News - 23.02.2011

Déclassements de terrains à Carthage et Sidi Bou Said : l'ancien ministre Mohamed-El Aziz Ben Achour s'explique

Mis en cause à travers la presse tunisienne et étrangère à propos des opérations de déclassements de terrains du parc archéologique et historiques de Carthage et Sidi Bou Said, l’ancien ministre de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine, M. Mohamed-El Aziz Ben Achour vient de livrer ses explications dans une déclaration remise à la presse. Depuis 2008, il est directeur général de l’ALECSO dont le siège est à Tunis. Evoquant des « déclassements opérés dans un contexte exécrable provoqué par un entourage présidentiel sans scrupule et d’une avidité sans limites », il conclut : «  je ne cherche donc pas à me dérober et j’assume, comme je l’ai toujours fait, mes responsabilités de manière pleine et entière. » Saura-t-il convaincre? La déclaration mérite lecture.

Déclaration

Des informations relatives à des opérations de déclassement de terrains du parc archéologique et historique de Carthage-Sidi Bou Saïd ont été publiées récemment dans l’hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné ainsi que sur Internet, mettant en cause ma probité et ma compétence en tant que ministre de la Culture et de la sauvegarde du patrimoine et en tant qu’actuel Directeur général de l’ALECSO, au motif que les déclassements évoqués ont été opérés durant l’exercice de mes fonctions au sein du Gouvernement (2004-2008).

Il va sans dire que je considère qu’il est tout à fait normal que l’opinion soit informée et alertée par les médias dans quelque domaine que ce soit. Alors, si j’ai jugé nécessaire de faire la présente déclaration c’est uniquement parce que les commentaires qui ont accompagné les informations publiées par le Canard et relayées par Internet ont donné la fâcheuse impression que mon passage à la tête du ministère a été un désastre pour le patrimoine.

Concernant les révélations relatives au déclassement, je souhaite apporter les précisions suivantes:

1)    les déclassements se font par décrets et sont donc signés par le Président de la République; la procédure juridique et administrative de promulgation et de mise en application d’un décret impose – comme on le sait –  l’implication du ministre concerné même si comme cela a été le cas, le déclassement a pris la forme d’une injonction présidentielle et que le décret a été préparé sans l’avis préalable du dit ministre.

2)    Sous le régime de Zine El Abidine Ben Ali tout ce qui concernait les opérations foncières de Carthage-Sidi Bou Saïd était le domaine réservé du Président.

3)    Les bénéficiaires de l’opération de déclassement en question avaient grâce à leurs liens de parenté un accès direct au Chef de l’Etat et bien entendu, ils n’ont pas manqué d’exploiter ce privilège exorbitant sans avoir à solliciter le ministre concerné.

Il convient également de rappeler que le site et le parc de Carthage-Sidi Bou Saïd ont fait l’objet de divers déclassements dans les années 1970, 1980, 1990 et 2000.

Rappelons enfin que le Plan d’aménagement et de gestion du Parc comprenant la délimitation du site n’a jamais été promulgué.

Par ailleurs, les articles qui m’ont mis en cause ayant affirmé d’une manière pouvant prêter à confusion qu’il s’agissait du déclassement d’un site archéologique – et bien que je n’aie pas à justifier d’aucune manière une mesure qui m’a été imposée par le fait du Prince – il faut cependant que j’informe l’opinion que le déclassement en question a porté sur le parc et non sur un site archéologique établi ; c’est à-dire un site entendu au sens d’un monument ou d’un ensemble de monuments et de vestiges. Carthage a été inscrite en 1979 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO grâce à un ensemble de sites (Tophet, ports puniques, thermes d’Antonin, théâtre antique, amphithéâtre, citernes de la Malga, colline de Byrsa, pour ne citer que les plus célèbres). Pour Sidi Bou Saïd, c’est le village historique qui a eu un rôle décisif dans l’inscription du site sur la liste du patrimoine mondial. Le déclassement en question a affecté la vocation agricole ancienne des terrains déclassés, mais ne porte heureusement pas atteinte à l’intégrité des sites archéologiques et historiques avérés et protégés dont nous avons cité, plus haut, les plus célèbres.

Voilà ce que je tenais à dire à propos de ces déclassements opérés dans un contexte exécrable provoqué par un entourage présidentiel sans scrupule et d’une avidité sans limites. En disant cela, je ne cherche donc pas à me dérober et j’assume, comme je l’ai toujours fait, mes responsabilités de manière pleine et entière."

La déclaration ajoute: "On voudra bien me permettre de saisir cette occasion pour rappeler les principales actions que j’ai entreprises afin de contribuer à la sauvegarde et à la mise en valeur des sites, monuments et musées. (Bien entendu, il ne sera pas question ici de mon action dans les autres domaines relevant du ministère).

A Carthage, j’étais conscient du danger que l’absence de mise en valeur du parc dans sa partie Nord composée de vastes terrains, voués depuis longtemps aux activités agricoles, faisait courir à un Parc de 400 ha soumis à une forte pression urbaine et aux appétits féroces de l’entourage du Président et de son épouse.

Aussi avais-je engagé, dès mon entrée en fonctions, des actions dans ce sens. Je ne mentionnerai ici que les plus importantes :

1) Les citernes romaines de la Malga. Ces vestiges imposants avaient déjà fait l’objet de travaux de consolidation et de restauration mais avec des moyens limités. Sur mes instructions, L’Institut National du Patrimoine (INP) a mis en œuvre un programme de restauration, de mise en valeur du site et d’aménagement des abords afin d’en faire un haut lieu de la visite de Carthage et un espace de découverte de l’histoire de Carthage. J’avais bien entendu, mis à la disposition du projet les moyens financiers nécessaires.

2) Le Borj Boukhriss. Ce domaine de onze hectares appartenant à l’Etat est situé au cœur du parc. Il comporte une résidence datant du XIXe siècle entouré d’un vaste terrain agricole dans l’esprit des résidences d’été de la banlieue de Tunis à l’époque des beys husseinites. Afin de couper court  à la convoitise d’un très proche parent de l’épouse de l’ex-président qui souhaitait s’approprier le domaine pour y construire un complexe touristique j’ai décidé, avec l’accord personnel du chef de l’Etat, de faire restaurer la résidence par les soins de l’INP afin qu’il abrite un musée et une bibliothèque relative à l’histoire de la région de Carthage et des espaces d’activité culturelle et d’initiation au patrimoine. Il s’agissait aussi de réhabiliter le terrain afin de reconstituer un domaine agricole typique de la banlieue nord: c’est-à dire une sénia (domaine agricole) avec noria, réseaux d’irrigation, arbres fruitiers, etc, afin de permettre au public de découvrir l’atmosphère des résidences d’été de la banlieue de Tunis au temps jadis et de profiter, en même temps, des produits du domaine et de l’environnement. Les travaux ont débuté en 2008 sous mon autorité directe et ils se poursuivent à l’heure actuelle.

Dans le cadre de la protection du parc, j’ai également poursuivi la politique inaugurée par mes prédécesseurs depuis 1985 et qui consistait dans l’acquisition par le Ministère de terrains afin de renforcer la maîtrise foncière de l’Etat sur le Parc.

Je ne peux m’empêcher de parler ici du palais de la Abdelliya, unique résidence hafside (XVIe siècle) qui soit parvenue jusqu’à nous et que j’avais eu l’honneur de restaurer dans les années 1975 – 1980.  A la veille de ma nomination comme ministre, ce monument situé à La Marsa (qui se trouvait jadis sur le territoire de Carthage) devait être transformé en administration. Dès mon arrivée j’ai interdit qu’on l’aménage en bureaux et lui ai redonné sa vocation d’espace consacré aux activités culturelles (spectacles et expositions, etc.).
Comme ministre de la culture, j’étais bien entendu, responsable du patrimoine sur l’ensemble du territoire national. Aussi mon intérêt se porta-t-il également sur divers sites et monuments et musées du nord au sud du pays.

Dans le Nord-ouest (gouvernorat de Béja) le site archéologique de Dougga, classé au patrimoine mondial, a fait l’objet de toute mon attention comme élément central d’un programme pilote de tourisme culturel fondé sur la découverte du patrimoine antique. Malheureusement, ce projet n’est pas  arrivé à son terme avant mon départ.
Le patrimoine arabo-musulman a fait de ma part l’objet d’une attention particulière en raison de sa richesse et sa longue histoire puisque sa période s’étend du Moyen-âge au XXe siècle.

Kairouan (site historique classé au patrimoine mondial): La grande mosquée constitue, comme on le sait, le joyau de cette médina. Le ministère des Affaires religieuses et les autorités régionales, se prévalant d’une décision présidentielle, eurent la malencontreuse idée – et sans que le représentant de l’INP, conservateur de Kairouan, m’en informe – d’engager des travaux de grande ampleur dans la salle de prières (3e siècle H / 9e siècle J.C) en sous-sol et sur les toits par le recours à une entreprise non spécialisée afin d’installer un système complexe de climatisation.

A l’occasion d’une visite impromptue, j’ai ordonné l’arrêt immédiat des travaux, la remise en place du pavement et l’abandon définitif du projet. La réalisation de cette idée ridicule aurait mis en péril la stabilité de l’édifice sans compter l’injure faite à l’esthétique et à l’intégrité d’un des plus beaux monuments de l’art musulman.

La médina de Tunis (ville historique inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO). Dans le souci d’assurer une animation culturelle de qualité, seul moyen de redonner vie à ce superbe exemple de ville arabo-musulmane et à ses monuments et parallèlement aux travaux de restauration conduits par le Ministère,  j’ai confié à des artistes tunisiens des espaces à caractère historique. Avec mon appui total et grâce à leur enthousiasme, ils ont réussi à créer des théâtres et des lieux d’activité culturelle (annexe du Palais Dar Abdallah et Zaouia de Sidi Abdelkader) contribuant ainsi à la réhabilitation et à la sauvegarde de la médina, de ses quartiers et de ses monuments. Dans le même esprit, le Dar Mestiri, palais du XIXe siècle, longtemps négligé et dont l’achèvement des travaux de restauration ont été achevés sur mes instructions, a été, à mon initiative, consacré au Centre national de la traduction en 2006.

Dar Ben Abdallah  ce splendide palais du XIXe siècle abrite le musée des arts et traditions de Tunis.  Il a fait l’objet durant mon ministère, de travaux de restauration et de réaménagement muséographique.

Le programme de réhabilitation et de rénovation, entrepris dans le cadre d’une convention signée avec le Gouvernement français et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) a permis le lancement d’une école des métiers du patrimoine, un laboratoire de restauration (bois, céramique, textile…) et le rapatriement de biens culturels.

Chénini de Tataouine : il s’agit d’un des plus beaux villages de montagne de nos zones présahariennes. A mon initiative, l’INP a lancé un programme complet de protection, de sauvegarde et de restauration de ce bel exemple d’architecture vernaculaire. La mosquée des Sept dormants, située à proximité du village, superbe dans sa simplicité, a été sauvée in extremis d’une rénovation intempestive que voulaient y entreprendre le Ministère du tourisme et les Autorités régionales.

Le patrimoine immatériel de Chénini n’a pas été négligé et a fait l’objet d’une intéressante étude par une équipe de chercheurs  de l’INP.

La rénovation des musées et le développement de la gestion du patrimoine culturel  tunisien

Dès mon entrée en fonctions je me suis attaché à réaliser les chantiers du projet de gestion du patrimoine culturel tunisien, entrepris dans le cadre de la coopération entre le gouvernement Tunisien et la Banque mondiale. Les services compétents du ministère ont poursuivi et achevé les travaux de construction et de muséographie du musée des arts traditionnels de Djerba.

A Kairouan, le centre d’interprétation et le programme de réhabilitation des façades, rues et placettes ont été terminés durant ma mission. Les travaux de réaménagement total du musée de Sousse ont été lancés peu après mon arrivée. C’est à ma demande, qu’il a été décidé de saisir cette occasion pour réhabiliter la citadelle (Kasbah) en faisant construire le nouveau musée en sous-sol et non pas dans la cour de la forteresse comme cela était prévu initialement. Concernant le musée du Bardo, à mon départ en août 2008 le programme de rénovation et d’extension du musée était prêt à être mis en chantier.

Le programme national de signalisation des sites et monuments était également fin prêt.

Patrimoine traditionnel et immatériel : Je me limiterai ici à mentionner l’adhésion, de mon pays à la convention du patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2006 et l’organisation en Tunisie des premières Rencontres internationales autour de ce thème. Il convient de signaler aussi le lancement en partenariat avec l’Office de l’artisanat, de l’inventaire national des métiers. A mon départ, les enquêtes concernant les métiers de la médina de Tunis était bien engagées.

Je crois aussi avoir contribué à sauver l’Institut du patrimoine musical (Rachidiyya) d’une dérive inquiétante.
Le patrimoine écrit (manuscrits et imprimés), si riche en Tunisie a fait l’objet de soins particuliers de ma part. Le nouveau siège de la Bibliothèque Nationale dont les travaux s’éternisaient avant ma nomination, a pu être achevé sous ma conduite personnelle et grâce à l’enthousiasme de l’équipe que j’avais mobilisé pour ce projet et inauguré en 2005, c’est-à-dire un an après mon entrée au Gouvernement. Le bâtiment historique d’El Attarine situé dans la médina et ses annexes de la Khaldouniyya et du Divan n’ont pas été abandonnés mais intégrés dans un réseau du Livre dont le cœur était le nouveau siège de la B.N.

Concernant le transfert, la gestion et la protection du fonds, les procédés les plus modernes ont été mis en œuvre. Les laboratoires ont été modernisés, le fichier classique a été  converti en fichier électronique accessible sur Internet.

Aujourd’hui la BN de Tunisie possède la première base de données informatisée des manuscrits dans le monde arabe."

M. Mohamed-El Aziz Ben Achour écrit en conclusion: "Me permettra-t-on de rappeler au terme de cet exposé : que ma contribution à la protection et à la mise en valeur de notre patrimoine national n’a pas commencé au moment  de ma nomination comme  ministre mais bien avant ; et cela grâce à mes recherches, mes publications et mon action sur le terrain en qualité de Directeur de recherches archéologiques et historiques, spécialiste de la civilisation musulmane. J’ai l’honneur de rappeler ici que j’ai intégré le Corps scientifique de l’Institut national d’archéologie et d’art (actuel INP) en 1973 à l’âge de 22 ans. J’ai eu, entre autres missions, d’assurer la protection et la conservation du village historique de Sidi Bou Said et je crois avoir contribué à le sauver et à assurer son inscription sur la Liste du patrimoine mondial en même temps que Carthage. Mon action en qualité de conservateur du site de Sidi Bou Said m’a valu d’être en 1980 le premier Tunisien lauréat du Prix Aga khan pour l’architecture islamique.

Mes efforts pour une meilleure compréhension entre les peuples par le biais des échanges culturels et de la recherche scientifique m’ont valu depuis longtemps les honneurs de mon pays et des pays amis. Si – comme le souligne ironiquement  le Canard enchaîné – j’ai effectivement reçu en 2009 le grade de Commandeur des arts et des lettres, c’est en reconnaissance de ma contribution au renforcement du dialogue des cultures et de l’amitié tuniso-française et certainement pas en « récompense » pour je ne sais quelle compromission ! J’avais d’ailleurs reçu en 1992 les insignes de l’Ordre national français du mérite et le grade d’officier des Palmes académiques en 1995 alors que je n’exerçais à l’époque aucune responsabilité politique.

Quant à mon élection en décembre 2008 à la tête de l’ALECSO, elle s’est faite à l’unanimité des Etats membres pour la première fois de l’histoire de cette organisation. Elle constitue un témoignage de confiance et d’estime des responsables arabes de l’éducation de la culture et de la recherche scientifique et je les en remercie vivement.

Avant de clore cet aperçu de mon action au service du patrimoine je veux exprimer mon regret de n’avoir réussi à limoger le directeur général de l’INP qu’à la fin de ma mission. L’appui massif et constant dont il a bénéficié de la part d’un très haut responsable de la Présidence ainsi que d’un frère de l’épouse de l’ex-président de la république ont fait échouer toutes mes tentatives d’assainir l’Institut du Patrimoine.

Je tiens à rendre hommage à mes collaborateurs directs et à la plupart des cadres, chercheurs, agents et ouvriers  du Ministère et des organismes sous tutelle. Mes pensées vont aussi vers les jeunes diplômés qui travaillaient comme agents d’inventaire ou restaurateurs. Malgré des conditions difficiles et des difficultés matérielles ils ont toujours été disponibles et dévoués à la cause du patrimoine. Leur gentillesse et leur sourire sont toujours présents en moi.

De tous les souvenirs heureux qui se rattachent à mon passage au Ministère de la culture et de la sauvegarde du patrimoine, celui de cette atmosphère chaleureuse et d’estime réciproque est le plus cher à mon cœur. "