Abdelaziz Kacem: L’escroc et l’idiot

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Pourquoi les célébrations, en terre d’islam, sont-elles devenues si amères, si inconséquentes. En moi, de plus en plus, le bon vieux Mutanabbi s’interpose littéralement contre les faux semblants, les festoiements indus. Et me reviennent ses vers entêtés et entêtants :
عيدٌ بأيَّةِ حالٍ عُدْتَ يا عيدُ بما مضى أمْ بأمْرٍ فيك تجديدُ
أمّا الأحبةُ فالبيداءُ دونَهُمُ فليْتَ دونَكَ بيدًا دونَها بيدُ
[...]
أ صخرةٌ أنا ما لي لا تُحَرِّكُني هذي المدامُ ولا هذي الأغاريدُ
Traduisons :
Aïd, te revoilà ! Que me vaut ton retour ?
Le lot accoutumé ou est-ce un nouveau tour
Quant aux aimés tout un désert nous en sépare
Ah, si de toi [Aïd] mille déserts s’emparent
[…]
Me suis-je en roc mué ? Me voilà sourd et sec
À ce vin capiteux et cet air de rebec.
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Les fêtes religieuses conventionnelles se succèdent : les deux Aïd, le Jour de l’An hégirien, le Mouled. La veille ou même l’avant-veille du jour dit, Messenger et FB se gorgent de mille millions de vœux et de comprécations entre amis proches ou virtuels. Je ne prenais pas toujours l’initiative, mais je partageais. Pour le 1er du mois de Shawwal et le 10 de Dhou al-Hijja derniers, je me suis abstenu de répondre. Que mes amis me pardonnent. Mais depuis l’année en cours, tous ces salamalecs me parurent relever, pour le moins, d’une navrante inconscience.
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Comment continuer à fêter la rupture du jeûne quand Gaza meurt de faim depuis bientôt deux ans ? Comment célébrer la fête du sacrifice quand Isaac, fils gâté d’Abraham, s’acharne à faire de Gaza un abattoir de masse pour la descendance d’Ismaël ? Au reste, Louis Massignon rappelle que les larmes d’Agar sont les premières dans les Écritures. Ah le bon patriarche prêt au filicide, en réponse à une injonction divine contestable, sinon improbable. Ah le bon patriarche livrant sans état d’âme, son fils aîné et sa mère, aux traquenards d’un désert sans merci, sans retour. En vertu de quelle morale, de quelle loi, cette cruauté que l’on n’admet point d’un simple père de famille, faut-il la sanctifier quand c’est le Prophète des Prophètes qui la perpètre ?
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En religion, les contradictions et les forfaitures foisonnent. Par principe, Dieu le Tout-Puissant ne saurait être injuste. À partir d’une telle conviction, nous sommes en mesure de tout remettre en question. Les historiens, les archéologues ont fait d’inlassables recherches ; ils n’ont trouvé la moindre trace, pas même un caillou qui témoignerait de l’existence de cet être d’exception dont se réclament les adeptes des trois religions ennemies. L’introuvable Abraham est relaxé par la science, au bénéfice du doute. Que les millions de moutons sacrifiés à chaque Byram se le disent. Tout le reste n’est qu’instinct grégaire des anthropomorphes.
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Une célèbre boutade attribuée à plus d’un penseur libre date la naissance de la première arnaque. Elle stipule : « La religion est née le jour où le premier escroc a rencontré le premier idiot. » De telles sentences si bien ficelées sont aussi nombreuses que les psaumes et versets de tous les monothéismes. Par respect à la foi du charbonnier et à celle de toutes les bégueules de la terre, je n’en rajouterais pas. Mais jusqu’à quand allons-nous continuer de faire violence à notre rationalité. Tout notre corpus religieux attend d’être énergiquement toiletté. Or c’est le contraire qui se produit. Le dogme s’encrasse de jour en jour.
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Au quotidien, je vois déferler sur les réseaux sociaux toutes sortes de supplications, chaque jour de la semaine ayant ses invocations propres. Dieu aimant être sollicité, à tout instant, il est réquisitionné en permanence pour régler nos petits ennuis de santé, nos difficultés scolaires, nos problèmes financiers et autres embarras professionnels. Réciter, rabâcher des ad‘iya vieilles de quatorze siècles. N’est-il pas dit qu’il n’est de vœu que le Seigneur n’exauce ? À certains expéditeurs, qui avaient saturé mon Messenger et mon e-mail, je dus renvoyer leurs oraisons en leur signalant que les Gazaouis en auront plus besoin que moi.
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L’inquiétant dans ces exhortations, c’est qu’elles émanent, de plus en plus, de personnes ayant accompli leurs études supérieures. À l’évidence, notre système éducatif est en chute libre. Avec l’évocation du morbide ‘Adhâb al-Qabr (le Tourment de la tombe) dès l’école primaire, Daesh rode déjà dans nos cours.
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En Occident, l’Occident qui a tombé le masque, eu égard au génocide à Gaza, au nom de la fallacieuse civilisation judéo chrétienne, cet Occident perverti où le Chancelier allemand, l’inconnu au bataillon, le falot Friedrich Merz, remercie Israël d’avoir "le courage" de faire "le sale boulot pour nous tous". Le sale boulot se poursuit. Mais avec le restant des valeurs occidentales, des jeunes et moins jeunes bougent, manifestent, dénoncent. Des voix de plus en plus tonitruantes condamnent mais s’écrient aussi à l’unisson : « Mais où sont les Arabes ? »
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Les Arabes ! Certains se sont âprement battus ou, le dos au mur, se battent encore. D’autres, majoritaires, sont bridés. Nombreux sont ceux qui attendent que Netanyahu finisse le « sale boulot », au motif que les combattants palestiniens sont des trouble-fêtes. Ils freinent l’élan « normalisateur ». Et l’islam dans tout cela ? La doxa justifie la chose et son contraire. Il y a ceux qui résistent, ceux qui regardent ailleurs, ceux qui soutiennent carrément l’ennemi, chacun puisant dans un arsenal de fatwas contradictoires, mais toutes aussi valables les unes que les autres. Les conformistes y voient la diversité des possibles. D’après eux, le désaccord des ulémas procure du répit. Ô méthodique désordre !
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Fini le temps où je m’insurgeais contre les mains tendues à l’assassin par-dessous la table. Aujourd’hui, je m’habitue à toutes les compromissions fièrement revendiquées. Naguère payantes, les vassalisations s’achètent, désormais, comme on achetait jadis un titre. En ces temps où le monde arabe marche sur la tête, peu importe l’infamie pourvu que l’emballage ait du clinquant. Le tout se dote d’un nom grandiloquent : les Accords d’Abraham.
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Vilipendés par le Coran, en des termes cinglants, les ‘A‘râb (les bédouins) veulent, au prix de toutes les trahisons, se fabriquer une légitimité, prendre leur revanche sur l’histoire. Ils croient pouvoir prétendre qu’eux seuls ont réussi, après moult violences, tout au long de temps immémoriaux, à recoller la famille abrahamique déchirée. Benyamin Netanyahu, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir en rient sous cape. Eux savent qu’Abraham n’est pas tout à fait Ibrahim et qu’entre les deux noms, il y a plus qu’une corruption phonétique. Lisons la Thora, lisons le Talmud.
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Et puis il y a Agar, l’esclave, la concubine engrossée avec la bénédiction de Sarah, puis impitoyablement chassée avec son enfant avec l’anathème de la même patronne. Les bons juifs, Arieh Dery, président du parti Chas, l’affirme, ne traiteront jamais d’égal à égal avec les descendants de la servante. Sous d’autres formes, le jeu entre l’escroc et l’idiot se poursuit.
Abdelaziz Kacem