Opinions - 19.04.2011

Un Grand Acquis National est en Danger: L'Electricité 24 heures sur 24 et Sept jours sur Sept

Selon le journal El Akhbar, il y aurait près d’un million d’abonnés qui seraient dans une logique de refus de payer leurs factures d’électricité, profitant de l’ambiance contestataire généralisée pour exprimer leur griefs quand au coût élevé de la facture et à un présumé arbitraire dans la facturation. Pour qui connait la fragilité des équilibres financiers des compagnies publiques d’électricité, cette nouvelle est inquiétante. S’il est un domaine que nous devrions protéger de toute éventualité de retombées négatives de la révolution, c’est bien le secteur de l’électricité. Car si la plus grande vigilance n’est pas exercée immédiatement pour faire face au phénomène, même s’il ne concernait que 10,000 abonnés plutôt qu’un million, nous devrions nous préparer à apprendre à vivre dans l’obscurité. Nos entreprises, dont la compétitivité est déjà taxée par maints handicaps, verraient leur difficultés s’aggraver, et la STEG, de tout temps fleuron du secteur public en Tunisie, deviendrait un gouffre sans fond pour le budget de l’état.

L’expérience de nombreux pays  ne laisse aucun doute sur le risque réel d’un tel scenario, et nous permet même de prédire les différentes phases de son déroulement. Un million de factures impayées ce mois-ci seraient multipliées  par deux le mois prochain si un  abonné suivait l’exemple de son voisin, et pourquoi ne le ferait-il pas? Bientôt, un autre voisin décidera de se passer de compteur en se raccordant directement au réseau. Cela ne prendrait que quelques années avant qu’une large proportion de factures ne soit  impayée, et qu’une fraction non moins grande de l’électricité générée ne soit même plus facturée. Au Kosovo ces  proportions s’élevaient à 33 et à 40 pourcent respectivement au milieu des années 2000. Dans d’autres pays, ces chiffres sont peut être  moins catastrophiques mais tout aussi alarmants.

Dans  pareille situation, la STEG n’arriverait plus à couvrir ses frais de fonctionnement, et n’aura d’autre recours que le budget de l’état. Quand l’état n’aura plus les moyens de cette politique ruineuse, la STEG se verra obligée de réduire sa production. C’est alors là que les délestages, ou coupures de courant, commenceront à se manifester et iront en s’aggravant. Au Sénégal, les délestages, jadis inexistants, sont  aujourd’hui un mal endémique allant  jusqu’à 7 heures par jour. Au Liban, les consommateurs n’ont accès au courant fourni par la compagnie nationale que durant 4 à 12 heures par jour selon les régions.

Bien avant que les délestages n’atteignent ces niveaux, notre société se scindera en deux: ceux qui auront les moyens d’acheter des générateurs individuels pour produire leur propre électricité et ceux qui n’auront d’autre choix que de réapprendre à s’éclairer à la bougie et de voir les aliments dans leurs réfrigérateurs s’abimer. Les premiers ne seront pas plus heureux que les seconds, même s’ils susciteront leur envie. Si ce n’est pas l’absence d’électricité qui gâchera la qualité de leur vie, ce seraient  le bruit, la pollution, et les tracas quotidiens pour l’entretien de ces monstrueux engins qui s’en chargeront.

De plus, si la STEG n’est plus en mesure de couvrir ses dépenses courantes, elle aura encore plus de mal à couvrir les dépenses d’investissements nécessaires pour  faire face à la croissance de la demande. Alors se creusera un  fossé entre la capacité de génération « installée» et la capacité requise, fossé qui sera de plus en plus difficile  à combler. C’est le cas au Liban aujourd’hui ou la capacité installée n’est que de 1.500 Mégawatts alors que la capacité requise est de 4.000. Avec le retard pris pour entreprendre l’investissement additionnel, celui-ci se monte à plus de 2,5 milliards de dollars, plus aucun politicien n’ose soulever la question.   

Pour parer à de tels risques, un plan d’action ferme est nécessaire. D’abords, si besoin est, le gouvernement doit prêter main forte à la STEG pour couper cour aux comptes délinquants. Le gouvernement devrait de suite discuter avec la STEG les griefs des uns et des autres. S’il est établi qu’il y a un problème  de fiabilité des compteurs, la STEG  devrait le résoudre et rétablir la confiance des consommateurs. L’intégrité de la STEG doit rester au dessus de tout soupçon. Ensuite, il faut pouvoir expliquer aux citoyens que le budget de l’état a une capacité limitée à protéger le consommateur contre les augmentations du prix du pétrole sur le marché international. Les consommateurs comprendront d’autant mieux, si la STEG démontre au public et à elle-même que malgré la situation de monopole dont elle jouit, elle fait de son mieux pour assurer des prix aussi compétitifs que ceux offerts dans d’autres pays qui sont pauvres en ressources hydroélectriques, comme c’est le cas de la Tunisie.

Par ailleurs, et en vue d’assurer le maximum d’équité sociale, il faut réexaminer les arbitrages à faire entre l’accès des couches défavorisées à l’électricité à bon marché et le fardeau des prix plus élevés que devront payer les couches plus aisées et le secteur industriel pour compenser. S’il y a des raisons pour penser que les tarifs actuels donnent plus de poids à la deuxième préoccupation qu’à la première, il faudrait envisager d’augmenter légèrement les tarifs pour les uns pour pouvoir les baisser pour les autres.

L’électricité 24 heures sur 24, sept jours sur sept, sur la quasi-totalité du territoire est un des acquis les plus importants de la Tunisie indépendante. Si la plus grande vigilance n’est pas exercée pour le protéger, ce n’est pas seulement notre économie qui en souffrira, mais, et de façon toute aussi importante, c’est notre sens de nous-mêmes en tant que citoyens d’un pays civilisé qui sera profondément altéré. La démocratie dans les ténèbres n’est pas ce à quoi nous aspirions. Nous aimerions vivre la démocratie dans la lumière éclatante à laquelle la STEG nous a habitués depuis sa création.  

Dr. Rakia Moalla-Fétini