Opinions - 19.01.2011

Le vendredi 14 janvier 2011, une date-phare de l'Histoire de la Tunisie

Je suis un citoyen tunisien de 36 ans, tout juste marié. Ayant vécu de bout en bout l’ère Ben Ali, une ère marquée par l’oppression du peuple, le bafouillage des droits de l’Homme et des libertés, j’ai appris la nouvelle des manifestations en cours en Tunisie alors que j’étais en voyage à des milliers de kilomètres de Tunis.

De retour au pays le 3 janvier, j’ai assisté jour après jour à l’escalade de la tension et des appels désespérés du peuple pour plus de liberté, plus de démocratie, plus de dignité, s’accrochant à l’espoir d’être, pour une fois, écouté. Cependant, tous ces appels resteront vains et ne trouveront devant eux que l’autisme habituel des autorités. Les discours successifs du président Ben Ali (trois en tout) ne feront qu’alimenter le sentiment de ras le bol général car on ne sentait dans ses propos aucune compréhension, le ton restait désespérément le même, cantonnant l’hémorragie au seul problème du chômage.

Le scénario diaboliquement orchestré pour faire croire à un soutien populaire au dernier discours de Ben Ali n’avait pas marché : les Tunisiens de toutes les classes sociales ont en effet répondu présents à l’appel de grève générale de l’UGTT du 14 janvier. Hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, des milliers de Tunisiens avaient envahi l’avenue Habib Bourguiba surmontant leur peur et leur crainte pour dénoncer ouvertement le racket, nommer les responsables et clairement demander de départ de Ben Ali.

Ayant pris part à cette manifestation, ayant constaté le changement de langage et ayant noté la révolte populaire se propager, j’ai senti comme tous les participants les prémices d’un changement prochain, mais nous étions tous à mille lieues de penser que les événements allaient se précipiter à cette vitesse et  aboutir en moins de 24 heures à la fuite de Ben Ali.

Le dictateur est parti, l’oppresseur a pris la fuite, la Tunisie est désormais libre ! Je suis pris d’un sentiment étrange, une joie infinie de goûter finalement à la liberté et à la démocratie, mêlé, toutefois, de crainte tant cette liberté est inhabituelle aux Tunisiens.

Le peuple tunisien, souvent critiqué pour sa soumission, sa passivité et sa lâcheté vient de montrer au monde entier qu’il est encore une fois pionnier en matière de changement. Je voudrais rappeler à juste titre que la Tunisie fut le premier pays arabe à avoir aboli l’esclavagisme en 1846, le premier pays arabe à avoir instauré une constitution en 1861, le premier pays arabe à avoir aboli la polygamie en 1956. La Tunisie a été pionnière dans le domaine de l’éducation, pionnière dans le domaine de  la promotion de la condition de  la femme ; et donc, fidèle à cette position avant-gardiste, la Tunisie est le premier pays arabe à avoir renversé une dictature, grâce à la seule volonté de son peuple.

Le sang qui a été versé et les martyrs tombés par les tirs de la police de Ben Ali auront servi à libérer le pays et à apporter un souffle d’espoir à tout un peuple. L’espoir réapparait dans le regard des tunisiens, l’espoir de marcher la tête haute, l’espoir de pouvoir s’exprimer librement, l’espoir d’un jour meilleur pour nos enfants.

Mes pensées aujourd’hui vont à mon père, décédé sans avoir vécu ces moments de joie et de fierté d’appartenir à ce pays, lui qui m’a inculqué les valeurs du nationalisme et l’amour de la patrie. Mes pensées vont également  à mon grand-père Maître Ahmed Essafi, avocat, délibérément oublié de l’histoire tunisienne, membre fondateur et dirigeant du Néo-Destour, premier parti politique à avoir combattu le colonisateur.

A l’heure où les citoyens s’organisent en comités de quartier afin de protéger leurs familles, faisant preuve d’un sens de civisme, de solidarité, de bravoure et de responsabilité exemplaires, je voudrais adresser un message au peuple tunisien : je ne me suis jamais senti aussi concerné par les problèmes de mon pays, je ne me suis jamais senti aussi fier de lui appartenir, je n’aurais jamais imaginé pouvoir pleurer à chaudes larmes en entendant retentir l’hymne national de ma Tunisie libre et répéter les paroles d’Aboul Kanem Chebbi « Idhachaabou yaouman arada el hayet fala boudda an yestéjiba el kadar » (« lorsqu’un Peuple veut vivre, force est pour le destin de s’y incliner »).

Ce que vient d’accomplir notre peuple restera certainement gravé à jamais dans l’histoire et la mémoire de tous. Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour reconstruire notre pays. J’appelle chaque citoyen quelle que soit  sa  classe sociale, ou son  appartenance politique à reprendre une vie normale, à se remettre au travail, animé de la volonté de poursuivre le combat enthousiaste et positif  pour un nouveau départ basé sur le respect des droits de chacun, de la liberté d’opinion et du désir, plus que jamais, de servir son pays.

J’appelle la nouvelle justice tunisienne libre et indépendante à s’activer à lancer le processus visant à ce que l’argent dérobé, les richesses pillées par Ben Ali et son entourage pendant des années soient restitués au peuple tunisien pour servir à la reconstruction du pays. J’appelle le monde arabe et tous les pays gangrénés par la corruption, l’oppression et l’obstination d’une classe dirigeante qui ne pense qu’à son intérêt personnel, à tirer les leçons de ce 14 janvier 2011 et à croire en son destin car la liberté se mérite et ne s’offre pas. 

Mon dernier message sera pour les générations futures, celles qui n’auront pas vécu cette révolution et qui grandiront libres : vous pouvez marcher la tête haute, fiers de vos parents, de vos martyrs et de votre pays.

Vive la démocratie, vive le peuple, vive la Tunisie libre.

Mohamed Essafi
Citoyen libre.