Opinions - 22.06.2011

De la bonne gouvernance des instituts de sondage

Les Tunisiens ont découvert cette année les sondages politiques. Il y a quelques mois, les sondages se rapportaient uniquement au volet média. La guerre faisait rage entre les différents patrons des chaînes radio et TV. Chaque partie se sentant lésée criait au scandale et dénonçait «le complot» qui la visait. Les différents patrons avaient fini par prendre goût à ce petit jeu. Derrière l’histoire de sondage se cache une affaire de gros sous, généré par la publicité. La guerre qu’une chaîne télé locale a déclaré à une boîte de production appartenant en partie au beau-frère du président déchu, n’est, en aucun cas, «noble». Ce n’est qu’une question d’argent, où la boîte de production a raflé la mise laissant des miettes à ses concurrents.

Le nombre des instituts de sondage opérant en Tunisie reste méconnu, ils sont peut-être assez nombreux, puisque les bureaux d’étude et de consulting se convertissent assez rapidement en instituts de sondage. La plupart de ces instituts ont centré leurs services sur les sondages aux entreprises. Ils se sont intéressés aux marchés et aux consommateurs. Les sondages média qui battaient tous les records étaient surtout effectués pendant le mois saint et portaient la griffe particulière de boîtes telle Sigma conseil. Celle-ci avait ouvert le bal des sondages politiques dès Février 2011. D’autres instituts lui ont emboîté le pas. Ainsi, d’autres sondages politiques ont été réalisés par EMRHOD, Média Scan, le dernier sondage politique en date étant l’œuvre de TBC Partners en Mai 2011.

Il y a quelques mois déjà,  Tarak Ben Ammar, l’un des associés de ‘NESSMA TV’, invité à une émission radio sur Express FM, n'a pas caché son mécontentement des différents sondages réalisés, qui donnaient selon lui de «faux résultats de l’audimat». Il a déclaré que la situation ne pouvait plus durer, et que l’atmosphère était devenue «détestable et intenable»,  pointant du doigt les instituts de sondage qui «manquent de professionnalisme et  réalisent des enquêtes à la demande». M. Ben Ammar a déclaré avoir sollicité l’aide de l’ancien président pour mettre fin à cette mascarade et doter la Tunisie de son propre cadre institutionnel et juridique adéquat en matière d’enquêtes d’opinion et de mesure de l’audimat notamment. La réponse de l’ancien président, ne s’est pas fait attendre : le 07 Novembre 2010, il ordonnait la mise en place de tout un arsenal juridique pour garantir les droits des uns et des autres, et organiser ce secteur. ces mesures sont-elles toujours d’actualité ?

La problématique des sondages politiques en Tunisie

Depuis le 14 Janvier 2011, les sondages d’opinions politiques ont fait leur apparition. Si pour les enquêtes de mesure d’audience, l’enjeu est plutôt économico-financier, pour les sondages politiques l’enjeu est aussi de taille. À l’instar de la mesure d’audience, les sondages politiques posent un réel problème de transparence. En France, une loi a été promulguée en février dernier pour imposer des règles de transparence plus strictes aux instituts de sondage. Les interrogations qui entourent le mode de fonctionnement des instituts de sondage sont nombreuses. Il y a tout d’abord celles liées au(x) commanditaire(s) du sondage, aux objectifs, au caractère public/privé du sondage, à la population interrogée, à la méthode adoptée pour réaliser le sondage, aux redressements éventuels effectués, etc. Toutes ces interrogations  soulignent l’ampleur de l’ambiguité et les dérives qui pourraient accompagner la réalisation des sondages politiques. Les professionnels du métier vous diront qu’il est possible d’orienter les résultats des sondages politiques et de là, manipuler l’opinion publique en toute légalité et dans le strict respect des règles scientifiques. Il est donc souhaitable de fournir les garanties nécessaires afin de rassurer tous les protagonistes de la scène politique quant à la sincérité des sondages publiés.

L’utilisation des outils mathématiques à des fins statistiques est sujette à controverse. Lorsqu’on calcule, par exemple, la moyenne d’âge des élèves qui passent leur baccalauréat, la moyenne a une signification statistique, du moins, si on calcule cette moyenne sur un nombre suffisamment élevé d’élèves, pour qu’elle soit représentative. Par contre, si on demande aux citoyens quel est leur candidat préféré aux premières élections présidentielles libres en Tunisie,  la moyenne calculée n’est plus valide, car elle pourrait introduire des éléments subjectifs comme le vécu personnel du sondé ou bien son appartenance sociale et ses affinités politiques. Les professionnels du domaine des sondages savent qu’ils peuvent orienter les résultats en fonction du questionnaire même. Les paramètres à prendre en considération lors de l’enquête sont très nombreux. À commencer par le questionnaire établi. Il y a lieu de s’interroger sur la méthode d’élaboration des questions, leurs formes, leurs redondances. A-t-on pu éviter les différents biais ? Il y a ensuite l’échantillon. Comment s’assurer qu’il est représentatif de la population ? L’échantillon n’est pas qu’une question de taille, c’est également une affaire de données se référant à la tranche d’âge, au sexe, aux catégories socioprofessionnelles, aux lieux de résidence, etc. Comment s’assurer que toutes ces données ont été prises en compte dans la constitution de l’échantillon pour s’assurer de sa représentativité ? Les données disponibles ont-elles été actualisées régulièrement ? Il y a également le mode d’administration du questionnaire (face à face, par téléphone, par internet, etc.) et le nombre et les profils des enquêteurs (âge, études, appartenance politique, etc.). Puis il y a le moment de la réalisation de l’enquête. Pour une bonne gouvernance, cette information devrait être divulguée car avec un flux d’informations très élevé, cela aide à mieux interpréter les résultats des sondages. Et pour finir a-t-on communiqué la méthode d’échantillonnage (aléatoire, quotas …) ? A-t-on estimé les marges d’erreur ? Les a-t-on communiquées ? A-t-on intégré des questions qui permettent de filtrer les réponses et d’estimer les marges d’erreur ? Les instituts de sondage tunisiens ne renseignent pas sur le mode d’échantillonnage. Ils se contentent d’affirmer que l’enquête a été réalisée sur un échantillon représentatif. Or, la différence entre le recours aux quotas et à l’aléatoire peut s’avérer de taille.

Quels correctifs ont été appliqués aux résultats bruts ? Quel arbitrage a été fait entre les correctifs purement techniques (pour assurer la représentativité de l’échantillon) et ceux de nature politique (fonction des élections précédentes)? La métamorphose complète du paysage politique et le fait que les élections en Tunisie, avaient toujours été trafiquées dans le passé n’aident en rien les instituts de sondages dans leur mission. Hélas, excepté quelques témoignages, comme celui de M. T. Belkhoja ou B. Caïd Essebsi récemment sur Aljazeera portant sur les élections sous Bourguiba, aucune étude ou rapport indépendant ne permet d’affirmer ou d’infirmer les manipulations électorales et de présenter l’étendue du trafic des voix.

Comment garantir la fiabilité des sondages ?

Ainsi, le plus gros problème réside dans la fiabilité des résultats publiés. Il est absurde, aujourd’hui de se fier uniquement, à la bonne parole des instituts de sondage. Les enjeux sont tellement importants, qu’il est difficile de ne pas céder à la tentation. Il est déraisonnable d’évoquer un code de bonne conduite qui garantisse la sincérité des sondages réalisés. Pour preuve, il y a quelques semaines, MediaScan a traîné ‘NESSMA TV’ en justice pour diffamation. La chaîne de télé accusait la boîte de sondage de préfabriquer les enquêtes. Si tel est le cas pour le monde audiovisuel, que dire alors du monde politique. Comment garantir l’impartialité des sondages ?

Il faut tout d’abord signaler qu’il y a une différence de taille entre les sondages ‘spontanés’ et les sondages ‘commandés’. Les sondages spontanés sont très souvent désintéressés et indépendants des différentes parties, tandis que les sondages commandés pourraient amener les sondeurs à se soumettre aux désirs des donneurs d’ordre. De même qu’il y a une différence entre une réponse ‘spontanée’ et une réponse gratifiée ou même payée. Certains instituts de sondages n’hésitent pas à rémunérer les sondés et/ou à leur offrir des cadeaux. Cette pratique qui commence à prendre de l’ampleur est de nature à influencer les réponses des personnes interrogées et à biaiser les résultats des sondages effectués.

La mise en place d’un cadre juridique approprié est la première étape pour mettre plus d’ordre  dans le secteur. Les instituts de sondage doivent disposer de spécialistes en matière d’enquêtes et sondages qui y travaillent à plein temps, d’un taux d’encadrement minimum, etc. Une autorité indépendante devrait être créée pour surveiller, rappeler à l’ordre et le cas échéant sanctionner les instituts de sondage qui dérivent. Cette autorité aura un rôle de régulation du secteur. Elle aura les pouvoirs les plus étendus en termes d'investigation et pourra être diligentée en cas de litiges. Cette autorité pourrait prendre la forme d’une commission de sondage, qui serait formée de membres du conseil d'État, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes et de personnalités qualifiées en matière de sondages tous connues pour leur intégrité, leur probité et leur bonne moralité. Elle devrait également obéir à une obligation de transparence et ses travaux et rapports devraient être publics.

La loi doit imposer aux différents instituts de présenter à l’autorité indépendante mise en place ou à l’organisme de tutelle les différentes données brutes, la (les) méthodologie (s) suivie(s) et les redressements effectués pour chaque enquête. L’identité des commanditaires des sondages doit être divulguée, ainsi que la période, les lieux et les plages horaires de réalisation de l’enquête, le nombre des enquêteurs, le profil des sondeurs et des sondés. De même l’Institut National de la Statistique (INS), doit à son tour actualiser régulièrement ses données et être capable de fournir aux différents instituts de sondage toute l’aide et la collaboration nécessaire dans un cadre juridique spécifique préétabli.

À l’instar des autres secteurs, les instituts de sondage doivent disposer d’un statut juridique spécifique et obéir, comme les autres sociétés, aux règles de droit. Ces règles devraient être spécifiques à ces instituts et devraient permettre la divulgation de la structure de propriété intégrale des instituts de sondage, et ne pas se contenter uniquement de la propriété directe. De ce fait, les propriétaires (directs et indirects) ainsi que la composition de leurs conseils d’administrations (pour les personnes morales) doivent être connus par l’organisme de tutelle et rendus publics dans le JORT. La disponibilité de ces données afférentes à ces instituts est bénéfique pour tout le monde, elle permet d’alerter sur les situations de conflits d’intérêts. Un conflit d’intérêt existe par exemple lorsqu’un candidat à l’élection présidentielle est lui-même (ou un des membres de sa famille proche) détenteur de parts dans un institut de sondage. De même, un patron d’un institut de sondage ne peut pas avoir son conjoint, son frère, sa sœur ou ses ascendants ou ses descendants directs en lice pour les élections. Il ne peut également être membre d’un bureau politique d’un parti. La disponibilité des données relatives aux instituts de sondages permet de dépasser les clivages classiques d’appartenance politique et idéologique et diminue les emprises des uns et des autres sur l’opinion publique. Les médias ont leurs propres lignes éditoriales, mais les instituts de sondage doivent fonctionner en toute indépendance, leur seul objectif devrait être : présenter les résultats les plus fiables possible, loin de toute influence et de toute récupération politique.

Orienter le débat politique ou influencer une décision d’achat devient de nos jours presque un jeu d’enfant. Néanmoins, amener un consommateur à changer son comportement d’achat n’a pas les mêmes effets que de l’orienter à adopter un choix politique  ou de l’aiguiller vers une opinion donnée. Alors méfiance, méfiance !

Dr. Sabri Boubaker
Professeur à la Champagne School of Management, France
Membre du Centre Tunisien de Gouvernance d’Entreprise