Mohamed-El Aziz Ben Achour : Les établissements charitables de la médina

De manière assez évidente, la médina de Tunis se distingue surtout par son urbanisme, ses souks, ses monuments religieux, ses palais et demeures. Néanmoins, il est un aspect qui témoigne tout à la fois de ce qui fut longtemps sa vitalité architecturale et sa culture, éminemment musulmane, de la charité.
C’est ainsi que cette antique cité abritait des établissements destinés à accueillir les malades et les déshérités. Les Tunisois de vieille souche se souviennent du mot mâristân ou, dans le langage parlé, « mourstane », déformation locale du persan « bîmâristân ». Ce terme signifie littéralement le lieu qui accueille les malades (bîmâr), ou si l’on préfère l’hospice. L’institution, apparue vers la fin du VIIIe siècle dans l’Orient abbasside, resta en vigueur dans certaines grandes villes jusqu’au XIXe siècle. En Ifriqiya, il en exista à Kairouan sous les Aghlabides (800-909) et sous leurs successeurs, les Fatimides. Tunis, devenue, au XIIIe siècle, la capitale du brillant émirat hafside, eut son asile-hôpital pour les aliénés et les malades pauvres, nous apprend Robert Brunschvig, le spécialiste de cette dynastie, qui ajoute : « Abû Fâris Abdelaziz [1394-1434] fit construire à Tunis un de ces mâristân, sans doute sous l’influence de l’Orient. Mais on soupçonne que l’Ifriqiya hafside n’a pas développé beaucoup ce genre d’institution. » (La Berbérie orientale sous les Hafsides II, p. 375). L'acte de fondation de ce mâristân, ouvert en 1420, l'organisation de son espace, son administration et sa gestion sanitaire ont été étudiés par l'historien Ahmed Saadaoui.
Comme nous nous intéressons depuis quelques mois à la médina et à l’histoire de ses équipements urbains et de sa société, ce qui, à présent, retiendra notre attention, c’est le célèbre mâristân el Azzâfîne, situé intra-muros dans le quartier délimité par la rue de la Kasbah (anciennement El Touila) et la Hafsia. A propos de l’emploi fort ancien du terme Azzâfîn, une légende, partagée par certains, sans doute en raison de la proximité phonétique de ce terme avec celui de « azf » ou musique, affirme qu’une sorte de musicothérapie était exercée pour apaiser les souffrances des malades mentaux de l’asile. En réalité, nous apprend Brunschvig, se fondant sur un passage de la chronique médiévale Târîkh al dawlatayn al mouwahidiya wa al hafsiya, il existait à Tunis, à l’époque médiévale, « un souk al Azzâfîn regroupant les fabricants d’objets en palmier-nain, disparus maintenant [1940] de la rue el Azafine. » (La Berbérie …, I, pp.345-346).
Cour intérieure et jardin de l'hôpital (photo Sebag Victor)
Cet établissement charitable fut fondé en 1688 par le bey Mohamed-Hammouda Pacha le Mouradite. Sa vocation originelle était de soigner les soldats et marins blessés au combat et d’héberger les invalides. Ici, comme partout dans le monde musulman et en tout temps, l’hospice bénéficiait des revenus des nombreux biens fonciers et immobiliers possédés par le pacha auxquels il donna le statut inaliénable et perpétuel du habous ou waqf. Grâce aux recherches de l’excellent historien Mhammad Belkhodja, nous disposons de l’acte de fondation de cette institution. Nous y apprenons d’abord qu’un fondouk et ses annexes furent affectés au nouvel établissement. Le patrimoine immobilier du pacha destiné à assurer des revenus suffisants à l’hospice était considérable : il comprenait une vingtaine de biens consistant en fondouks, fours à pain, moulins, magasins, boutiques, puits et hammam-s situés à Tunis, Bizerte, Zaghouan, Béja et au Kef. Le personnel était composé d’un directeur (nâdhir), d’un imam qui assurait les prières, d’un comptable, d’un médecin disposant d’un cabinet attenant à l’asile, d’une infirmerie et d’une armoire à pharmacie. Le mâristân disposait aussi d’un cuisinier et d’un concierge préposé à l’entretien de l’édifice, à la propreté des chambres et à la sécurité. Tous recevaient un salaire en argent et en pain servi quotidiennement. Le directeur et le médecin bénéficiaient d’un logement. Les pensionnaires étaient logés, soignés, vêtus, nourris et blanchis.
Khérédine, ministre-dirigeant puis Premier ministre de 1873 à 1877
Plus tard, à l’époque beylicale husseïnite, le mâristân fut ouvert à tous les malades nécessiteux sans distinction de statut. Sur ordre de Husseïn I Bey, on procéda à des travaux de ravalement et de réaménagement. Le regretté Mikel De Epalza, grand spécialiste de la communauté des Moriscos (ou Andalus, dans le vocabulaire tunisien), cite à ce sujet le journal Diario de Tunez de Francisco Ximenez, un Père Trinitaire espagnol ayant vécu à Tunis de 1720 à 1735, période durant laquelle il dirigea un hôpital pour les captifs chrétiens. On y apprend que le bey confia, en 1724, à un membre influent de la communauté andalouse, «Soliman Chérif Castelli ou de Castille», de réorganiser l’hôpital des musulmans de Tunis, affaire que F. Ximenez suit de très près. On rencontre dans son journal le passage suivant : « Pour aller aujourd’hui au Divan, je suis passé à côté du Maristan ou hôpital des maures. J’ai vu qu’on y faisait des travaux. On me dit que le Bey avait démis l’administrateur (…) Il lui dit : Regarde ce que font les chrétiens dans leur hôpital et toi tu ne fais rien. » Chérif Castelli qui le remplace « est décidé à le démolir et à le refaire de nouveau, en concurrence avec celui que nous avons réalisé, pour montrer qu’ils ne sont pas moins charitables que les chrétiens » (30 juin 1724).
Plus tard, Ali Pacha Bey (1759-1782) créa une autre institution de charité, la Takiyya (couramment : « tékia ou tkiya »). Cet asile – construit en 1774 à l’emplacement d’une des nombreuses tavernes du Tunis cosmopolite de l’époque - était destiné à abriter, vêtir et nourrir les indigents privés d’un toit.
Cet établissement avait la forme d'une médersa composée d'une mosquée, d'une cuisine et de 18 chambres pouvant loger chacune deux personnes. Les femmes ne furent pas oubliées et eurent un foyer affectant la forme d'une maison traditionnelle servant d'asile aux incurables ou atteintes de maladies psychiatriques. Les cuisines du palais du Bardo fournissaient la nourriture non seulement aux pensionnaires mais également à un ensemble d’habitants pauvres logés en ville. Les citadins nantis étaient invités à contribuer à ces œuvres de charité, en particulier lors de la famine de 1777. Selon Béchir Sfar - qui eut à présider au début du XXe siècle l’Administration des habous - la capacité d’accueil de ces deux institutions était de 50 places pour les hommes et de 30 pour les femmes. Ce sont des chiffres guère imposants mais il convient de réaliser qu’au XVIIIe siècle la population tunisienne n’était pas nombreuse et les arrivées de la campagne étaient très étagées.
Béchir Sfar, réformiste tunisien (1856-1917), président de l'Administration des habous puis caïd-gouverneur de Sousse.
L’évocation du mâristân et de la tékia laisse, certes, l’impression d’une infrastructure sommaire ; il convient cependant de ne pas oublier le rôle que remplissaient les zaouias de la médina et d’ailleurs dans la protection des plus démunis. Apparus au XIIIe siècle, ces établissements soufis, placés sous la baraka d’un saint, étaient généralement l’œuvre des émirs, des deys et des beys. C’est ainsi que depuis le Moyen Âge, les zaouias situées aux portes de Bab Souika et de Bab El bahr servaient « d’hôtelleries pour voyageurs pauvres et d’asiles de nuit pour indigents. » Sans nous étendre davantage sur l’histoire de ces fondations religieuses, ne passons pas sous silence l’exemple du hall (sqîfa) du mausolée du saint vénéré Sidi Mahrez (XIe siècle), qui devint rapidement, aux yeux de tous, synonyme de bienveillant refuge de la misère.
Portrait présumé de Hammouda Pacha Bey le Mouradite. Fondateur du Mâristân d'El Azzâfîn (Gravure anonyme ancienne)
Durant des décennies, la médina remplit donc, vaille que vaille, son devoir de solidarité sociale, mais la seconde moitié du XIXe siècle vit une rupture durable des anciens équilibres entre la ville et les campagnes, entre les nantis et les déshérités. Les tragiques bouleversements consécutifs à la mauvaise gestion politique et budgétaire traumatisèrent durablement les populations des villes et des campagnes. Aux conséquences de la révolte de 1864, de la répression féroce qui s’ensuivit, des confiscations de toutes sortes, s’ajoutèrent mauvaises récoltes, épizooties, exode rural, famine et choléra. De telle sorte que la médina devint rapidement le théâtre de cette déchéance. En 1867, non seulement les hospices mais aussi les rues et les souks furent submergés par des familles entières venues de toutes les tribus. Jour après jour, le nombre de morts de faim et de maladie croissait à tel point, note Ahmed Ben Dhiaf dans sa chronique Ithâf, « que tous les matins, des civières portaient les agonisants et les corps inanimés au mâristân. »
Afin de soulager la détresse de ces malheureux réfugiés, le Bey créa un comité de bienfaisance. Mais son action fut des plus médiocres parce que la contribution du prince et des dignitaires fut insuffisante et, surtout, parce que les citadins, jusque-là, prospères, subissaient, eux aussi, les effets de la grande crise économique. Les établissements charitables, c’est-à-dire le mâristân d’El Azzafîn et les tékias, en furent considérablement affectés. D’ailleurs, ces anciennes fondations, dont la création remontait aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’avaient connu aucune évolution notable. Leur gestion et leur état général - comme c’était fréquemment le cas pour les habous publics - laissaient sans doute à désirer. Face à l’impuissance de l’Etat beylical alors aux abois et à une société citadine exsangue, les véritables secours aux malheureux furent l’œuvre de la communauté européenne de Tunis.
La Tékia fondée par l'Administration des Habous sous la présidence de Béchir Sfar et inaugurée en 1906 ( 70, boulevard Bab Bénat)
L’élite cultivée était consciente de cette humiliante impuissance. Aussi lorsque le dignitaire réformateur Khérédine devint Premier ministre en 1873, il conçut le projet d’un hôpital conforme aux normes européennes. Démis de ses fonctions en 1877, c’est au vizir Mustapha Ben Ismaïl que revint la réalisation de cet établissement hospitalier inauguré en 1879 en présence de Sadok Pacha Bey. On lui donna le nom d’al Mustachfâ al Sâdiqî (Hôpital Sadiki) en l’honneur du pacha bey régnant. Cet établissement d’un genre tout à fait nouveau fut installé dans l’ancienne caserne du souk des Bchâmqiyya, et agrandi par l’incorporation de la médersa Youssoufiya, d’un ensemble de boutiques et logements et d’un terrain occupé par l’ancien cimetière d’al Salsala, à proximité de la Kasbah.
Ali Pacha Bey le Husseïnite( vu par l'artiste italien Griganti), fondateur en 1774/75 de la première Tékia
Placé sous la tutelle de l’Administration des habous, présidée alors par Mohamed Bayram V, fidèle collaborateur de l’ancien vizir réformateur, l’hôpital était régi par un règlement rigoureux et administré de la manière la plus rationnelle possible. Sous le Protectorat, il garda sa vocation d’hôpital musulman. On le dota d’un Conseil d’administration présidé par le secrétaire général du gouvernement tunisien et composé du directeur des finances, du président de la Djémia des Habous et du Cheikh-el-Médina, président de la municipalité de Tunis ; de même que l’on confia le personnel de santé à des médecins-chefs français dont le célèbre Docteur Brunswick- Le Bihan. Selon Mh. Belkhodja, les malades du mâristân furent transférés à Sadiki et les revenus du vieil asile affectés au nouvel hôpital. L’ancien hospice fut probablement réservé aux seules maladies psychiatriques. Peut-être, est-ce alors de cette date que le mot « mourstan » prit, à Tunis, le sens d’asile de fous.
A partir des années 1890, les jeunes réformateurs qui constituaient le groupe dit Mouvement évolutionniste tunisien animé par Béchir Sfar, les frères Bach-Hamba, Abdeljelil Zaouche et d’autres figures modernistes, consacrèrent leurs efforts au relèvement moral et matériel d’une population meurtrie. Le 24 mars 1906, Béchir Sfar, alors président de l’Administration des habous (Jam’ia t-el awqâf), dans son discours d’ouverture d’un nouvel hospice, en présence du Premier ministre et du Résident général, déclarait : «En 1903, l’ancienne Tékia devenant insuffisante et menaçant ruine, l’Administration des waqf-s décide de la reconstruire sur de nouvelles bases, mieux appropriées aux règles de l’hygiène et du confort moderne. Ce bel établissement de charité a coûté aux Habous une somme de 110.000 francs, installation comprise. (…) Grâce aux nouvelles dispositions des deux établissements, le nombre des indigènes nourris et habillés par la Tékia s’élève à 110 hommes et 40 femmes». Il ajouta qu’outre les pensions internes, la Djémia payait des pensions externes ou des secours à domicile à 200 personnes dont 112 hommes et 88 femmes. L’œuvre était particulièrement louable, mais les dépenses dépassèrent les revenus d’autant plus rapidement que la décadence du commerce et de l’artisanat, le peu d’encouragement des autorités du Protectorat à la main-d’œuvre locale, l’aliénation de la terre et d’autres causes plongeaient la population musulmane dans une profonde misère ».
Durant toute la première moitié du XXe siècle, les calamités naturelles et la famine dans les campagnes accélérèrent tragiquement l’exode rural et son cortège de malheurs. Les établissements charitables étaient submergés. A telle enseigne que, par désespoir, bien des mères bédouines, poussées par la faim et le dénuement, suppliaient les fonctionnaires d’une Administration des habous débordée de prendre leurs enfants et de les recueillir dans leurs familles.
Rappelons, enfin, que la médina abritait aussi de petits hôpitaux administrés par des institutions chrétiennes. Nous avons évoqué plus haut l’Hôpital des Pères trinitaires, sans doute le plus ancien, destiné à prodiguer des soins aux captifs européens. En 1843, l’Abbé François Bourgade fonda un petit hôpital auquel il donna le nom de Saint Louis, et qui fut logé, plus tard, dans une ancienne caserne de janissaires (Sidi Ameur). Il fallut attendre le protectorat pour que l’on assiste à l’édification progressive d’une véritable infrastructure hospitalière : à l’Hôpital musulman Sadiki, s’ajoutèrent à la fin du XIXe siècle l’Hôpital civil français (1897, aujourd’hui Charles-Nicolle), l’Hôpital italien (1890, actuel Habib-Thameur) et l’Hôpital israélite, en 1895, installé à Halfaouine, dans l’ancien palais de Mustapha Khaznadar. Durant toute la première moitié du XXe siècle, d’autres établissements hospitaliers furent créés à Tunis et dans d’autres villes.
La Tunisie indépendante, grâce à son imposante politique de santé publique, allait avoir le mérite de sauvegarder cet acquis, de le moderniser et surtout de le développer et de l’étendre progressivement à l’ensemble des régions pour le plus grand bien des populations.
Mohamed-El Aziz Ben Achour