Opinions - 28.04.2011

Qualité en question, diplômés en chômage : L'enseignement supérieur pourra-t-il faire sa révolution?

Au centre de la révolution du 14 janvier, on trouve l’emploi et plus particulièrement celui des diplômés de l’enseignement supérieur. Plusieurs facteurs expliquent leur chômage. Mais la question fondamentale qui se pose est la suivante : comment arrêter ce fléau du chômage des diplômés et ce gaspillage des forces vives de notre pays ?

Aujourd’hui l’université est au centre de la société. D’abord, parce que la formation est le moteur du développement de l’économie du XXIe siècle tirée par le savoir, la technologie et l’innovation. Ensuite, parce que les Tunisiens considèrent encore, malgré les déceptions, que le diplôme demeure  l’ascenseur social par excellence, peu importe si les faits démentent une telle croyance. C’est pourquoi, nourris par une demande sociale, des choix politiques et un contexte international de globalisation, les effectifs d’étudiants ont connu une croissance vertigineuse depuis une quarantaine d’années passant de 13000 en 1975-76 à près de 400.000 aujourd’hui. A-t-on réussi à gérer ce boom ? Oui, si on considère les chances offertes au plus grand nombre de jeunes d’accéder à une formation universitaire. Non, si on considère la qualité de l’offre de formation, les profils de qualification des diplômés comparés au marché de l’emploi, la propension des diplômés à concevoir des projets inspirés par la science, nourris des résultats de leurs recherches et aboutissant à la création d’entreprises. Les défaillances de la qualité de l’enseignement supérieur sont d’autant plus ressenties qu’il est supposé produire un capital humain adapté aux besoins d’un développement tiré le savoir. Et le savoir, on le sait, n’a pas de limites.

Il faut, par ailleurs, reconnaître que les problématiques de l’enseignement supérieur ne sont pas particulières à la Tunisie. C’est un secteur parmi les plus débattus aujourd’hui. Il a fait et fait encore l’objet de nombreuses conférences initiées par des universitaires autant que par des organismes internationaux (UNESCO, OCDE, Banque Mondiale…) . Les problématiques soulevées sont, entre autres, la gestion des effectifs croissants, le mode de recrutement et la carrière des enseignants, la qualité dans toutes ses dimensions, les curricula, le partage des rôles entre secteur privé et secteur public, l’évaluation des institutions universitaires, le benchmarking des universités, le marché international des étudiants migrants, l’éthique…et la liberté de pensée des universitaires.

Dire que l’université est aujourd’hui au centre de la société n’est pas un euphémisme vu la croissance spectaculaire du nombre des inscrits aux universités dans tous les pays du monde. Les effectifs d’étudiants dans le monde sont passés globalement de 500.000 en 1900 à 100 millions en 2000 ce qui représente 20% de la cohorte potentielle. Dans certains pays industrialisés, cette proportion dépasse les 50% et a même atteint 80% (UNESCO, 2004) . Shofer et Meyer expliquent cette expansion considérable par la formation d’un nouveau modèle de société marqué par des tendances croissantes vers la démocratisation, le respect des droits de l’homme stimulé par la multiplication d’organisations internationales dédiées, la « scientisation » au sens où de nombreux domaines de la vie individuelle et publique sont dominés par la science (médecine, gestion des affaires et de l’Etat…) et le développement planifié .

La Tunisie n’a pas échappé à ce courant d’autant qu’en l’absence de richesses naturelles suffisantes, les ressources humaines représentent le principal capital du pays. Cependant, ce qui a été perdu de vue c’est que l’expansion de l’enseignement supérieur ne génère pas les effets escomptés pour le développement s’il y a absence à la fois de démocratie, de liberté, de respect des droits de l’homme et de bonne gouvernance. C’est plutôt un effet contraire qui se produit : en l’absence d’opportunités d’emploi suffisantes, cette expansion produit une masse explosive de personnes éduquées et inactives.

Dans un contexte démocratique, le pays aurait été protégé contre la corruption si les vrais besoins des populations étaient remontées aux instances de décision et prises au sérieux. Le pouvoir se serait senti obligé de leur apporter des solutions dans une approche à la fois scientifique et participative. S’agissant de l’approche scientifique, il faut reconnaître que de nombreuses études commandées par divers départements du gouvernement ont été réalisées. En revanche, la mise en application de certaines recommandations fondamentales auxquelles aboutissent les études sérieuses, supposent généralement un changement de paradigme : passer du modèle hégémonique et centralisé au modèle démocratique et participatif. Un tel pas est difficile à faire par un régime dictatorial, en conséquence, les recommandations « subversives » sont complètement ignorées. Néanmoins, beaucoup d’études ont servi de prétexte à des réformes cosmétiques qui n’ont rien apporté à la solution des vrais problèmes.

Ainsi l’accroissement exponentiel des effectifs de diplômés de l’enseignement supérieur et sans emploi a produit cette masse explosive qui a fini par éclater et alimenter la révolution.

L’Etat patrimonial qui a sévi, on peut dire depuis l’indépendance, a bloqué le développement par le savoir. Ce genre d’Etat se caractérise par un parti unique exerçant tous les pouvoirs liés à la souveraineté nationale. Il s’appuie sur un système Parti-Etat en lieu et place d'un Etat de droit qui protège de l'arbitraire. En plus, il assure la mainmise sur  l'économie par une oligarchie et une clientèle de la classe politique laissant peu de place à la légitimité morale et politique, à la transparence de la gestion des affaires et à l'application des lois. C’était la situation dans notre pays. Paradoxalement, c’était bien Ibn Khaldoun, le fondateur tunisien de la sociologie, qui avait prévenu contre l’immixtion des gouvernants dans l’économie, en tant qu’agents intéressés. Ce penseur considérait que si les gouvernants se mettaient à faire du commerce, cela fausserait les règles du jeu du marché, détournerait les gens de l’activité commerciale et entraînerait la chute des recettes d’impôts qu’auraient payés les commerçants s’ils n’étaient découragés de poursuivre leurs activités . Dans le langage économique actuel on dira que cela entraîne la baisse des investissements et réduit le taux de croissance du PIB.

Le second support qui aurait permis de renforcer l’utilité du capital humain formé à l’université est la place accordée à la science dans le fonctionnement de l’espace public et privé. La Tunisie est certes restée ouverte à la technologie et à la modernité, c’est aussi grâce à cela que la révolution a été menée par des jeunes au fait des technologies de l’information et de la communication. Les deux secteurs qui ont le plus profité de cette ouverture sont l’agriculture, la médecine et les TIC. Par contre l’impact des sciences sociales est demeuré très faible sur la conduite des affaires économiques et de l’Etat. Il n’y a pas à notre connaissance de concepts économiques ou de gestion originaux produits par la recherche en Tunisie qui ont pénétré les pratiques de gestion de l’Etat ou de l’entreprise. Par contre, les agents économiques et politiques se mobilisent pour organiser des rencontres autour de nouveaux concepts  amenés par consultants venus d’ailleurs ou mis en avant par des bailleurs de fonds. Certains de ces concepts ressemblent souvent à « du vin vieux dans des bouteilles neuves », d’autres sont plutôt pertinents. Mais le défi, c’est leur mise en application qui nécessite la prise en considération des variables du contexte pour concevoir le « comment faire ». Cela exige de la créativité, de la communication, de l’écoute et donc un minimum de liberté, de tolérance de la critique et de respect de la divergence de points de vue. Et pour être efficace, l’introduction de nouveaux concepts implique une révision des modes d’organisation bureaucratiques et autoritaires en présence. De même, l’innovation implique une redistribution des cartes du pouvoir ! C’est pourquoi le dictateur voit en toute idée qui lui déplaît une menace pour son autorité, voire une insulte à sa personne qui est « par définition supérieure ».

Et comme il n’y a pas de science sans esprit critique, sans révision de paradigmes, sans abandon d’idées reçues, la scientisation au sens de Shofer et Meyer ne s’accommode pas d’autoritarisme. On comprend alors pourquoi la « démocratisation » de l’enseignement supérieur en termes d’accès, n’a pu transformer les cohortes de diplômés en véritable capital intellectuel créateur de richesse car elle n’est pas allée de pair avec une démocratisation de la société et de toutes ses institutions. La science a peu de place dans un régime autoritaire peu sensible à la satisfaction des besoins réels des catégories sociales diverses.

D’une part, le pays a besoin d’une élite qui puisse produire du savoir et de la technologie et favoriser le développement d’une économie du savoir compétitive à l’échelle globale. D’autre part, il a besoin de mobiliser toutes les intelligences. Cela veut dire qu’il faut permettre l’accès à l’université aux catégories sociales les moins favorisées économiquement. Il s’agit d’équité et de développement du capital humain et intellectuel de la nation. Ces deux objectifs, à savoir générer une élite et offrir les mêmes opportunités à tous, sont à poursuivre conjointement. Mais l’équité n’est pas à confondre avec l’égalitarisme qui aboutit à la quantité sans la qualité. L’égalitarisme, par la dispersion des moyens, réduit les opportunités dont auraient pu bénéficier les plus doués.
L’enseignement supérieur n’est pas une affaire d’université mais une affaire de société. En ce temps de révolution, il est permis de rêver ! Si après cette période de turbulence, notre pays réussit son projet démocratique, il sera possible d’espérer que quelques universités tunisiennes percent dans les classements internationaux. Pour cela il faudra:

  • qu’elles jouent pleinement leur rôle de moteur de développement par la recherche et l’innovation, non pas seulement en fournissant au pays le capital humain nécessaire à ses activités, mais aussi en créant de nouveaux métiers qui transforment les résultats de la recherche en activités productives,
  • que la société civile contribue au financement des universités en créant des fondations qui drainent des dons citoyens venant particulièrement par les milliers d’anciens diplômés et stimulés par des incitations fiscales,
  • que les universités disposent de plus d’autonomie et de flexibilité dans la gestion de leurs ressources, y compris leurs ressources humaines,
  • qu’elles soient évaluées par des structures indépendantes et se soumettent à un benchmark national pour se préparer à un meilleur positionnement à l’échelle internationale,
  • qu’elles attirent des étudiants étrangers, offrent ainsi aux étudiants tunisiens la chance d’avoir une expérience interculturelle tout en restant dans le pays et bénéficient d’une part du marché international de l’enseignement supérieur .
  • qu’elles assurent une visibilité de leurs corps enseignants en affichant sur leurs sites Internet les noms, les spécialités, les activités de recherche, les publications et les enseignements assurés par chacun,
  • que les étudiants jouent un rôle d’acteur au sein de leur université en participant à des travaux et services sur le campus, en organisant des activités culturelles d’information et de soutien à leurs collègues qui en ont besoin, en menant des actions bénévoles au profit des populations sur place ou dans d’autres régions,
  • que l’université soit le lieu de développement de la personnalité des étudiants et non celui de prolongement d’une dépendance infantile, le lieu de découverte des talents de leadership, d’apprentissage de la démocratie et de conduite d’affaires collectives, qu’elle soit un vivier pour les futurs managers et politiciens porteurs de valeurs et imbus du sens de l’intérêt collectif.

Serait-ce là un rêve démesuré ? Est-il réalisable? Peut-être s’il est traduit en autant de programmes mobilisateurs auxquels adhèrent les divers partenaires de chaque université. Mais ce n’est certes pas l’élection «démocratique » des chefs d’établissements universitaires que revendique le syndicat de l’enseignement supérieur, qui va permettre de réaliser les profonds changements souhaitables. On est d’autant plus sceptique que la campagne électorale qui bat déjà son plein dans les institutions universitaires, s’articule autour de promesses de répartition de positions de pouvoir (vice-doyen ou directeur, chef de département, membre du conseil scientifique) et non autour de débats sur une vision ni des programmes prometteurs pour l’avenir l’enseignement et de la recherche dans l’institution.

Lamaïs
*Universitaire