Zahra Marrakchi: Allaitement maternel et travail, Oui, c'est possible!
L'allaitement maternel (AM) constitue la référence pour l'alimentation du nourrisson pendant les premiers mois de la vie et a de nombreux effets bénéfiques aussi bien sur la santé de l'enfant que sur celle de l'adulte qu'il sera et sur celle de sa mère.
Les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé et de l'Unicef sur l'AM sont les suivantes:
• Initier l’allaitement dans l'heure qui suit la naissance
• Pratiquer l'AM exclusif pendant les six premiers mois et continuer à allaiter pendant deux ans et même au-delà, tout en démarrant dès l'âge de six mois une alimentation complémentaire adaptée et appropriée à l'âge.
Durant les dernières décennies, la prévalence de l'AM en Tunisie a enregistré un déclin progressif au fil des années avec une tendance à substituer le lait maternel par du lait artificiel.
Si les taux d’allaitement maternel exclusif à 6 mois dans le monde sont passés de 36% en 2011 à 48% en 2023, le taux en Tunisie passant de 8,5% en 2012 à 13,5% en 2018, reste parmi les plus bas (le taux de 2023 est en attente d'une communication officielle et semble être aux alentours de 17%). Plusieurs pays ont déjà atteint la cible de 50% pour 2025 fixée par l'assemblée mondiale de la santé. En Tunisie, nous en sommes encore très loin malgré une petite progression louable durant les dernières années.
Plusieurs facteurs aussi importants les uns que les autres sont pointés, et qui contribuent à installer des pratiques négatives en lien avec l’allaitement naturel. Parmi eux, figure la reprise de l'activité professionnelle de la femme, sachant que les femmes actives occupées en Tunisie représentent 28,6% de la population active occupée (INS, 2014).
Une enquête qualitative datant de 2005 avait montré que la reprise de l'activité professionnelle est un facteur déterminant dans l'abandon total de l'allaitement maternel avant 3 mois (MSP/UNICEF. L’allaitement maternel, réflexion générale, pistes de promotion. Etude qualitative réalisée par l’Institut El Amouri, décembre 2005).
L’allaitement n’est pas toujours possible avec les conditions actuelles du travail, pour de nombreuses raisons; parmi elles:
• Une durée courte du congé de maternité accordé avec 100% de salaire
• La quasi-inexistence de conditions propices à l'allaitement sur les lieux de travail
En effet:
Pour le congé de maternité rémunéré
Le cadre législatif en Tunisie accorde un congé de maternité rémunéré pour les fonctionnaires du secteur public de 8 semaines après la date de l’accouchement (Loi n°83-112 du 12 décembre 1983, portant statut général des personnels de l'Etat, des collectivités locales et des établissements publics à caractère administratif) et de 4 semaines pour les femmes travaillant dans le secteur privé pouvant être prorogé deux fois d'une période de 15 jours sur justification des certificats médicaux (Article 64 du Code du travail, 2012). Ces mesures législatives ne couvrent pas les femmes travaillant dans le secteur informel ou titulaires d’un contrat temporaire.
La durée des congés de maternité dans le monde est variable d’un pays à l’autre mais généralement plus prolongée dans les pays développés, pouvant aller jusqu’à 56 semaines en Suède. Dans les pays du Maghreb, la situation est plus favorable au Maroc (14 semaines) et en Algérie (98 jours) qu’en Tunisie.
La Tunisie fait partie du groupe des pays qui ont le congé de maternité le plus court au monde (inférieur à 12 semaines). Ces pays représentent 15% des pays examinés par le rapport du Bureau international du travail (27/185).
Pour les conditions propices à l'allaitement sur les lieux de travail
Malgré l'existence de textes législatifs (Loi n°96-62 du 15 juillet 1996) stipulant l'obligation pour l'employeur d'aménager une chambre spéciale d'allaitement dans tout établissement comptant un effectif d'au moins cinquante femmes, il est malheureux de constater la quasi- inexistence de salle d’allaitement sur les lieux de travail, l'absence de mesures et de dispositions pour venir en aide aux familles et aux femmes allaitantes à la reprise du travail après le congé de maternité.
Aujourd'hui, beaucoup de mères sont partagées : si elles restent avec leur bébé pour favoriser la poursuite de l’allaitement maternel, ce sera souvent au détriment des revenus du foyer, de son droit au travail et de son indépendance économique.
La plupart des mères décident de reprendre le travail malgré leur questionnement : “Comment vais-je pouvoir concilier l’allaitement avec la reprise du travail ?”, “Dois-je continuer à allaiter ?”, “Dans quelles conditions vais-je pouvoir exprimer et conserver mon lait ?”, “Comment vais-je pouvoir donner mon lait à qui gardera mon bébé ?” ... et en l'absence d'un environnement favorable et d'un véritable soutien, elles finissent par abandonner l'allaitement avec toutes les conséquences que l'on connaît passant par les répercussions sur sa santé et sur celle de son enfant, sur son épanouissement au travail...
Quelles sont les actions à mettre en place en Tunisie pour améliorer la situation de l'allaitement à la reprise du travail à la lumière des recommandations du Collectif mondial pour l'allaitement maternel ?
• Réviser la loi 83-112 du 12 décembre 1983 en vue d’une prolongation du congé de maternité afin d'adapter la législation tunisienne aux standards internationaux, notamment la Convention 183 sur la protection de la maternité de l'Organisation internationale du travail (OIT) et sa recommandation 191 stipulant un congé de maternité rémunéré d'une durée de dix-huit semaines, et de préférence plus de 6 mois. Ce congé de maternité payé devrait pouvoir se faire avec une contribution mixte: Etat et employeurs. L'Etat tunisien devrait s'impliquer davantage dans le financement des prestations liées à la maternité. Dans les pays développés, les gouvernements sont plus impliqués alors que dans les pays en voie de développement, l’employeur est tenu seul responsable, ce qui crée des réticences et des blocages, sans parler des discriminations et des effets négatifs sur l'égalité et la justice liée au genre face au droit des femmes au travail.
Rappelons, à ce titre, le projet louable présenté par le ministère de la Famille, de la Femme, de l'Enfance et des Personnes âgées (Mffepa) pour un nouveau congé de maternité de 14 semaines dans les secteurs public et privé, le tout 100% salaire avec contribution mixte : Etat et employeurs. Il porte également sur l’attribution d’un congé de paternité de 15 jours contre deux jours seulement actuellement et propose, en outre, de faire bénéficier la mère d’une heure d'allaitement pendant 12 mois dans les secteurs public et privé.
Ce projet adopté au Conseil des ministres en mars 2021 n'a pas encore abouti.
• Veiller à l'application de la Loi n°96-62 du 15 juillet 1996 qui stipule qu'une chambre spéciale d'allaitement doit être aménagée dans tout établissement occupant au moins cinquante femmes avec mise en place d'un environnement propice pour l'extraction et la conservation du lait sur les lieux de travail où les normes d’hygiène sont respectées.
• Inciter les employeurs à adopter une politique favorable à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) pour protéger et soutenir les mères qui souhaitent poursuivre leur allaitement à la reprise du travail par l'aménagement de crèches/garderies d’un coût abordable au sein des entreprises ou à proximité, une flexibilité sur les horaires de travail, un encouragement au télétravail...
• Réviser la circulaire du 10 septembre 1992 relative à l'heure de l'allaitement à ce qu'il soit accordé aux employées allaitantes des pauses-allaitement rémunérées d'une demi-heure au moins pour chaque tranche horaire de trois heures de travail afin qu'elles puissent allaiter et/ou extraire leur lait sur les lieux de travail.
• Veiller à unifier les dispositions réglementaires (congés de maternité rémunérés, chambre spéciale d'allaitement et pauses allaitement) dans les secteurs public et privé.
• Mobiliser tous les acteurs concernés pour permettre aux femmes allaitantes de concilier l’allaitement et le travail en :
• Informant le grand public et les institutions sur les bénéfices de l’allaitement maternel et de la législation relative à l’allaitement au travail.
• Impliquant les médecins du travail, les représentants du personnel, les syndicats, les comités d’entreprises, les CSE … dans la protection du droit à l’allaitement dans le milieu du travail.
• Garantissant le soutien du projet parental d’allaitement par les professionnels de la petite enfance quel que soit le mode de garde.
Zahra Marrakchi
Membre fondateur et Présidente de l'association HANEN pour la promotion de l'allaitement maternel