant l’exclusivité de l’interprétation de ces règles du jeu. Parce que la religion impose de telles règles intangibles, elle peut être la référence de chacun d’entre nous et ne saurait pourtant être la référence collective. Car se poserait alors la question de l’interprétation. Soit l’interprétation est du ressort de chacun et alors la référence à la religion dans les règles du jeu collective est sans objet. Soit l’interprétation est du ressort exclusif d’une classe particulière, celle des exégètes, celle des officiants, celle des docteurs de la loi (ulémas)… et alors elle est négation de la démocratie.
 
En décidant de s’immoler, en décidant de se donner la mort pour nous donner la liberté, en décidant de mourir en martyr, Mohamed Bouazizi n’a pas cherché – et il a eu raison – l’aval des religieux. Il ne s’est pas inquiété de savoir si, du point de vue du mufti de la République ou de celui de ceux qui se proclament gardiens de la foi, cet acte était un péché. Il ne s’est soucié ni du point de vue des exégètes ni de celui des docteurs de la foi (ulémas), il a exercé sa liberté d’interprétation et a exprimé sa condition d’homme libre. Et qui oserait le lui reprocher ? N’oublions pas que le mufti s’était en son temps exprimé appelant à ne pas aller à son enterrement, rappelant que son acte était péché et que péché était la participation à son enterrement. Qui l’a entendu ? Certainement pas la foule compacte qui a suivi son cercueil pour lui rendre hommage. Un hommage rendu par une foule d’hommes libres à celui qui, par son acte, venait de leur rendre leur liberté. Mohamed Bouazizi a décidé de son geste en toute liberté et dans le cadre de sa relation personnelle à la religion et à Dieu. Il a été le premier à estimer que son acte était martyr et non pas suicide et la foule lui a donné raison en lui rendant hommage. Un premier hommage car il sera suivi de nombreux autres. 
 
Pour que ces hommages continuent à être porteurs de sens, il nous faut surtout garder gravées en mémoire, les deux libertés essentielles revendiquées par Mohamed Bouazizi à travers son acte : liberté d’entreprendre et liberté de conscience. En d’autres termes et pour inscrire ces deux éléments dans le cadre du débat actuel sur la place et le rôle de l’Etat : l’Etat a le devoir de favoriser la liberté d’entreprendre et ne saurait en aucun cas s’ériger en censeur des consciences ni laisser quelque groupe que ce soit le faire. 
 
Car la démocratie n’a pas besoin de faire appel ni de faire référence au religieux puisqu’elle n’est rien d’autre que l’expression de la majorité. Si une règle établie démocratiquement apparaît à quelques-uns comme contraire à un principe intangible de l’Islam, alors il faudrait en déduire que soit la majorité qui a établi cette règle n’est pas musulmane; ce qui ne saurait être le cas dans notre pays; soit que ceux qui en contestent le caractère licite sont minoritaires dans leur interprétation et que d’autres interprétations existent et prévalent. Le principe était donc pas si intangible ! Rappelons d’ailleurs que la tradition musulmane ne reconnaît de règle intangible qu’au travers du consensus (même si elle place le texte sacré et la tradition au-dessus du consensus lorsque leur lecture ne laisse aucune place à l’équivoque, cette dernière règle d’absence de l’équivoque se réfère elle-même et par essence même à la notion de consensus).
 
La démocratie est moins exigeante, elle ne réclame que la majorité. Si une règle recueille le consensus, elle se retrouvera alors naturellement adoptée selon les règles démocratiques. Nul besoin de l’imposer a priori comme une règle supérieure, nul besoin de l’inscrire, par exemple, dans la Constitution. A contrario, vouloir l’inscrire a priori, comme règle supérieure, c’est admettre déjà qu’elle pourrait ne pas faire consensus. Personne n’a pensé jusqu’à présent à inscrire, par exemple, le droit à respirer dans une quelconque déclaration des droits, tout simplement parce qu’il fait l’objet d’un vrai consensus. En revanche, les principes d’égalité et de liberté ont toute leur place dans une Constitution; car, même s’ils sont largement partagés, les dictatures du monde entier nous démontrent que ces principes ne font pas consensus. Utiliser un pseudo-consensus pour imposer une règle alors même que si elle faisait vraiment consensus, il n’y aurait pas besoin de l’inscrire, c’est vouloir donner à quelques-uns le pouvoir d’interpréter cette règle et d’imposer leur interprétation.
 
C’est ce que Mohamed Bouazizi, par son geste même, a refusé. Que celui qui souhaite aujourd’hui lui lancer la première pierre, s’avance et s’exprime !
 
Elyès Jouini