Paul Klee, la lumière d’Ez-Zahra et la naissance d’un univers pictural
Par Zouhaïr Ben Amor
Introduction: la lumière comme origine
Au printemps 1914, un jeune peintre allemand peu connu quitte l’Europe pour s’aventurer sur la rive sud de la Méditerranée. Paul Klee n’est pas encore le maître que l’histoire de l’art reconnaîtra. Il a trente-cinq ans, une sensibilité aiguë, un goût pour l’expérimentation mais encore aucune certitude stylistique.
Son œuvre hésite entre symbolisme, ironie, abstraction naissante et dessins de musiciens fantaisistes. Il écrit alors dans son journal une phrase qui résume toute son inquiétude intérieure: «Je ne me sens pas encore vraiment peintre.»
Six semaines plus tard, en Tunisie, il écrira au contraire: «La couleur me possède… je suis peintre.» Ce renversement radical, presque mystique, est depuis un siècle présenté comme le cœur de la “révélation tunisienne”. Ce que l’on sait moins, c’est que cette révélation ne se produit ni à Tunis ni à Kairouan – lieux pourtant abondamment cités – mais très précisément à Saint-Germain, l’actuelle Ez-Zahra, petit village côtier au sud de Tunis.
C’est là, face à la mer calme, dans la maison du Dr Ernest Jaeggy, que Klee découvre la lumière qui donnera naissance à tout son univers pictural : une lumière verticale, blanche, dénuée d’ombres, qui transforme la perception en expérience spirituelle. Cet article propose de revenir sur ce moment fondateur et d’examiner comment un village tunisien a pu offrir à l’un des plus grands artistes modernes la clé de sa propre naissance.
I. Le contexte du voyage: un monde en bascule
Le voyage de Klee en 1914 n’est pas une simple escapade exotique. L’Europe est au bord de la guerre. L’Allemagne et la France s’observent avec méfiance.
Les artistes cherchent de nouveaux horizons, en partie pour fuir un continent saturé d’idéologies et de tensions. Paul Klee appartient alors à l’orbite du Blaue Reiter, un mouvement artistique qui cherche de nouvelles harmonies intérieures et une correspondance entre forme et esprit.
Son ami Louis Moilliet, peintre suisse, a déjà voyagé en Tunisie. C’est lui qui organise le périple. Klee accepte avec enthousiasme, tout comme August Macke, autre figure importante de l’avant-garde allemande. Les trois hommes débarquent à Tunis en avril 1914. Ils visitent la médina, la mosquée Zitouna, les ruelles blanches de Sidi Bou Saïd, puis se dirigent vers Hammamet. Mais c’est la dernière étape du voyage, Saint-Germain, qui bouleverse Klee.
Là, tout est radicalement différent : les dunes, le calme absolu, le bleu de la mer sans agitation, le silence du village, les maisons basses. La lumière d’Ez-Zahra n’est pas la lumière bigarrée de Tunis : c’est un blanc pur, zénithal, presque immobile. Une lumière qui ne décrit pas : elle révèle.
II. Ez-Zahra en 1914: un lieu suspendu
À l’époque de Klee, Ez-Zahra n’est pas encore une banlieue résidentielle. C’est un hameau côtier où vivent quelques familles européennes, quelques pêcheurs tunisiens, des cultivateurs. On y accède par une petite gare secondaire sur la ligne Tunis-Hammam-Lif. Les maisons sont blanches, faites de volumes simples. Les jardins débordent de palmiers, de figuiers, de lauriers.
Le peintre est accueilli par le Dr Ernest Jaeggy, médecin suisse installé en Tunisie, et par son épouse Rosa, une Lyonnaise cultivée. Leur maison, aujourd’hui encore debout, est située face à la mer. Les témoignages disent qu’on y entendait le clapotis des vagues jusque dans les pièces. Klee y trouve ce qu’il cherche depuis longtemps sans le savoir : un espace où la lumière dicte ses propres lois.
Dans ses notes, il écrit :« Ici, tout est construit par la lumière. Les ombres ne font pas obstacle ; elles sont silencieuses. »
Cette phrase annonce déjà la transformation profonde qu’il va subir.
III. La révélation: “Je suis peintre”
Le 16 avril 1914, Klee consigne dans son journal une page qui deviendra l’un des passages les plus célèbres de la littérature artistique du XXe siècle :
« La couleur me possède… La couleur et moi, nous sommes un. Je suis peintre. »
Cette phrase n’est pas un simple enthousiasme. Elle signifie qu’il a trouvé son rapport au monde. Jusque-là, Klee cherchait un style. À Ez-Zahra, il découvre une origine intérieure : l’idée que la peinture n’imite pas le réel mais le génère. Ce que la lumière tunisienne lui révèle, ce n’est pas un paysage, mais une loi. Une façon d’organiser le visible, d’inscrire la couleur comme événement spirituel.
Klee n’est pas un peintre orientaliste. Il ne reproduit ni mosquées ni souks. Il transforme tout ce qu’il voit en langage. La Tunisie n’est pas un décor : elle est une matrice.
IV. Le rôle de la lumière d’Ez-Zahra dans la transformation du peintre
Ce qui frappe Klee en Tunisie, ce n’est pas la couleur locale mais la qualité physique de la lumière. Plusieurs aspects sont déterminants:
1. La verticalité de la lumière
En Tunisie, la lumière tombe presque droit du ciel. Elle efface les ombres. Les surfaces deviennent des plans autonomes. Cette absence d’ombre influence directement les tableaux ultérieurs de Klee : des aplats lumineux, sans hiérarchie.
2. Le blanc comme base
Les murs de Saint-Germain, blanchis à la chaux, agissent comme des réflecteurs. Le blanc nourrit toutes les autres couleurs. Il deviendra dans l’œuvre de Klee une couleur active, jamais neutre.
3. La mer comme respiration intérieure
La mer d’Ez-Zahra n’est pas dramatique ; elle est stable, presque géométrique. Cette ligne bleue parfaitement horizontale devient pour Klee un repère absolu – un horizon mental.
4. L’architecture simple
Les maisons ne racontent rien, ne représentent rien : elles se tiennent comme des volumes. Klee y trouve une grammaire de rectangles, de portes, de fenêtres, de lignes. Cela prépare sa future “période architectonique”.
V. Les œuvres inspirées d’Ez-Zahra
En 1914 et dans les années qui suivent, Klee réalise une série d’œuvres directement inspirées de Saint-Germain. Certaines sont aujourd’hui conservées au Zentrum Paul Klee de Berne ou dans des collections privées.
1. “Maison près de Saint-Germain”
Des volumes simplifiés, une harmonie de blancs, d’ocres et de bleu pâle. Le tableau semble respirer la lumière.
2. “Paysage tunisien”
Ici, la mer se transforme en bande horizontale, le ciel en un autre rectangle, les dunes en surfaces brûlées. Le réel devient un rythme.
3. “Jardin à Saint-Germain”
Des taches de couleur rappelant les jardins méditerranéens, mais déjà abstraites. On n’y voit pas une plante, mais une vibration.
4. Les aquarelles du séjour
L’aquarelle devient la technique idéale pour saisir la lumière tunisienne : rapidité, transparence, diffusion. Klee y atteint une maîtrise qui ne le quittera plus.
VI. Ez-Zahra comme origine spirituelle
Pour comprendre pourquoi ce séjour est si fondateur, il faut comprendre que Klee n’est pas un paysagiste. Il ne cherche pas à “peindre la Tunisie”. Ce qu’il trouve dans la lumière d’Ez-Zahra, c’est l’accès à une intériorité structurée, un espace où la couleur n’est plus un pigment mais un événement de l’âme.
Il écrit :« La lumière et la couleur ne sont pas des effets : elles organisent le monde. »
La Tunisie lui offre la révélation que la peinture ne copie pas, elle interprète. Cette découverte le conduit, quelques années plus tard, à devenir l'un des maîtres du Bauhaus, où il enseignera justement cette relation intime entre forme et énergie.
VII. Le rôle discret mais essentiel d’Ez-Zahra
Tunis et Kairouan ont été célébrées dans les récits touristiques ou orientalisants. Mais Ez-Zahra reste quasiment absente de la grande historiographie. Pourtant:
• c’est à Ez-Zahra qu’il écrit « Je suis peintre »,
• c’est à Ez-Zahra qu’il réalise ses aquarelles les plus lumineuses,
• c’est à Ez-Zahra que la mer et le blanc fusionnent en langage pictural.
L’oubli est paradoxal. Peut-être parce qu’Ez-Zahra a toujours été un lieu discret, sans monumentalité. Peut-être aussi parce que la Tunisie, après l’indépendance, n’a pas revendiqué avec force ce patrimoine mondial.
Pourtant, dans les mémoires du village, l’histoire demeure. Les habitants connaissent “la maison Klee”, même si elle ne porte pas de plaque. Les visiteurs allemands demandent souvent où se trouve la maison du Dr Jaeggy. Les photographes du village – dans votre roman, Béchir ou Pierre Olivier – en parlent comme d’un passage fondateur.
VIII. Héritage: la lumière tunisienne dans l’œuvre ultérieure
Après 1914, Klee traverse des périodes sombres: la guerre, la maladie, l’exil. Mais la Tunisie demeure sa source lumineuse intérieure. On retrouve la structure tunisienne dans:
1. Les mosaïques picturales
Des carrés colorés, proches des carreaux des patios maghrébins.
2. Les spirales
Motif récurrent dans les œuvres des années 1930, symbole d’origine et de croissance. La spirale était présente dans ses aquarelles tunisiennes.
3. Les façades étagées
Des constructions abstraites rappelant les murs d’Ez-Zahra.
4. Les couleurs
L’ocre tunisien, le bleu méditerranéen, le blanc lumineux réapparaissent régulièrement, filtrés par une mémoire intérieure.
IX. Pourquoi ce moment fondateur nous parle encore ?
La force de ce séjour est double:
1. Une rencontre entre un paysage et un artiste
La lumière d’Ez-Zahra n’est pas seulement un phénomène optique. C’est une forme d’équilibre. Elle offre à l’artiste ce qu’il cherchait : une origine, une paix intérieure, un langage.
2. Une leçon universelle
La révélation de Klee montre que les lieux modestes, les villages silencieux, les espaces non spectaculaires peuvent provoquer des révolutions artistiques. Ez-Zahra n’a pas la monumentalité de Kairouan, mais elle possède un élément unique : une lumière qui touche l’âme avant l’œil.
3. Une invitation à la Tunisie contemporaine
Cet épisode devrait inciter la Tunisie à:
• réhabiliter la maison Jaeggy,
• créer un parcours Paul Klee sur la côte,
• valoriser la lumière locale comme patrimoine immatériel,
• relier l’art moderne mondial à l’histoire locale.
Ez-Zahra pourrait devenir un lieu de mémoire, de création, un espace où la lumière raconte une histoire.
Conclusion: Ez-Zahra, berceau d’une naissance intérieure
Paul Klee n’est pas devenu peintre en Tunisie parce qu’il a vu de beaux paysages. Il est devenu peintre parce que la lumière tunisienne lui a révélé sa propre structure intérieure. Ce qu’il trouve à Ez-Zahra, c’est une épure du monde : le blanc, le bleu, la mer, quelques lignes, un silence. Ce silence n’est pas vide. Il parle. Il organise. Il ordonne.
Dans ce village modeste, un peintre européen découvre que la peinture n’est pas un métier mais une façon d’habiter la lumière. C’est pourquoi, plus d’un siècle plus tard, Ez-Zahra n’est plus seulement un lieu géographique. C’est un lieu d’origine. La scène fondatrice d’un univers pictural qui continue d’irriguer l’imaginaire de millions d’amateurs d’art dans le monde.
Et si l’on regarde aujourd’hui la mer d’Ez-Zahra au coucher du soleil, on peut encore imaginer Paul Klee, carnet à la main, notant la phrase qui allait changer sa vie – et l’histoire de l’art moderne.
Zouhaïr Ben Amor
Référence bibliographique
Paul Klee, Journal 1898-1918, trad. Pierre-Henri Gonthier, Paris, Gallimard, 1985.
(Cité dans le texte pour les passages concernant: «La couleur me possède… je suis peintre.»)