Notes & Docs - 19.04.2011

Réformer ou mourir (II) La réforme de la répartition des richesses produites

"Au lendemain du 25 juillet 2011 au matin, la Constituante et le gouvernement qui en émergera par la suite, auront à régler des problèmes qui attendent une solution depuis plus de quarante ans". Dans une série d'articles, Habib Touhami passe en revue les grands chantiers du "jour d'après", "des réformes globales, structurelles que tous les Tunisiens attendent". Le premier partie a été consacré à la réforme fiscale "sans laquelle, aucune avancée démocratique n'est envisageable dans notre pays", tant il est vrai que cette réforme devra consacrer le principe d'égalité devant l'impôt, principe  constitutif de toute démocratie moderne que "le système tunisien est loin de respecter". Dans l'article qui suit, l'auteur se penche sur "la répartition des richesses produites" :

La pensée économique de ces trente dernières années  a été si contaminée  par  les thèses ultralibérales que la problématique de la répartition et de la redistribution des richesses produites ne trouve plus beaucoup d’intérêt, ni auprès des économistes, ni chez les politiques. Les monétaristes et leurs émules reaganiens et thatchériens ont réussi à faire de cette problématique un tabou, un épouvantail et l’antiéconomique par excellence. Les instances financières internationales, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International en tête, leur emboitèrent le pas pour condamner pêle-mêle « l’interventionnisme étatique », le volontarisme, la  régulation sous toutes ses formes, le coût « prohibitif » de la protection sociale, la sauvegarde du pouvoir d’achat des salaires, les syndicats, etc. Par un curieux hasard, mais l’est-il vraiment, la montée de l’ultralibéralisme a coïncidé avec la résurgence des intégrismes religieux. Quoi de plus logique en somme puisque les deux « intégrismes » s’accordent pour transférer la problématique de la répartition équitable des richesses produites de la solidarité à la charité, de l’Etat à la communauté.

Il est vrai que la pensée économique a privilégié, dès l’origine, la problématique de la création des richesses par rapport à leur répartition. Seule la première a retenu l’attention de l’immense majorité des économistes, et d’abord celle du  premier d’entre eux. En effet, Adam Smith ne traite que de la création des richesses dans son « Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations ».  David Ricardo n’en a arriva pas moins vite à la conclusion que l’étude de la nature et des causes de la richesse était « vaine et décevante » alors que la répartition des richesses constitue « l'objet propre de la science ». La « dérive » du politique procède d’une toute autre logique. Par tactique ou par désœuvrement idéologique, les hommes politiques (de gauche surtout) ont peu à peu abandonné le terrain de l’équité pour se placer sur celui de « l’efficacité », comme si l’on ne pouvait créer davantage de richesses qu’en usant de l’exploitation du plus grand nombre et comme si l’équité sociale ne pouvait favoriser, elle aussi, la création de richesses.

Or la prétention selon laquelle création de richesses et équité sociale sont antinomiques est   fallacieuse dans la mesure où elle ne repose sur aucune construction théorique solide ni sur aucun résultat économétrique probant comme il est d’usage. De plus, la production  des richesses et leur répartition ne constituent nullement deux questions distinctes, mais bel et bien deux aspects de la même question, à traiter et à articuler indistinctement l’un par rapport à l’autre. En fait, la mise à l’index  de la redistribution des revenus par la chapelle ultralibérale obéit à une règle plus politique que théorique. Il ne faut pas se leurrer : l’ultralibéralisme n’assoit sa crédibilité que sur des facteurs n’ayant que peu de rapport avec l’exigence scientifique proprement dite. Dans le cas présent, la pensée économique dominante  sert les ultralibéraux anglo-saxons à légitimer leur vision du monde apportant ainsi la preuve que le crédit que l’on accorde à tel ou tel discours économique n’est déterminé en définitive que par les conditions politiques et socioculturelles qui règnent à un moment donné de l’histoire, c'est-à-dire par les rapports de force sur le plan mondial. Il n’est d’ailleurs pas innocent de voir cette mise en « index » aller très au-delà du champ économique puisqu’elle vise, fondamentalement, à circonscrire le rôle de l’Etat à l’exécution de ses missions régaliennes classiques (Administration, Police, Justice). Dans un pays comme le nôtre, ce chambardement culturel et politique a conduit à l’affaiblissement de l’Etat au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, car à quoi servirait un Etat qui n’a plus les moyens ou la volonté de la régulation économique et sociale (oublié l’avertissement de Keynes selon qui « le capitalisme livré à lui-même ne peut que conduire à des crises chroniques »). Dans cette affaire, le double langage des institutions financières internationales atteint des sommets puisque celles-ci interdisent aux pays en voie de développement ce qu’elles consentent volontiers aux pays les plus développés : protection commerciale et douanière aux frontières, aides et subventions allouées aux agriculteurs et à d’autres groupes socioprofessionnels, compensation de certains prix, déficit public, etc. Aussi est-on arrivé à la situation grotesque où les politiques protectionnistes des pays développés coûtent aux pays en voie de développement plus de 100 milliards de dollars par an, soit deux fois plus que le montant de l’aide publique au développement qui leur est accordée (chiffre de 2003).

Quel que ce soit le biais par lequel on examine la répartition des richesses produites en Tunisie  depuis un quart de siècle, le résultat est quasiment le même : ce sont les classes moyennes et les salariés tout particulièrement qui ont payé le prix fort de la crise économique et financière de 1985-86, de la dévaluation du dinar, de la mise en branle du Plan d’Ajustement Structurel (PAS) et de la prédation exercée par Ben Ali et son clan.

En effet, l’évolution des diverses composantes des revenus primaires (masse salariale+excédent net d'exploitation+revenus de l'Etat) avant et après le PAS montre que celui-ci  a généré une répartition primaire radicalement différente au cours de la période 87-90 par rapport à la période 82-86. Ainsi la masse salariale, dont la part était en moyenne de 42.1 % au cours de la période 82-86 ne représentait entre 1987-90 que 38.2% de la somme des revenus primaires. Inversement,  la part du capital est passée de 37.3% en moyenne entre 82-86 à 43.5% au cours de la période 1987-90. Les officiel expliquent cette dissymétrie par la nécessité de faire rattraper la part de capital dans la somme des revenus primaires considérant que les fortes augmentations de la masse salariale entre 82 et 86 ont pénalisé le capital. Cette façon de présenter les choses est évidemment critiquable. D’abord que la part du travail dans le PIB partait d’un niveau insuffisant en 82, et que c’est cette part qu’il fallait rattraper pour équilibrer la répartition des revenus en facteurs. Ensuite parce que entre 1982 et 1990, le PIB aux prix courants s'est accru à un rythme annuel moyen de 11.5%., mais que cette hausse à prix constants n’a été que de 3% en moyenne par année, et ce en raison de  la hausse générale des prix. D’ailleurs le Patronat tunisien ne s’est pas gêné à l’époque de dire qu’il répercutera la hausse des  salaires qui lui arracheront Gouvernement et Syndicats sur les prix (10% de plus de salaires engendrent 3% de plus en hausse des prix).

Suppléments de revenu distribués aux facteurs de production en %

En % du PIB

Total facteurs

Salariés

Etat

Capital

 Surplus

80/79

14,5

3,2

2,3

8,9

1,2

81/80

12,5

5,1

2,1

5,3

0,5

82/81

9,9

7,9

2,8

-0,8*

-6,2

83/82

10,6

5,7

3,2

1,7

0,7

84/83

7,3

1,3

1,0

5,0

-0,5

85/84

5,7

1,4

0,3

4,0

0,3

86/85

0,2

1,2

1,2

-2,3

-3,0

87/86

11,0

1,0

0,9

9,1

2,2

88/87

7,0

1,8

0,6

4,6

-1,4

89/88

10,2

3,0

0,0

7,2

3,9

90/89

13,3

1,9

1,4

10,0

6,3

82-86

6,1

3,1

1,6

1,5

-1,6

87-90

10,5

2,0

0,7

7,8

2,9

*Un signe négatif désigne « un apport » effectué suite à une baisse du taux de rémunération unitaire.
Source : IEQ

Même quant il y a eu croissance et amélioration de la productivité, cela a profité au facteur capital. Dès la mise en place du PAS, les suppléments de revenu distribués aux factures de production ont d’ailleurs commencé  à profiter davantage au facteur capital par rapport au facteur travail, inversant ainsi la tendance constatée pour la période 1982-86.

Taux de croissance annuels moyens

Période

PIB

PIB  aux prix de 1980

Productivité de travail

Productivité du capital

82-86

13,0%

2,9%

0,4%

-4,4%

87-90

11,1%

3,9%

1,7%

2,1%

82-90

11,5%

3,1%

0,7%

-2,8%

Source : IEQ

Toujours est-il que la masse salariale globale en Tunisie est passée, officiellement,  de 48% du PIB en 1984 à  37,4% en 2003 et à 32% en 2009.  Mais certaines autres estimations situent la part des salaires dans la VA à moins de 30% actuellement. La baisse continue de la part des salaires dans la VA s’explique aisément par le fait que le PIB à prix courants a augmenté en moyenne par an de près de 9% au cours des vingt-trois dernières années alors que les salaires nominaux (et non la masse salariale qui comprend les salaires+ créations+avancement) n’ont augmenté en moyenne que de 2,1%.

Evolution du salaire moyen déclaré à la CNSS (Régime Général)

Année

Montant en D

Taux de croissance en %

 1995

3243

3,96

1997

3521

4,43

1999

3835

4,65

2001

4345

6,34

2003

4707

4,01

2005

4870

3,09

 



 

 


Il est vrai que certaines évolutions démographiques et socioéconomiques ont accentué la tendance : féminisation accrue de la main d’œuvre employée dans les industries manufacturières et les services, extension de la précarisation. Si l’on veut saisir l’impact de la féminisation de la population active dans l’évolution du salaire moyen, l’on doit tenir compte de deux constats. Le premier concerne la part de la population active féminine dans la population occupée totale par secteur d’activité. En 2007, les services (57% du PIB) ont employé 49% de la main d’œuvre totale du pays dont près ¼ de femmes. L’agriculture et la pêche (11% du PIB) ont occupé 18,5% de la population active dont 27,9% sont de femmes. C’est évidemment le secteur des industries manufacturières (17,1% du PIB) qui se distingue par la féminisation de sa population occupée, 19% de la population active globale dont 43,9% sont des femmes. Le second constat concerne le niveau des salaires par secteur d’activité. Si l’on considère le salaire annuel moyen pour l’ensemble de l’économie en 2000 par exemple (5235 dinars), on constate que les salaires les plus élevés ont été versés par les banques et les assurances (13482 D), les mines (11464 D), l’électricité (11402 D), les hydrocarbures (10542 D), le transport et communications (9455 D), l’Administration (8237 D) alors que les salaires les plus bas l’ont été par l’agriculture (1894 D), le textile et l’habillement (3363 D),  le BTP (3546) et le commerce (3727 D).

Evolution de la population active occupée féminine  selon le secteur d’activité en 1000

 

2005

2006

2007

2008

Agriculture

158.0

163.3

157.9

147.4

Industries Manufacturières

249.8

255.3

257.8

263.1

Mines et Energies

2.9

1.7

2.4

3.4

B.T.P

3.3

2.2

3.1

5.4

Services

331.3

345.0

364.9

384.8

Non déclarés

5.6

18.8

19.8

14.5

Total

750.9

786.3

805.8

818.6

Source: Enquête Nationale sur l’Emploi (2005, 2006, 2007,2008,)

L’évolution du salaire moyen déclaré à la CNSS (Régime Général) conforte cette analyse. Nonobstant le BTP, secteur utilisant relativement peu de femmes et dont le salaire annuel moyen déclaré s’est situé en 2005 au bas de l’échelle, les autres secteurs utilisant la main d’œuvre  féminine se distinguent par des niveaux salariaux très bas : l’agriculture, textile ’habillement,  services, œuvres et associations.  

Répartition des salariés et de la masse salariale par branche(Régime général de la CNSS)

Branche

Salariés en %

Masse Sal. en %

Salaire annuel moyen

 

2005

2000

2005

2000

2005

2000

 Agriculture, Sylviculture, Chasse et Pêche

5,58

1,64

2,66

0,93

2.327

2.305

Industries extractives

1,75

2,01

4,19

4,09

11.698

8.301

Industries alim$Habillement$ Papier$Meuble

29,58

29,70

26,45

24,14

4.355

3.320

Industries Chimiques et Métalliques

14,21

14,95

10,67

16,18

3.657

4.421

BTP

10,40

12,42

8,16

7,82

3.818

2.574

Electricité$Gaz$Eau$Services sanitaires

0,04

0,09

0,06

0,05

7.363

2.038

Commerce de gros

3,83

3,82

5,51

4,71

7.005

5.031

Commerce détail$Assurances$Banques$Immob.

8,84

9,73

16,30

14,17

8983

5.953

Transports et communications

4,20

6,33

8,19

9,35

9.485

6.037

Services$ Œuvres et Associations

21,58

19,31

17,80

18,58

4.014

3.931


Pour sa part, l’évolution de la pyramide des salaires déclarés à la CNSS exprimés en SMIG et % montre que certaines restructurations sociologiques sont devenues patentes. La première est que les salariés qui touchent moins de 1,5 SMIG représente presque 52% du total des salariés. Certes, il y a une persistance des sous-déclarations des salaires, mais dans la mesure où l’ensemble des salaires peut être soumis à la même sous-déclaration, on peut estimer plus au moins correcte la répartition en % des salaires déclarés. Pourquoi avoir choisi ces tranches de salaires et pas d’autres ? La raison est que l’on peut considérer que les ménages dont le chef est payé à l’intérieur de ces tranches peuvent être considérés comme appartenant aux classes moyennes les plus proches finalement de ce qu’on peut appeler les populations pauvres. Cette référence est tout cas nettement plus crédible que la classification des classes moyennes telle qu’est élaborée par l’INS (les classes moyennes correspondent d’après l’INS à une dépense moyenne annuelle par personne entre 585 dinars et 4000 dinars en 2000). La seconde remarque est que, parallèlement, le pourcentage des salariés payés au-delà de 6 fois le SMIG  a nettement augmenté au cours des quinze dernières années passant de 2,5% de l’effectif total à 7,5%. On peut donc dire   qu’il y a eu un double décrochage en haut et en bas transformant la configuration générale des classes moyennes d’une société en montgolfière à une société en sablier.

Evolution de la pyramide des salaires déclarés à la CNSS exprimés en SMI

Paliers de salaires mensuels déclarés en SMIG

1990

1995

2000

2005

2/3 §MOINS

12,1%

10,6%

10,9%

10,19%

]2/3 à 1]

15,5%

11,0%

11,6%

11,43%

]1 à 1,5]

30,7%

30,3%

30,3%

30,19%

]1,5 à 2]

14,3%

16,8%

16,1%

17,21%

 ]2 à 2,5]

8,5%

8,5%

7,7%

7,72%

]2,5 à 3]

5,7%

5,6%

4,9%

3,15%

]3 à 3,5)

3,8%

4,2%

3,4%

3,26%

]3,5 à 4]

2,5%

3,1%

3,5%

2,45%

]4 à 4,5]

1,7%

2,3%

1,3%

1,94%

]4,5 à 5]

1,2%

1,7%

1,6%

1,51%

]5 à 5,5]

0,9%

1,3%

1,3%

1,53%

]5,5 à 6]

0,6%

0,9%

1,3%

1,97%

Plus de 6

2,5%

3,9%

6,2ù

7,44%

Source : CNSS

La répartition inégalitaire des richesses produites en Tunisie s’explique évidemment par l’adoption d’une politique économique  basée sur l’encouragement de l’investissement dans des secteurs de peu de valeur ajoutée (textile, confection, chaussures, montage, première transformation) et par la « flexibilité » de la main-d’œuvre (d’où le réaménagement du Code de travail et la prédominance des CDD). Mais elle s’explique aussi par la quête d’une « légitimité » extérieure qu’offrait  un satisfecit du FMI et de la Banque Mondiale au régime de Ben Ali. Heureuse coïncidence pour le régime : la prédation exercée par le clan et ses alliés économiques pouvait d’autant mieux passer pour de la dynamique économique. Cette « segmentation » tout à la fois sectorielle et politique a conduit tout naturellement à limitation de  la hausse des salaires et par là même à faire baisser la part des salaires dans la VA. Le résultat  est que les fruits de cette « libéralisation » ont profité au plus petit nombre et pas du tout à la masse, donnant lieu à une compression significative des salaires réels et à une répartition encore plus inégalitaire des richesses produites, surtout si l’on considère l’effet quelque peu anachronique des mécanismes de redistribution : impôt, transferts sociaux et Sécurité Sociale. Quant aux bienfaits supposés de cette politique libérale sur l’emploi, force est de constater que les créations d’emploi n’ont guère être à la hauteur de la demande, celle des diplômés du supérieur tout particulièrement.

Dans son rapport du 21 Février 2011, la CNUCED observe que « les méfaits d’une libéralisation rapide et mal ordonnée, d’ambitieux programmes de privatisation, de politiques macroéconomiques restrictives et de stratégies de croissance misant sur l’exportation sont nettement apparus dès les premières semaines de la deuxième décennie de ce troisième millénium. Des pays vulnérables d’Afrique du Nord et d’Asie de l’Ouest, en particulier ceux n’exportant pas de pétrole, subissent d’importantes pressions sociales et politiques, même si la marge d’action dont ils ont besoin sur le plan économique pour mettre en œuvre des solutions appropriées n’a cessé de se réduire au fil des décennies. Le plus souvent, la libéralisation n’a pas permis d’empêcher la concentration des revenus ni l’arrivée d’innombrables jeunes chômeurs instruits des zones urbaines dont les perspectives d’emploi sont plutôt sombres ». Elle ajoute que dans ces mêmes pays «la libéralisation des marchés a réduit l’intervention de l’État dans l’économie, et les objectifs de plein emploi et de répartition équitable des revenus ont perdu leur prééminence. La libéralisation du secteur financier à laquelle on assiste depuis les années 90 a freiné la croissance et la création d’emplois, les banques centrales se préoccupant davantage de stabiliser les taux de change plutôt que de promouvoir l’investissement et le plein emploi ».

(à suivre)

1ère partie Réformer ou mourir : la réforme fiscale