Rue Hammam-Remimi: Impasse Ben-Taleb

Depuis la capitale fédérale américaine Washington DC où il s’était installé en 1979, Salah Dargouth, ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale, revient sur un parcours de vie très émouvant. Sous le titre de Du cœur de la médina, il remonte aux origines familiales de ses deux parents, sa maman Ouacila Bouaziz, et son papa, Ali Darghouth. Le décor est bien planté : rue Hammam-Remimi, impasse Ben-Taleb, à Bab Souika, une maison modeste occupée par les Bouaziz et, pour une courte période, rue Saida-Ajoula, non loin de la Kasbah, une vaste maison de maître des Darghouth.Ali Darghouth, le père de Salah, est un fervent militant destourien, compagnon de lutte de Bourguiba, emprisonné avec lui à Fort Saint-Nicolas, au large de Marseille, héritant de son père, Chadli, un engagement très actif pour l’indépendance, lui ayant coûté l’éloignement à Médenine. Ses oncles maternels ne sont autres que Hachemi, journaliste engagé, et Naceur, très actif dans le théâtre et les activités culturelles. Ouacila se mariera à l’âge de 16 ans, alors que son époux, Ali, avait 56 ans. Ils auront deux enfants, Salah et Kamel, mais le père décèdera subitement, les laissant en bas âge. Tout commence alors.
Patiemment, l’auteur tisse le fil d’une histoire très attachante, révélant au fur et à mesure les épreuves du temps, des secrets de familles, des sensations très fortes… Une femme veuve à l’âge de 20 ans, avec sur les bras deux enfants orphelins, tous affrontant les aléas d’une vie guère toujours enjouée. Le récit qui pourrait ressembler à celui de tant d’autres familles trouve cependant sa passion non seulement dans l’évocation de la vie dans la médina de Tunis, des us et traditions, et des rapports entre les voisins et les proches, mais aussi et surtout dans l’expression sincère et haletante des sentiments. Nous sommes dans un film vécu en direct, avec ses intrigues, ses moments de joie et de souffrance.Les personnages, réels, sont bien dépeints, tels qu’ils sont. Les scènes de vie sont racontées à vif. La veuve et ses deux enfants se serrent dans une même pièce, au sein de la maison Bouaziz. Pendant de longues périodes. Salah et Kamel sont unis, très unis, attachés à leur maman. Le kouttab, l’école Sidi- Azouz, le Sadiki… Matheux, Salah ira au lycée Fermat à Toulouse, en classes prépa pour les grandes écoles d’ingénieurs en agronomie. Nous sommes en plein mois de mai 1968. Il enchaînera à l’Institut national agronomique à Paris, puis à l’Ecole du génie rural, des eaux et forêts. Kamel le rejoindra à Paris pour des études supérieures littéraires, ils partageront la même chambre à la Maison de Tunisie… Ambiance.
Salah Dargouth évoque des personnages emblématiques de la médina (dont le fameux Dardouri), la chanteuse Saliha, des camarades de Sadiki, dont Serge Adda, un grand ingénieur agronome qui l’encouragera à suivre ses pas (Abdelmajid Gara), et des amis à Toulouse et à Paris (Fathi Ennaifar qui vient de décéder, Mohsen Boujbel…). Il restitue des moments exquis à La Marsa, au Quartier Latin et à la Maison de Tunisie, à Paris, et raconte ses premiers patrons au ministère de l’Agriculture (Ahmed Frih, Moncef Ben Romdhane…). Il se souvient de ses maîtres d’écoles (Bleiej…), de son professeur de dessin à Sadiki (Serfati), de l’irréductible René Dumont à Paris… A chacun, il réserve un portrait.
Nous ne sommes ni dans un roman, ni dans une autobiographie, ni dans un témoignage : le tout à la fois. La plume sait se rendre savoureuse, captivante, rebondissante, gardant beaucoup de fraîcheur, de sensualité, et de sincérité. Nous sommes au cœur de la vie, celle d’un jeune Tunisien des années 50, 60 et 70, d’une famille traditionnelle, d’une maman militante et méritoire, d’une médina palpitante, enveloppée dans ses secrets…
Au cœur de la médina
de Salah Dargouth
Nirvana, 2025, 352 pages, 40 DT.
Bonnes feuilles
«Dans le dédale de rues et de ruelles de la médina, tout au fond d’une impasse, se trouvait une maison blanche et bleue émergée d’un temps immémorial. Cette maison était plongée dans un profond silence. Un silence d’une blancheur immaculée où jouaient quelques faibles reflets légèrement bleutés...
La maison derrière ses volets clos était baignée dans une douce pénombre. Une invitation à la sieste. Les cinq filles de la maison aimaient alors se retrouver dans la skifa, ce vestibule magique où glissait un léger courant d’air entre la porte de la maison restée ouverte et le patio, loin du regard des adultes, dans leur monde. Un monde de rêves, de petites et de grandes histoires, un monde aussi vaste que celui de la médina elle-même qu’elles partageaient dans une douce complicité...
Dans cette maison qui fut celle de mon enfance, pour moi le coin magique était le patio. C’est de là que pendant longtemps, quand j’étais tout petit, je m’évadais vers notre seul coin de nature. Le carré de ciel bleu que les quatre murs blancs du patio délimitaient au-dessus de nos têtes. Ce carré de ciel bleu c’était mon jardin, mon océan, mon ouverture sur le monde. Couché le dos sur les carreaux de marbre, j’observais les vols de moineaux et d’hirondelles qui sillonnaient le ciel. Tout un univers dans un bout de ciel....
La rentrée des classes était pour moi un événement festif que j’attendais avec impatience. Le nouveau porte-plume, l’encrier et tous ces cahiers vierges qui sentaient bon le papier neuf, ouvraient pour moi de nouveaux horizons. Cela me donnait des ailes, avec lesquelles je m’envolais déjà plus loin que mon carré de ciel, au-delà du petit monde de l’impasse Ben Taleb.
... Un jour, admis aux classes préparatoires des Grandes Écoles françaises, je quittai ma médina pour partir vers la France, abandonnant l’ambiance familiale si chaleureuse dans laquelle j’avais grandi. Abandonnant aussi l’atmosphère colorée, parfumée et si humaine de notre médina. Je quittais la Tunisie pour la première fois, je prenais aussi l’avion pour la première fois. C’était une Caravelle. Les yeux fixés sur le vide à travers le hublot de l’avion, il m’a fallu longtemps pour que je parvienne à me détacher de l’image de ma mère en larmes.
... Les années ont passé et je suis reparti un jour beaucoup plus loin et pour beaucoup plus longtemps. J’emportais avec moi tout un livre d’images et d’émotions. La médina n’avait pas été un simple décor de mon enfance, elle en était le socle sur lequel s’était construite mon identité. C’est la médina qui a formé mon imaginaire, permis à ma personnalité de se développer selon les lignes qui m’ont toujours guidé. Importance de l’étude et du savoir. Sens de la justice et de l’honneur. Respect et estime pour les femmes. Courage et résilience.
Toutes ces valeurs m’ont été enseignées par la médina, au même titre que la solidarité entre voisins, la sagesse des anciens, le respect des autres, qu’ils soient juifs ou musulmans. En partant j’emportais avec moi un fragment fondateur de mon passé, ce cœur de la médina qui continue à battre en moi, l’enfant de la médina de Tunis.
... Ah les soirées musicales organisées par mon oncle dans notre patio ! La musique en emplissait soudain tout l’espace, avant de s’élever en vastes spirales vers les terrasses et vers le ciel. Il y avait d’abord des solos de oud, de qanoun et de violon, puis quelques morceaux de malouf qui parlaient au cœur de chacun. Quand soudain on entendait frapper à la porte. Une grande dame de la chanson était arrivée, la plus populaire des chanteuses de la Tunisie de l’époque. Saliha faisait une entrée spectaculaire dans le patio, sous les applaudissements nourris de tous.
Saliha avait une voix limpide, douce et puissante, qui bouleversait les cœurs dès les premières notes. Tout le monde était sous le charme, comme envoûté. Notre petit patio était devenu un théâtre à ciel ouvert, un véritable colisée, une scène immense qui avait repoussé les murs et dont le ciel était la limite. Fasciné par le spectacle, je regardais les étoiles qui scintillaient dans notre carré de ciel. Elles semblaient danser.
Tous les yeux étaient braqués sur la diva. Les yeux des hommes présents dans le patio, et les yeux des femmes regardant à travers le fer forgé des fenêtres des chambres. Mais aussi les yeux des nombreuses femmes et enfants du voisinage qui avaient pris l’habitude de sauter d’une terrasse à l’autre pour venir admirer le spectacle du haut des terrasses surplombant notre patio.
L’image de Saliha, cette icône de la chanson tunisienne jusqu’aux années 1960, chantant au milieu de notre patio, reste gravée dans mon cœur de petit garçon de la médina. Combien d’enfants ont eu la chance de voir leur petite maison familiale se transformer en palais de la musique et des rêves !