Opinions - 03.03.2011

Tunisie : demain la démocratie

Les récents évènements qui ont secoué la Tunisie constituent à ce stade une révolte, un soulèvement populaire et légitime plutôt qu’une révolution, en ce sens qu’ils ont opéré une rupture avec le pouvoir de Ben Ali mais non avec le mode d’organisation de la société tunisienne.

En effet, les Tunisiens excédés par trente ans de pouvoir personnel de Bourguiba et vingt ans de dictature mafieuse de Ben Ali se sont enfin révoltés contre la négation de la liberté, de la justice et de la dignité, contre des systèmes présentant un grave déficit de droit.

Mais une révolution ne suppose pas seulement une impulsion dans la vie d’une société contre des fléaux aussi graves soient-ils, elle doit également avoir des buts, une idée de l’avenir et les moyens appropriés à leur réalisation. De plus, la persécution,  la lamination et  l’étouffement systématiques  de la classe politique tunisienne par le pouvoir déchu n’a pas permis au mouvement populaire d’aujourd’hui d’avoir un leadership capable de porter son message.

Si l’on ne veut pas qu’une fois l’effervescence passée, le pays revienne à une forme réaménagée, mais non fondamentalement différente, de l’ancien système, il est nécessaire que ses forces vives puissent transformer la révolte populaire en révolution. Les forces de rejet de l’ancien système seraient alors en mesure de traduire  les aspirations profondes du corps social en traçant le chemin de leur réalisation. En un mot, il s’agit de construire un nouveau projet de société en rupture avec le système antérieur.

Faut-il le rappeler, une société n’est pas seulement un groupe d’individus vivant ensemble, ce n’est pas une simple communauté non plus, c’est une forme plus évoluée dans laquelle le groupe, attaché à une histoire et une culture communes et conscient de son unité autour de valeurs partagées et d’intérêts communs, élabore progressivement une représentation d’une destinée commune. Cette représentation ne saurait être dessinée sans intégrer notre histoire et notre culture ou tout au moins certains de leurs repères majeurs, qui ont souvent montré le chemin aux autres.

Les legs de l’histoire

Trois fois millénaire, ce pays a abrité après les autochtones numides une multitude de populations venant de tous les horizons : les phéniciens d’origine cananéenne, les romains, les vandales, les byzantins, les arabes porteurs de l’Islam sunnite puis chiite qui y ont installé par deux fois leur capitale.

Plus tard, le pays a subi d’autres influences à travers la présence Ottomane de 1574 à 1705, et française de 1881 à 1956, date de l’indépendance du pays.
Cette diversité, ce pluralisme ne sont certainement pas étrangers à l’émergence sur cette terre  d’importants courants de pensées tels ceux exprimés par Ibnou Sina (Avicennes), Ibnou Rochd (Averroès), Ibn Khaldoun pour ne citer que ceux-là, et qui ont assurément constitué des vecteurs de la connaissance humaine et du progrès de la civilisation humaine.

A l’évidence, ce n’est pas le fait du hasard que c’est sur ce terreau riche et fécond, que furent fondées la cité de Carthage avec ses " suffîtes " élus et la prestigieuse université de la Zitouna dès 737, que fut aboli l’esclavage (1846), que furent élaborés successivement un Pacte fondamental (1857) et une Constitution (1861) et instaurée la première République du monde  arabo-musulman reconnaissant l’égalité entre les hommes et les femmes (1957), autant de jalons sur la voie de l’accomplissement de l’homme.

La nouvelle République

Cette glorieuse histoire de la Tunisie nous honore et nous oblige. Elle nous oblige aujourd’hui à approfondir et renouveler un consensus autour d’un nouveau projet de société en précisant et en renforçant les valeurs cardinales sur lesquelles il repose.
Le temps est venu de transformer les formidables énergies contestataires des dernières semaines en force de reconstruction réfléchie; c’est précisément ce travail mené collectivement par la société civile, les syndicats ouvriers et patronaux et les partis politiques qui élèvera le soulèvement de notre peuple en révolution.

De l’avis unanime, la soif de liberté, de justice et de dignité sont à l’origine des récents évènements ; ces valeurs universelles peuvent constituer le premier socle du consensus social sur lequel devra être pensé et refondé l’Etat républicain moderne.
S’agissant de la liberté, la question n’est pas d’en définir les contours qui ne peuvent consister qu’en le respect des droits d’autrui, mais de prévenir les obstacles à son exercice effectif. Pour ce faire, et pour illustrer les obstacles possibles, il y a lieu de considérer son corolaire l’autonomie de la volonté. Dans le monde moderne, celle-ci semble sérieusement menacée par l’intensité et la vitesse des flux de communication  qui laissent peu de place à la formation d’une opinion libre, principal attribut de la personne humaine.

De ce point de vue et nonobstant l’attachement des Tunisiens aux valeurs humaines et spirituelles de l’Islam, la liberté d’opinion renvoie à la notion de laïcité, non pas dans le sens tendancieux d’anti - religieux, mais dans le sens étymologique de ce qui appartient à tous.

En ce sens, la laïcité  consistant en le rejet de la pensée unique pour faire place à la raison, au  doute et au dialogue, revêt comme la liberté un caractère d’universalité.

Mais la liberté n’incarne-t-elle pas aussi une exigence de justice? Le premier fondement de la justice c’est l’égalité des citoyens devant la loi; une loi élaborée par les représentants démocratiquement élus du peuple et appliquée par des magistrats indépendants. A cet égard, il faut souligner qu’un mode de nomination et d’avancement des juges fixé par un conseil supérieur de la magistrature élu, constitue la principale garantie de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

La dignité réside bien sûr dans l’inviolabilité de la personne humaine et le respect de son intégrité physique et de sa vie privée. C’est aussi le droit à la santé et à l’éducation.

Mais la dignité c’est également le droit au travail sans lequel il ne saurait y avoir d’accomplissement de la personne humaine dans la dignité, étant précisé que le droit de grève y attaché ne saurait permettre une atteinte à la liberté du travail tout aussi importante que le droit au travail. A cet égard, il faut noter qu’en tant qu’élément essentiel de la dignité humaine, le travail de l’homme ne peut pas être considéré comme une marchandise dont le prix est fixé sur le marché. De ce fait, la rémunération des travailleurs doit leur permettre d’accéder à une vie décente et digne. Des mécanismes et instruments existent pour  assurer aux travailleurs des conditions de travail répondant aux normes d’hygiène et de sécurité, mais aussi une rémunération suffisante, certes  en rapport avec la qualité et la quantité du travail fourni. Cette question essentielle doit faire l’objet d’une mention expresse dans la Loi fondamentale.

Ces repères fixés, il y a des mesures qui semblent répondre à la demande de l’écrasante majorité des Tunisiens et qui ne souffrent pas d’attendre si on veut lever le doute qui pèse sur les intentions des autorités provisoirement en place, mettre un terme à cette situation de confusion où chacun s’arroge indûment le droit de s’exprimer au nom du peuple et de sa jeunesse.

Il s’agit principalement des mesures suivantes:

  • Promulgation d’une loi d’amnistie générale étendue à toutes les victimes des juridictions d’exception érigées depuis 1956.
     
  • Abrogation de lois scélérates, telles que la loi n° 2003-75 du 10/12/2003, relative au soutien des efforts internationaux contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent, la loi n°2010-35, relative à la sécurité économique et portant amendement de l’article 61bis du code pénal.
     
  • Dissolution de la police politique et des milices secrètes y attachées, en prenant les mesures conservatoires pour les mettre hors d’état de nuire.
     
  • Rétablir la totale gratuité des soins pour tous les citoyens sans ressources.
     
  • Titulariser tous les salariés occupant des emplois en vertu de contrats de travail à durée déterminée depuis plus de trois années auprès d’un même employeur.
     
  • Décider d’une augmentation immédiate du salaire minimum interprofessionnel garanti et du salaire minimum agricole garanti.
     
  • Restaurer la souveraineté populaire en annonçant immédiatement  l’organisation de l’élection dans les plus brefs délais d’une Assemblée constituante qui fixera à la lumière des propositions élaborées par la commission nationale de la réforme politique, pour adopter une nouvelle Constitution, suivant un code électoral et un mode de scrutin refondus de sorte que les citoyens puissent exprimer leurs choix en toute indépendance.
     
  • Désigner un nouveau gouvernement provisoire crédible dont la mission principale sera d’organiser l’élection de l’Assemblée constituante, sous la supervision d’une commission de magistrats indépendants accompagnés d’un observatoire de membres de la société civile nationale et internationale.
     
  • Changer les ambassadeurs de Tunisie les plus impliqués avec le pouvoir déchu, de manière à assurer la cohérence du discours diplomatique avec la nouvelle réalité du pays.

Autant de mesures qui relèvent de la compétence de l’actuel président de la République par intérim et qui doivent intervenir avant le terme de son mandat, si l’on veut éviter le chaos qui peut résulter du vide juridique dans lequel se trouvera le pays au lendemain du 17 mars 2011. Cette situation ne serait pas sans gravité, parce que s’il est difficile de faire du neuf  à partir du vieux, il est encore plus difficile de faire du neuf à partir de rien.

Très brièvement, c’est autour de ces valeurs universelles et de ces quelques initiatives présentant un caractère d’urgence pour le rétablissement d’un climat de confiance dans le pays, que devra être fondée la nouvelle République non seulement pour que chaque citoyen puisse s’y reconnaître, mais aussi pour que la Tunisie puisse occuper pleinement sa place dans un monde en pleine mutation.

La Tunisie dans le monde

Sur le plan international, il s’agit plus que jamais d’affirmer et de concrétiser les ancrages, historique, culturel et géopolitique de la Tunisie tout en explorant les voies de son intégration dans l’économie mondiale et la communauté internationale.
Partie intégrante du Maghreb, l’avenir de ce pays s’inscrit dans l’édification de cet ensemble qui est de nature à favoriser des synergies  au service des ambitions de développement réel de nos peuples face aux grands ensembles régionaux  de ce monde.

Un Maghreb développé et uni donnera une profondeur stratégique au monde arabe et au continent africain dont il fait partie intégrante.

Une Tunisie maghrébine, arabe, musulmane et africaine pourra relancer une coopération privilégiée avec les pays de l’autre rive de la Méditerranée, pays auxquels la Tunisie est unie non seulement par la géographie et l’histoire mais aussi par des intérêts économiques.

Forte de cet ancrage à la Méditerranée et ouverte au reste du monde, la Tunisie pourra  accueillir d’importants investissements ; elle sera ainsi en mesure de se redresser et de jouer pleinement son rôle dans un monde en crise.

A cet égard, il y a lieu de mentionner que la crise que connaît le monde actuel ne porte pas seulement sur la sphère économique et financière, elle porte également sur la préservation de l’écosystème et de la sécurité dans le monde.

S’agissant de la crise économique et financière, il n’était pas besoin d’attendre les récentes déclarations du G20 pour constater les dysfonctionnements, voire les contradictions internes, d’un système fondé sur l’unique loi du marché et sur les mouvements spéculatifs, baptisé "Mondialisation".

Ce système a engendré des dysfonctionnements résultant manifestement d’un déficit de droit et de mécanismes de régulations qui ont abouti notamment à :

  • Une dérégulation économique qui empêche la réalisation des gains de productivité en entravant la mise en œuvre de la spécialisation internationale du travail; cette dérégulation réduit la rentabilité de l’activité économique dans les pays développés et aggrave le chômage et la pauvreté dans les pays les plus démunis.
     
  • Un recours à l’endettement (des ménages et des Etats) pour financer des mesures palliatives ce qui, sans apporter de véritables solutions aux problèmes, compromet sérieusement l’avenir des générations futures.
     
  • L’acceptation au nom d’un "productivisme " de court terme, de l’usage abusif, voire du gaspillage éhonté de ressources naturelles rares sans se préoccuper de leur épuisement et des effets de cet usage abusif sur les équilibres de l’écosystème.
     
  • L’octroi  d’aides, souvent conditionnées, aux pays pauvres sans œuvrer au développement de ces pays, sachant que celui-ci se heurte à l'absence d'un cadre institutionnel permettant la lutte contre la corruption, la distribution des rentes et la correction de l’injuste répartition des revenus prévalant le plus souvent dans ces pays…etc.

Ces conséquences, citées à titre indicatif, et non limitatif font ressortir que la "Mondialisation", telle que jusque là improvisée, débouchera sur des chocs en cascades dont les effets ne sont pas totalement prévisibles. De la sphère économique et financière, la crise s’étendra fort probablement à la sphère politique et sociale, à l’écosystème et pourra de ce fait menacer la sécurité et la paix dans le monde.

Face à cette menace réelle, il est impérieux pour la communauté internationale de réagir rapidement en organisant un dialogue pour l’instauration d’un nouvel ordre international. Le caractère multidimensionnel de la crise que connaît le monde actuel appelle un sursaut salvateur de tout un chacun. Cette tâche concerne tous les pays et toutes les composantes de chaque pays.

La Tunisie et les Tunisiens peuvent assurément apporter leur contribution à cette tâche  à condition que les énergies aujourd’hui  libérées en Tunisie, en Egypte et en Libye, s’orientent vers la construction d’un projet de société qui puisse démentir la thèse de l’hostilité du monde arabo-musulman au processus démocratique planétaire.

* Avocat, ancien responsable du Mouvement syndical et associatif:
Ancien Président de la section de Paris de l’UGET
Ancien membre du Syndicat des Enseignants de la Faculté des Sciences économiques et juridiques de Tunis
Ancien membre du Comité de Direction de l’Union Internationale des Avocats et représentant de l'UIA auprès des agences spcéialisées de l'ONU à Genève.