News - 09.12.2025

La Chute de la Françafrique: Comment Paris a perdu son Empire Informel

La Chute de la Françafrique : Comment Paris a perdu son Empire Informel

Par Elyes Ghariani

La fin d’un empire informel

Entre 2022 et 2025, un édifice longtemps présenté comme solide s’effondre. Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Sénégal, puis Côte d’Ivoire : ces États mettent successivement fin à la présence militaire française. Ce qui disparaît n’est pas un simple dispositif stratégique, mais un système vieux de soixante ans — la Françafrique, réseau d’influence façonné à l’ère gaullienne pour maintenir l’emprise de Paris sur ses anciennes colonies.

Comment la France a-t-elle perdu, en moins d’une décennie, un empire informel bâti depuis les indépendances? Quelles conséquences pour l’équilibre géopolitique du continent et les rapports de force mondiaux ?

L’effondrement résulte d’un faisceau de dynamiques: échec sécuritaire, essoufflement diplomatique, contestations populaires et percée de nouveaux acteurs — Russie, Chine, Turquie — répondant aux attentes d’une jeunesse désillusionnée. Les bases françaises, jadis perçues comme protectrices, deviennent aux yeux de beaucoup des symboles d’ingérence.

La trajectoire parle d’elle-même. Malgré des moyens considérables, Serval puis Barkhane échouent à contenir le djihadisme sahélien. La violence progresse. À cela s’ajoute une diplomatie maladroite: en 2017, Emmanuel Macron promet à Ouagadougou la fin de la Françafrique et évoque les «crimes de la colonisation», mais les actes ne suivent pas. Les mots se heurtent aux réalités.

L’Afrique francophone entre désormais dans une ère nouvelle : un espace convoité par des puissances diverses, où la quête de souveraineté se heurte au risque de nouvelles dépendances. Le retrait français ouvre une page blanche, dont l’écriture dépendra des choix africains et de la stratégie des nouveaux entrants. Une chose est certaine: l’époque de la Françafrique — ses accords opaques, son franc CFA contesté, ses réseaux obscurs — touche à sa fin.

La genèse et les piliers de la Françafrique (1960–2000)

Un système néocolonial structuré

La Françafrique ne relève pas de l’improvisation: elle procède d’une architecture conçue pour prolonger l’influence française après les indépendances de 1960. La «décolonisation» voulue par de Gaulle se veut contrôlée, non rupture. À la domination directe doit succéder un réseau informel mais puissant.

Au cœur de ce dispositif émerge le réseau Foccart, du nom de Jacques Foccart, conseiller de De Gaulle pour l’Afrique. Homme clé de l’ombre, il met en place un système fondé sur des liens personnels entre l’Élysée, les services de renseignement et des dirigeants africains sélectionnés pour leur loyauté.

Le mécanisme est simple: identifier des leaders fiables, les soutenir, garantir leur maintien au pouvoir. Les accords de défense signés dès 1960 — souvent secrets — prévoient l’intervention automatique de l’armée française. En échange, Paris obtient un accès privilégié aux ressources stratégiques: hydrocarbures, uranium, minerais critiques.

Le troisième pilier est monétaire: le franc CFA, maintenu après 1960, arrimé au franc puis à l’euro. Il assure stabilité et convertibilité, mais au prix d’une souveraineté limitée: réserves déposées au Trésor français et politique monétaire largement définie hors du continent. La monnaie devient un instrument structurel de dépendance.

L’emprise économique et politique

La France s’impose rapidement dans les secteurs stratégiques: énergie, mines, télécommunications, infrastructures. Total, Bouygues, Orange s’implantent dès les années 1960. Elf domine l’économie gabonaise; Orano contrôle l’uranium nigérien; Orange bâtit l’un des réseaux télécoms les plus étendus du continent.

Cette domination économique s’accompagne d’une ingérence politique assumée. Paris soutient des régimes autoritaires alliés — Omar Bongo, Eyadéma, Compaoré — au nom de la stabilité. En 2014, quand Compaoré est renversé par une insurrection, la France organise son exfiltration, illustrant sa priorité: préserver des partenaires fidèles, même contre les aspirations démocratiques.

L’aide publique au développement joue un rôle ambigu. Présentée comme un levier de développement, elle sert aussi d’outil de fidélisation.

Un tiers de l’APD française est dirigé vers dix-neuf pays historiquement liés à Paris, mais assortie de conditionnalités qui limitent la marge de manœuvre des bénéficiaires.

Pendant quatre décennies, la Françafrique tient grâce à l’articulation de quatre leviers : contrôle militaire, dépendance monétaire, domination économique et influence politique. Un empire informel, mais parfaitement structuré.

Les fissures du système (2000–2020)

Dès le début du XXIᵉ siècle, l’édifice de la Françafrique se lézarde. Les défis sécuritaires, économiques et culturels révèlent l’incapacité de Paris à adapter son modèle.

L’échec sécuritaire et les interventions contestées

Serval (2013-2014) puis Barkhane (2014-2022) illustrent la tentative française de contenir le djihadisme sahélien. Serval parvient à repousser les groupes armés du nord du Mali, mais Barkhane, déployant jusqu’à 5 000 soldats, ne parvient pas à enrayer l’expansion terroriste malgré des succès tactiques comme l’élimination d’Abdelmalek Droukdel, le Ben Laden du Maghreb.

Le djihadisme se diffuse, porté par la faiblesse des États et l’immensité des territoires à sécuriser. La lassitude s’installe des deux côtés. En Afrique, la présence militaire française est de plus en plus assimilée à une ingérence héritée d’un autre âge, alimentant le ressentiment populaire et les mobilisations anti-françaises. Aux yeux des jeunesses urbaines, ces opérations perdent progressivement leur légitimité.

La contestation du modèle économique et monétaire

La contestation croissante contre le franc CFA en a fait un symbole central de la lutte anti-néocoliale. Pour ses détracteurs, cette monnaie reste perçue comme un instrument de dépendance économique hérité de la période coloniale, entravant la souveraineté monétaire des États qui l’utilisent.

Cette critique s’incarne dans des figures médiatiques telles que Kémi Séba, activiste panafricaniste franco-béninois connu pour ses actions spectaculaires — comme avoir brûlé un billet de franc CFA en public au Sénégal en 2017.

Son discours véhément contre l’influence française résonne au-delà de la question monétaire et s’inscrit dans une remise en cause plus large du modèle économique de la Françafrique, accusé de privilégier les intérêts des multinationales françaises au détriment du développement local.

Portées par de telles voix, ces revendications nourrissent un mouvement plus vaste en faveur d’une indépendance économique et d’une diversification des partenariats stratégiques — vers la Chine, la Russie ou la Turquie. Cette dynamique traduit une volonté, particulièrement parmi les jeunes générations et certains gouvernements, de redéfinir les relations internationales de l’Afrique sur des bases perçues comme plus souveraines et équilibrées.

L’érosion du soft power français

Dernier pilier du système, le soft power s’effrite. Le français perd du terrain face à l’anglais, langue des affaires, et au mandarin, reflet de l’influence chinoise croissante. Cette désaffection n’est pas linguistique seulement: elle traduit le rejet d’une mémoire postcoloniale entretenue par Paris. Les jeunes générations affirment une identité africaine en rupture, tandis que le sentiment anti-français, autrefois marginal, se généralise et structure le débat politique.

Entre 2000 et 2020, la Françafrique se fragilise sur tous les fronts: échec sécuritaire, contestation économique, affaissement symbolique. Ces fissures annoncent l’effondrement qui s’accélère au cours de la décennie suivante.

L’effondrement accéléré (2020–2025)

Les fissures deviennent ruptures. Entre 2020 et 2025, la Françafrique s’effondre sous l’effet d’une recomposition géopolitique rapide et profonde.

La série noire des retraits militaires

Entre 2022 et 2025, les départs s’enchaînent: Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Sénégal, Côte d’Ivoire. Ces retraits ne sont pas de simples réajustements : ils signent l’incapacité d’un modèle dépassé à répondre aux aspirations sécuritaires et souverainistes africaines. Les effectifs français en Afrique subsaharienne passent de plus de 10 000 soldats en 2020 à moins de 2 300, cantonnés à Djibouti et au Gabon.

Ce vide est immédiatement comblé. La Russie s’implante via Wagner puis l’Africa Corps; la Chine et la Turquie avancent de manière plus discrète mais tout aussi méthodique.

Les erreurs stratégiques françaises

Cette débâcle est nourrie par des maladresses répétées. Sur le plan diplomatique, le discours de Macron à Ouagadougou en 2017, censé annoncer une rupture, est interprété comme un déni des aspirations africaines à la souveraineté.

Paris s’accroche en outre à des alliances impopulaires — Ouattara en Côte d’Ivoire, Idriss Déby au Tchad — accentuant son décalage avec l’opinion africaine. Ce refus d’adapter ses partenariats ouvre un boulevard à la Chine et à la Russie, qui ajustent discours et méthodes : investissements massifs, contrats sécuritaires sans conditionnalités politiques.

La Côte d’Ivoire: le dernier bastion ébranlé

Longtemps considérée comme l’alliance la plus stable de la région, la Côte d’Ivoire bascule à son tour. En 2024, la base de Port-Bouët est transférée aux autorités ivoiriennes ; en 2025, les troupes françaises quittent le pays, mettant fin à plus d’un demi-siècle de présence permanente.

Malgré près d’un millier d’entreprises françaises sur place, un sentiment anti-français croissant s’installe, nourri à la fois par les ingérences passées et par une volonté d’autonomie stratégique. Abidjan doit désormais moderniser ses forces armées et redéfinir ses partenariats dans un environnement régional en mutation rapide.

Entre 2020 et 2025, la Françafrique s'effondre : retraits militaires, erreurs stratégiques, contestations politiques. Une époque se termine. La recomposition géopolitique commence, et la France ne pourra sortir qu’en repensant radicalement son rôle en Afrique  

Le jeu des nouveaux acteurs: Russie, Chine, Turquie et États-Unis

Le recul français ouvre un vide immédiatement investi par plusieurs puissances, chacune selon sa propre logique stratégique.

Russie: militarisation de l’influence

Moscou s’impose au Sahel en capitalisant sur le rejet de Paris. Via Wagner puis l’Africa Corps depuis 2024, elle offre un soutien militaire sans conditionnalités politiques, fondé sur des échanges transactionnels. Cette approche séduit des régimes fragiles en quête de garanties immédiates. En remplaçant l’encadrement français par une présence armée dépourvue de contraintes idéologiques, la Russie recompose l’équilibre sécuritaire sahélien et établit des positions durables.

Chine: diplomatie des infrastructures

Pékin poursuit une stratégie patiente centrée sur les infrastructures, l’énergie et les télécommunications. Ports atlantiques, corridors logistiques, mines sahéliennes: la Chine déploie des investissements massifs et prévisibles, intégrant progressivement l’Afrique à la Belt and Road Initiative. Son influence s’étend aussi par des vecteurs plus discrets — échanges universitaires, médias, technologies — qui consolident son ancrage.

Turquie: diplomatie religieuse et puissance émergente

La Turquie combine islam culturel, diplomatie économique et coopération militaire. Construction de mosquées, écoles religieuses, expansion commerciale: Ankara s’enracine en Afrique de l’Ouest. Les drones Bayraktar, devenus symboles de ses capacités technologiques, renforcent cette influence hybride. L’ensemble contribue à affaiblir l’hégémonie culturelle dont la France bénéficiait dans l’espace francophone.

États-Unis: retour pragmatique

Washington privilégie une stratégie sélective centrée sur les minerais critiques — cobalt, lithium, uranium — essentiels à la transition énergétique. Les partenariats sécuritaires, comme au Niger, visent essentiellement à protéger ces intérêts avec une présence militaire limitée. Ce retour demeure pragmatique, sans la cohérence stratégique déployée par la Chine ou la Russie.

Vers une Afrique multipolaire

Le monopole français s’achève. L’Afrique devient le théâtre d’une compétition mondiale mêlant ambitions militaires, économiques et culturelles. Pour la France, cette recomposition impose de se réinventer: non plus puissance tutélaire, mais partenaire d’un continent affirmant son autonomie géopolitique.

Les conséquences géopolitiques

L’effondrement de la Françafrique dépasse le cadre franco-africain: il redéfinit les équilibres régionaux, le poids des puissances et la place du continent dans l’ordre international.

Pour la France: un double recul

Le déclassement est à la fois matériel et symbolique. Paris perd de son influence dans les enceintes internationales et auprès des organisations africaines. Sa voix, jadis déterminante, pèse moins face à l’affirmation de nouveaux pôles régionaux et extra-africains.

S’y ajoute un affaiblissement économique: la fin de l’accès privilégié à l’uranium nigérien ou au pétrole gabonais réduit les leviers de puissance traditionnels. Sur le plan culturel, la francophonie recule au profit de l’anglais, du mandarin et d’un discours panafricain revendiquant une émancipation symbolique.

Pour rester pertinente, la France doit reconstruire un récit fondé sur l’égalité et la réciprocité, non sur l’héritage de l’influence.

Pour l’Afrique: une émancipation stratégique et nouveaux écueils

Le repli de l'influence française coïncide avec une diversification sans précédent des partenariats. Les États africains gagnent une marge de manœuvre diplomatique inédite, pouvant désormais équilibrer leurs alliances dans un environnement géopolitique compétitif.

Cette nouvelle liberté comporte toutefois ses vulnérabilités. Elle s’observe à travers l’alourdissement des dettes souveraines, le recours à des partenariats sécuritaires extra-atlantiques, ou encore le risque de voir un discours de souveraineté instrumentaliser pour consolider des gouvernances autoritaires. La consolidation d’une autonomie véritable apparaît ainsi intimement liée au renforcement des institutions nationales et de l’intégration régionale, ainsi qu’à la capacité collective à réguler les engagements avec des partenaires extérieurs aux logiques divergentes.

Pour l’ordre mondial: un continent pivot

La chute de la Françafrique symbolise la fin d’une domination occidentale séculaire. L’Afrique devient un carrefour stratégique — démographique, énergétique, technologique — où se joue une part croissante de la rivalité entre grandes puissances.

Dans cet ordre multipolaire émergent, l’enjeu pour les États africains sera de transformer la pluralité des acteurs en levier d’influence collective plutôt qu’en champ de rivalités instrumentalisées.

La Françafrique appartient désormais à l’histoire. Son effondrement marque la fin d’un modèle de domination unilatérale et l’avènement d’un espace africain plural, disputé, mais souverain. Pour la France comme pour l’Afrique, vient le temps d’une relation entièrement refondée, libérée des réflexes du passé.

La fin d’un cycle, l’aube d’une ère incertaine

La Françafrique s’effondre comme se dissipe une illusion. Née du paternalisme colonial puis prolongée par des logiques d’ingérence, elle succombe à ses contradictions: échec sécuritaire au Sahel, incapacité à reconnaître l’Afrique comme acteur de son propre destin, dépendance à des élites alignées sur Paris. Ce système figé n’a pas su s’adapter à un continent jeune, connecté, conscient de sa puissance démographique et stratégique.

Mais cette fin ouvre un nouvel espace africain: pluriel, souverain, convoité. L’Afrique devient l’un des épicentres de la rivalité géopolitique mondiale. Dans cet environnement multipolaire, elle n’est plus un simple enjeu: elle devient le terrain où se redessinent les équilibres du XXIᵉ siècle.

Le défi pour les États africains sera de convertir cette indépendance retrouvée en autonomie stratégique durable, en évitant que de nouvelles dépendances — financières, sécuritaires ou technologiques — remplacent les anciennes.  

Pour la France, ce tournant impose une métamorphose : passer du réflexe d’influence à une logique de partenariat, d’un discours paternaliste à la reconnaissance d’interlocuteurs pleinement souverains. C’est à ce prix qu’elle pourra retrouver une place légitime dans une Afrique qui entend désormais se gouverner elle-même.

Ainsi s’achève un cycle hérité du colonial. Ce qui s’ouvre — incertain mais porteur — est un ordre africain multipolaire où la souveraineté ne se proclame pas: elle se construit, se négocie, se défend, au cœur d’un monde en recomposition.

Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur