Opinions - 13.06.2025

Hella Ben Youssef - Quand l’histoire bégaie, les forces progressistes doivent être au rendez-vous

Hella Ben Youssef - Quand l’histoire bégaie, les forces progressistes doivent être au rendez-vous

Par Hella Ben Youssef

« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements. » Charles de Gaulle.

Il y a des soirs où le monde semble vaciller sur lui-même. Des soirs où, devant l’écran divisé en zones de guerre, en noms de villes dévastées, en visages d’enfants en pleurs, on ressent ce frisson ancien, celui que nos grands-parents connaissaient déjà. Ce n’est pas seulement la guerre. C’est le retour de l’inacceptable. C’est la peur qui se glisse dans les interstices du droit, la loi qui chancelle sous les bombes, la mémoire qui vacille… comme si Auschwitz, Sabra, Guernica ou Hiroshima étaient de simples parenthèses dans une histoire qui bégaie.

Alors que s’échangent des frappes directes entre États puissants, alors que des alliances se recomposent dans le silence assourdissant des Nations, on se prend à feuilleter à nouveau Edgar Morin, à revoir cette "barbarie européenne" dont il parlait : celle qui peut renaître sous le vernis de la modernité, quand la raison cède aux calculs, et que les peuples deviennent variables d’ajustement géostratégique.

Nous vivons un moment-charnière. Un moment où les règles du jeu international sont non pas contournées, mais piétinées. Un moment où l’architecture fragile du multilatéralisme menace de s’effondrer, faute d’acteurs assez courageux pour en défendre les fondations.

C’est dans ce contexte que les frappes entre Israël et l’Iran ne peuvent être vues comme un simple épisode de plus dans la chronique des tensions régionales. Elles marquent le franchissement d’un seuil. Celui du risque global. Celui d’un monde qui marche à reculons vers la guerre, en oubliant pourquoi, justement, nous avions bâti l’ONU, le droit international, et les résolutions censées garantir la paix, la souveraineté et la sécurité collective.

Et comme si le tumulte du monde ne suffisait pas, la nuit du 12 au 13 juin 2025, nous a offert ce que l’histoire sait parfois distiller de plus inquiétant: un réveil brutal, presque prémonitoire, comme si ce vendredi 13 ne pouvait annoncer que le pire. Les frappes directes entre Israël et l’Iran ne relèvent plus d’un simple bras de fer régional elles signalent le franchissement d’un seuil redouté: celui d’un embrasement possible au cœur d’une des régions les plus explosives et les plus fragiles du globe. Ce seuil, pourtant, le droit international nous a toujours mis en garde de ne jamais le franchir. Depuis la Charte des Nations Unies (1945), en particulier son article 2 §4, « il est explicitement interdit à tout État de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre ».

L’article 51 ne permet un usage unilatéral de la force que dans le cadre de la légitime défense immédiate, ce qui est loin d’être établi dans ce contexte. La résolution 3314 (XXIX) de 1974 de l’Assemblée générale définit précisément l’agression et renforce l’idée que l’usage disproportionné de la force est en lui-même une violation de la légalité internationale. Le Conseil de sécurité, de son côté, n’a cessé d’appeler à la retenue dans les régions à risque, notamment par les résolutions : 242 (1967) et 338 (1973) sur le Proche-Orient. Les résolutions 598 (1987) et 2231 (2015) sur l’Iran, la souveraineté régionale et la nécessité d’un règlement pacifique des différends. Les appels constants à préserver la paix et la sécurité internationales, notamment en vertu du Chapitre VII de la Charte. Ces textes ne sont pas symboliques. Ils sont les garde-fous juridiques et politiques d’un monde qui prétend éviter la répétition des catastrophes du passé.

Pourtant, que voyons-nous aujourd’hui ? Une Russie offensive, une Chine silencieuse mais stratège, une Amérique tentée par une gouvernance entrepreneuriale du monde, une Europe paralysée, fragmentée, hésitante et les peuples du Sud, relégués aux marges, sommés de payer en vies humaines, en ressources économiques, en intégrité morale les décisions prises ailleurs, sans eux.

Je prends ici la parole en femme, en militante, en politique tunisienne. Mais surtout en héritière d’une histoire blessée, en passeuse d’un avenir à écrire. À l’heure où les bombes éventrent les silences, où le droit international est piétiné, où la planète suffoque et les peuples s’effondrent, je refuse l’indifférence. Je refuse l’oubli orchestré, la banalisation de la barbarie, la fragmentation des récits.

Car un monde où l’injustice climatique s’ajoute à la cruauté des guerres et à la trahison du droit ne traverse pas une simple crise : il vacille au bord de l’irréversible dans un déséquilibre global où les forces socialistes, sociales-démocrates et travaillistes n’ont plus le luxe d’attendre. Elles doivent être l’étincelle du sursaut et non de simples commentatrices du monde, mais plutôt ses architectes. Ils doivent être des équilibristes, oui, mais surtout des bâtisseurs de paix, de justice, de récits réconciliés. Notre devoir est immense ; redonner vie aux textes fondateurs de la paix mondiale, non comme des archives lointaines, mais comme des serments vivants est notre devoir. Des serments de foi en l’humain, en la coopération, en la dignité partagée devra être notre récit pour l’histoire.

Il nous faut retisser du lien là où le tissu social s’est déchiré. Réapprendre à cohabiter, à faire monde ensemble. Inventer des appartenances nouvelles politiques, culturelles, affectives qui ne soient ni contraignantes ni exclusives, mais solidaires et choisies. Bâtir une communauté de lutte, définie non par l’ethnie ou la religion, mais par la volonté partagée de transformer l’ordre établi.

À nous, peuples du Sud, Arabes, Africains, diasporas dispersées et parfois oubliées, de construire une mémoire active. Non fondée sur le ressentiment, mais sur la cohésion retrouvée. Car un peuple qui ne s’aime pas ne peut pas peser. Et une diaspora niée, ignorée par ses origines comme par ses terres d’accueil, ne peut ni contribuer ni guérir. Ce que nous portons n’est pas une nostalgie. C’est une boussole. Un socialisme à réinventer féministe, écologiste, anticolonial. Un socialisme du soin, de la redistribution, de l’interdépendance.

Cela implique des choix clairs, conditionner les accords euro-africains au respect démocratique et renforcer les réseaux de solidarité et réconcilier l’action politique et le droit avec la vie.

À chaque femme qui se lève, à chaque peuple qui résiste, à chaque silence qui se brise le monde respire à nouveau. Et c’est à nous, aujourd’hui, de lui offrir un souffle long. Un souffle juste, solidaire, durable. Un souffle de civilisation.

Hella Ben Youssef
Femme politique tunisienne,
vice-présidente de l’Internationale Socialiste