Lu pour vous - 29.07.2011

Islam Pride : Derrière le voile

L’air de démocratie que la Tunisie apprend à respirer depuis le 14 janvier remet à plat l’éternelle problématique de l’identité religieuse, de la place de l’Islam dans la vie économique et politique de manière générale, du port du voile, de la position de la femme et du degré de sa liberté de manière spécifique.
 

En irréprochable partisante de la vague d’émancipation «offerte» par Bourguiba aux femmes tunisiennes, Hélé Béji essaye, dans son dernier ouvrage «Islam Pride», d’examiner, d’une part, le phénomène du port du voile, de dévoiler ce qui peut être derrière cet acte, d’autre part, sa condamnation et son interdiction, en appelant au dialogue et aux échanges.
Leaders publie, en bonnes feuilles, des extraits des chapitres 15 et 16 de l’essai «Islam Pride : derrière le voile».

«Le voile est au coeur du dilemme de la démocratie : celui du droit à l’expression de sa subjectivité personnelle. Cet individualisme radical, on l’a vu, a produit des débordements qui peuvent conduire à la guerre de toutes contre toutes. C’est vrai, la démocratie ouvre des droits aux fanatiques, elle peut nourrir leurs abus. Mais l’islam n’est pas l’essence du fanatisme. Le juger comme tel est une discrimination et un déni de démocratie. Il n’est que le révélateur de tendances culturelles désormais encouragées par les médias, les gens célèbres et même les politiques, cédant aux abus de leurs appétits individuels. Le désir religieux apparaît comme la parabole d’un désir de consommation absolue.

Le voile islamique épouse non le communautarisme comme on croit, mais le nouvel égocentrisme de tous les acteurs de la vie sociale, entraînés à lâcher la bride à leurs envies et à leurs délires, sans que cette surenchère se soucie de se concilier la vie des autres, ni sa propre raison. En tant que tel, le voile doit alors subir la même critique que celle réservée à toutes les outrances de l’individualisme, happées par le principe de jouissance illimitée, religion comprise. Mais il faut alors les réexaminer toutes, sans discrimination culturelle ni religieuse. Ces spectres de la servitude ne sont en fait que des monstres de la liberté. La volonté d’identité religieuse trop affirmée des femmes les rend monstrueuses et artificielles. Et le voile les fige dans cette métamorphose. Les femmes voilées font peur aux enfants, elles les effraient. C’est un comble ! Cela seul devrait les arrêter. Elles ont perdu la compassion à l’égard des plus petits.
Celles qui avaient un visage protecteur ont désormais une figure d’horreur.

Mais les modernistes aussi ont des réactions bornées face au voile, qui ne sont pas les moindres preuves d’une modernité elle-même « arriérée ». Le voile progresse plus vite que le progrès lui-même, aussi vite que les techniques de communication. Il ne porte pas en lui que du passé. Il est notre contemporain. Une chose est sûre, on ne peut le supprimer, pas même le contenir. Il faut cohabiter avec lui. Il est encore plus populaire en Europe que dans nos propres pays. Le modus vivendi qui va s’instaurer décidera de notre sort à tous. Quand l’Occident conduit des guerres de démocratisation en Irak et en Afghanistan, quand il ne règle pas la question israélo-palestinienne, de quoi peut-on accuser le voile ?

Si le voile intégral est interdit, alors beaucoup de comportements obscènes doivent l’être aussi dans la foulée. Il faut qu’il y ait équivalence des interdictions pour qu’il n’y ait pas déni de justice. L’esprit démocratique doit trouver sa nouvelle mesure face aux licences imprévisibles des citoyens. Ces libertés abusives sont devenues la vie ordinaire de la démocratie. Mais le rôle de la démocratie est d’absorber, et pas de supprimer le conflit, la fantaisie, l’imaginaire, l’invention, la croyance, à condition bien sûr qu’ils restent pacifiques.

La démocratie a toujours vécu avec ce risque, elle l’a intériorisé, elle l’a banalisé ; c’est sa part d’incertitude, d’ouverture, de non-totalitarisme ; sa capacité de vivre avec des sens opposés, souvent erronés, qui acceptent de cohabiter sans se détruire. Le débat d’opinions divergentes fait l’énergie de cette société, et l’attrait qu’elle exerce aussi sur la croyance religieuse. Ecartée pour un temps, la croyance revient plus fort à présent, portée par l’aspiration inéluctable vers plus de biens, d’idées, d’opinions, de droits, de libertés, etc.

Pourquoi les refuser à l’islam ?

Le voile exprime le mouvement profond et incertain de la démocratie, qui n’a aucune réponse toute faite pour personne. Il introduit à sa manière le désaccord dans l’univers des femmes elles-mêmes, la divergence, et même le paradoxe. Ici, le féminisme doit passer à la vitesse supérieure, à la vision paradoxale de soi, avec le risque inhérent de perdre son unité et l’éclatement de ses idéaux : accepter la singularité, fût-elle réactionnaire, d’un certain nombre de femmes qui décident de suivre des modèles antithétiques ou radicaux. Dès l’instant où ces modèles sont des choix individuels, ils sont, d’une certaine manière, une « démocratisation» du modèle féminin, même sous des habits dévots qui semblent la nier.

Ici, je vois se lever une objection : ces femmes se servent du droit contre le droit, comme les mouvements fascistes se sont servis de la démocratie contre la démocratie. Elles sont les électrices d’une tyrannie politique souterraine ; d’une géostratégie mondiale qui avance sournoisement, d’une contre-croisade, d’une haine de la civilisation occidentale. Si on leur fait des concessions, on pactise avec des fauteurs de guerre, on soutient une conspiration mondiale contre la démocratie occidentale, qui s’attaque à son maillon encore vulnérable : la population féminine. Celle-ci est la cible d’un assaut contre un pilier sacré de la démocratie, l’égalité homme-femme, les droits de l’homme, parabole aussi des droits de la femme. Et si ce pilier porteur tombe, tout l’édifice s’écroule.

Or, par ce raisonnement, la démocratie révèle ses faiblesses. Car les progrès de l’islam montrent que le danger qui pèse sur les démocraties européennes ne réside pas à l’extérieur d’elles-mêmes, dans les « influences étrangères » religieuses, mais dans le dogmatisme démocratique lui-même, qui ne sait plus accueillir la dissidence civile, quand celle-ci exprime le sentiment d’injustice, l’inégalité, l’exclusion, sous l’enveloppe de signes religieux qui désorientent les démocrates. En fait, ces signes trahissent l’épuisement du modèle démocratique tel qu’on le connaît, plutôt que son attaque en règle par un ennemi étranger. Si inquiétants soient-ils par d’autres côtés, ils ne disent pas : « nous ne voulons pas de la démocratie », mais : « nous ne voulons pas d’une démocratie qui use de la violence pour nous convertir », « nous ne voulons pas de la démocratie par la force, pas par la guerre », ce qui n’est pas du tout la même chose.

La démocratie n’est pas une déesse immuable aux rites infaillibles, crachant le feu de ses expéditions militaires, ne délivrant plus que des oracles tabous. Cette démocratie hors du temps, achevée, parfaite, sans variantes, est un syndrome de toute-puissance, d’arrogance, et de domination. C’est là qu’elle se montre la plus faible. Car si elle se met à s’ériger en Religion, si elle s’identifie à la Providence, qu’est-ce qui empêche alors de lui opposer une autre providence, celle du religieux lui-même, celle de l’Islam ?

Si la démocratie se déclare providentielle, ce qu’elle fait désormais chaque jour, l’islam le fera aussi, et il aura le droit de le faire, en se réclamant d’elle. Si elle se donne le droit d’être une culture d’empire, par les moyens qu’elle seule décide, y compris par la guerre, dans un rapport de force où le «non-démocrate» est le plus faible et le «démocrate» le plus fort, alors elle verra s’élever devant elle la vision impériale d’une démocratie supérieure : l’islam, prenant en charge la voix des démunis, des déshérités de la terre. Le voile relève aussi du registre de la « résistance à l’oppression », même si l’on considère qu’il est une oppression encore plus grande.

L’islam est fils de notre temps, issu de l’idéal démocratique de la société moderne, qui a ouvert toutes les possibilités d’expression de soi, quelque aberrantes qu’on les juge. Il est un surgeon de la société moderne dans la logique de ses libres pouvoirs infinis, farfelus, déguisés, masqués, fardés, voilés, dévoilés, travestis, nus. Si quelqu’un se lève et dit : « Voilà comment je veux vivre ! », personne ne peut l’en empêcher, sinon à remettre en question le principe fondateur de la démocratie et de la modernité. La liberté de conscience, de croyance, nerf de la société contemporaine, a donné à chacun le droit de vivre avec les autres ou sans les autres, de s’ouvrir ou de se renfermer, de survivre ou de se suicider, de se retirer comme un anachorète ou de se débaucher comme un libertin, de se cacher comme de s’exhiber, du moment qu’il ne met pas en péril son prochain.

L’islam s’appuie en réalité, pour s’exprimer, sur les valeurs de la laïcité elle-même, celles qui donnent à tout homme le droit, soit de renier Dieu, soit de le célébrer. Il fait partie d’un tout démocratique, dans un climat naturellement désaccordé. C’est ça, le principe démocratique. Les laïcs se trompent quand ils combattent ces signes religieux comme s’ils n’étaient pas les leurs. Ces signes ont parfaitement intégré le principe de laïcité, celui de manifester sa liberté de conscience sur la voie publique. Ils se servent du jeu démocratique, lui-même fondé sur l’acceptation de la désunion civile, sans la guerre. C’est ce que Foucault appelle «l’indocilité réfléchie», inhérente à la société moderne.

Chapitre XVI

Ainsi donc, tu acceptes de les reconnaître, ces religieuses ? Eh bien, elles sont plus malignes que toi, elles vont se servir de cette reconnaissance pour avancer leurs pions, elles vont abuser de ta tolérance pour t’obliger, un jour ou l’autre, à les suivre de force. Les reconnaître, c’est déjà te renier, perdre tes acquis historiques, et dans une ou deux générations, remettre l’homme sur le trône de la tyrannie d’où on l’a délogé. Elles sont le serpent que tu nourris dans ton sein. Tu as lutté pour la liberté des femmes, et elles vont s’en servir pour répandre dans les coeurs vulnérables les peurs, les ignorances qui auront tôt fait de faire renaître tous les ravages de la culpabilité. Elles ne savent pas de quelle souveraineté tu parles. Elles ne connaissent que la crédulité. Ce que tu appelles souveraineté chez elles, c’est toujours le même ennemi puissant, le mâle, qui agit dans l’ombre. Par le détournement de la religion, celui-ci retrouve son ascendant, et, grâce au truchement de Dieu, il reprend la main sur ses biens confisqués par une révolution avortée. La main invisible de l’homme est revenue poser le masque de la domination (le voile) sur la figure de la femme.

Je me fais souvent ces objections. Mais elles me laissent de plus en plus sceptique. Elles ressemblent trop à ce qui, dans l’histoire, a justifié des menées autoritaires, fascistes, en prétendant parler « au nom des autres ». Au contraire, c’est en reconnaissant leur souveraineté, que je me donne une victoire sur les filles voilées. Qui a porté la souveraineté de la femme dans l’histoire ? C’est le mouvement féministe. Comment la refuser aujourd’hui à d’autres sans se renier, uniquement parce qu’elles ne veulent pas nous ressembler ? C’est parce que moi, femme libre, j’ai imposé dans mon siècle ma souveraineté, parce que j’en suis l’auteur, que je dois la restituer à toutes.

Je suis mieux placée que quiconque pour la reconnaître chez les autres. Ces antimodernes sont la résultante de notre victoire, non de notre échec. Elles sont des preuves, elles aussi, de l’avancée des femmes, même avec des erreurs ou des difformités. Si je leur dénie ce principe souverain qui palpite en toute femme, j’affaiblis mon propos féministe. Si je ne les aborde que comme des mineures, des aliénées, des arriérées, je limite le caractère universel de la souveraineté féminine, je le confisque pour moi seule. Pire, je fais ce que Christophe Colomb a fait avec les indiens d’Amérique, j’anéantis leur « barbarie ».

La vérité est qu’il n’y a plus un seul féminisme, il y en a plusieurs. Grâce au féminisme, les femmes ont gagné des façons d’être qui leur sont propres. Le voile est aussi l’expression de la démocratisation du féminisme. En fait, il exprime à sa manière une « prise de parole » des femmes. C’est parce que les femmes se sont émancipées que naissent des doutes sur cette émancipation, et le droit de les exprimer. Toute prise de conscience est permise dans l’esprit moderne, même si on la trouve passéiste ou réactionnaire. La souveraineté de l’autre est aussi vraie que la mienne. Et, sans m’y accorder, je dois la reconnaître.

Si je veux démontrer à ces femmes voilées qu’elles se trompent, je ne peux pas me dérober à un débat de fond. « Ma » liberté n’est pas le modèle irréfutable de « la » liberté, car elle procèderait d’un raisonnement totalitaire, qui sera combattu par une obstination adverse. Alors, il ne sera plus temps de les influencer, de les convaincre, de les dévoiler. Ce sera trop tard.

Certes, on peut s’inquiéter de ce que, malgré des années de lutte, certaines semblent vouloir intérioriser leur servitude. Mais elles ont aussi intériorisé la liberté, la valeur subjective de la liberté moderne, la conscience d’agir par choix, non par contrainte sociale. Personne ne peut se substituer à moi pour savoir ce qui est bon ou mauvais pour moi, dans le sentiment inaliénable de mon libre-arbitre. Ce serait un manque d’humilité, une marque d’intolérance que de prétendre pénétrer le coeur des autres mieux qu’elles. Au nom de la liberté, on deviendrait des despotes, ce que nous avons toujours refusé d’être. Comme je l’ai dit, l’enjeu du pouvoir nous mènerait, et non le souci de l’universel féminin.

La différence subjective est l’âme même du système démocratique, la liberté de consentir ou de refuser. Mais les médias en usent autrement. Ils imposent un discours dominant, une allégeance unilatérale à « leur » démocratie, celle de leurs prérogatives, hostiles à tout ce qui n’est pas conforme à leur bréviaire. C’est l’autoritarisme démocratique. Et un certain féminisme est un écho de cette version uniforme de la démocratie. Or, l’appréciation de la justice, de la dignité, de l’image que chaque femme a de soi, le droit pour chacune de se faire une idée de soi et des autres, de ne pas calquer son comportement sur des conformismes, fussent-ils ceux d’une certaine liberté, c’est cela l’esprit démocratique. Mais désormais, il y a une volonté de puissance de la démocratie, à quoi répond la volonté de pouvoir du voile.

Le voile a brisé le consensus des femmes, c’est vrai. Ces dissidentes du féminisme se revendiquent de l’appréciation intime que chacun se fait de son engagement dans son temps, au milieu d’autres subjectivités mises ensemble et régulées. Au contraire, la tyrannie ne tolère pas la publicité de mes vues personnelles.

Le vrai féminisme est la prise de conscience que chaque femme a une personnalité, que cette personnalité n’est pas le prolongement de la volonté d’un homme, ni même d’une autre femme. Le féminisme est l’autorité que chaque femme gagne sur elle-même et sur l’autre, homme, femme, enfant ou famille, pour ne plus se laisser dicter sa conduite, sa pensée, ses sentiments, sa philosophie, son image. Le féminisme institue le principe de reconnaissance de la femme à l’intérieur d’elle-même, et non à l’extérieur.

La vraie difficulté est de savoir jusqu’où ira l’intimidation de ces signes sur celles qui n’en portent pas, et qui refusent de les porter. Comment préserver les autres filles de l’intimidation religieuse ?
Une chose est sûre, si on ne veut pas que le paysage social se recouvre de la houle martiale d’une voilure innombrable, dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés musulmanes, ça n’est pas par la guerre inter-féminine qu’on y parviendra. Au contraire, les voiles sont apparus aussi parce qu’un certain féminisme a échoué. Ils sont le symptôme de l’épuisement du féminisme. Le mur de Berlin des féministes est tombé, mais les féministes font encore comme si leur «communisme» brûlait de la même flamme utopique.

Curieusement, ce qui fait à mes yeux le prix du féminisme, c’est paradoxalement ce qu’elles combattent comme vieux substrat archaïque, alors qu’elles en sont profondément animées. Derrière la guerre qui les a mobilisées contre les hommes, il y a ce don antique de la femme au centre actif de la maison. Il me plaît que les mouvements féministes soient ces nouvelles «maisons de femmes», dans le meilleur sens du terme, où elles donnent libre cours à leur génie social. Là, elles se retrouvent dans leur plénitude généreuse. Les femmes sont féministes peut-être par le biais où elles le croient le moins, celui de la tradition archaïque, où elles travaillent toujours au vieux fonds affectif, domestique, familial pour qu’il poursuive les liens humains défaits.

Dans le féminisme le plus avant-gardiste, il y a cet écho ancien du désir de relations indéfectibles qui ont toujours constitué la force de l’univers féminin. C’est là que le féminisme puise son humanité, et non dans son discours idéologique. C’est dans sa pratique, son vécu joyeux, familial, affectif, sociable qu’il m’est le plus sympathique. J’y retrouve le climat heureux des assemblées familiales autour de ma grand-mère».

Islam Pride a été achevé en août 2010, six mois avant la révolution du 14 janvier 2011. Il a été publié aux éditions Gallimard en février 2011.