News - 09.05.2023

Tunisie: De l’aspect législatif des réformes structurelles dans le cadre d’un nouveau modèle de développement économique et social

De l’aspect législatif des réformes structurelles dans le cadre d’un nouveau modèle de développement économique et social

Par Habiba Nasraoui Ben Mrad. Docteure en Sciences Economiques Chercheure et Enseignante Universitaire - Engager des réformes structurelles de grande envergure dans le cadre d’un nouveau modèle de développement économique et social relève de l’urgence, de l’obligation citoyenne. Ces réformes doivent revêtir plusieurs aspects, économique, social, environnemental, institutionnel ou législatif, et traduire un véritable pacte national de développement, un référentiel commun. Nous allons nous en tenir à l’aspect législatif des réformes, pour explorer, le champ du possible en termes de lois d’application en rapport avec la constitution. Autrement dit, nous analyserons  la nouvelle constitution de 2022, au regard des droits économiques, sociaux et environnementaux, dans le but de proposer des voies d’amélioration et de complétude législatives.

La réalisation de n'importe quel projet sociétal, passe impérativement par l'intelligence citoyenne et la conscience collective

La constitution, est un projet sociétal, qui doit  garantir, la «Paix Sociale», et l’exercice des différents droits. Plusieurs articles  doivent être donc révisés afin de  garantir l’exercice de certains droits économiques, sociaux, et environnementaux.  

La paix sociale est réalisée par l’harmonie entre les différents ordres: l’ordre politique, l’ordre économique, l’ordre social, et l’ordre juridique. La constitution, est un ordre suprême qui régule, contrôle, subordonne les différents ordres, et doit donc se doter des mécanismes régulateurs sous forme de lois et d’institutions, devant garantir à travers l’harmonie, imposée entre les différents ordres, la «Paix Sociale», et l’exercice des différents droits.

Pour cette raison, nous supposons qu’il y a une incomplétude de la constitution au niveau de la garantie de certains droits économiques, sociaux, et environnementaux et de leur exercice. Pourtant plusieurs articles (Articles 13, 15, 16, 17, 18, 19, 46 et 47) de la nouvelle constitution du 25 Juillet 2022, n’ont pas manqué d’évoquer et de faire référence à ces droits. Néanmoins ces articles doivent être appuyés, complétés, par des décrets et lois d’application, sur lesquels, le Président de la République Kais Said, et les membres du parlement doivent réellement se pencher. Nous essaierons justement, pour chacun de ces articles d’en dégager les insuffisances, et de proposer éventuellement des voies de réformes.

En ce qui concerne l’article 13 évoquant la qualité du capital humain

Art. 13 – L’État veille à assurer les conditions propices au développement des capacités de la jeunesse et de mettre à sa disposition tous les moyens afin qu’il contribue activement au développement global du pays.

Cet article  dédié aux jeunes, et donc au capital humain, doit apporter plus de précision et de rigueur quant aux conditions,  qui seront mises à disposition des jeunes (structures économiques, sociales, de connectivité et les dispositifs  de leur financement). Des lois d’application doivent être également votées pour préciser les moyens, et faire  référence aux mécanismes d’inclusion, d’insertion et de réinsertion ainsi  qu’aux  mécanismes de financement, dont les financements participatifs, un autre argument, justement, à l’appui de l’économie sociale et solidaire l’ESS. En fait, il n’est pas exagéré d’exiger que des objectifs en matière d’investissement dans le capital humain devraient apparaître dans des lois d’application de la constitution. Investir dans la jeunesse c’est investir dans le futur du pays et dans le capital humain.

Cet article soulève, finalement, la question du défi des finances publiques face à la transition démographique, à l’instar de plusieurs pays Africains. En effet, de plus en plus de services publics, santé, éducation, sécurité, seront demandés avec la croissance démographique. Plusieurs mesures traduites dans des textes de lois doivent être mises en place et dont l’objectif serait de garantir l’amélioration de la qualité du capital humain, à travers d’une part l’amélioration des apprentissages de base, en réformant le système éducatif, et d’autre part l’émergence du concept de la voie professionnelle, pour en développer l’image d’une alternative, et d’une voie d’avenir  non réservée aux marginalisés.

Rappelons que la qualité du capital humain est aussi déterminante de la capacité d’absorption notamment du progrès technologique d’un pays. La Tunisie étant en retard technologique dont seules les IDE peuvent en assurer le transfert.

L’article 15 un projet de justice et d’équité fiscales

Art. 15 – L’acquittement de l’impôt et la contribution aux charges publiques constituent un devoir pour chaque personne sur la base de la justice et de l'équité. Toute évasion fiscale est considérée comme une infraction contre l'État et la société.

L’article 15 montre une faiblesse du texte en tant que projet de l’équité fiscale. L’actuel régime fiscal traduit un régime inégalitaire, pour la classe moyenne et encourage l'évasion fiscale, et la corruption. Les poches d’évasion sont multiples: activités forfaitaires, professions libérales, et un secteur parallèle très développé. Le contrôle et l’équité fiscale sont impossibles à réaliser dans une économie dominée par le secteur parallèle, qui couvre plus de 50% de l’activité économique et échappe au contrôle de l’Etat.

Pour constituer un véritable projet de l’équité fiscale, cet article aurait dû plutôt contenir  l’obligation de la mise en place, d’une réforme fiscale, consacrant le principe de la justice fiscale, et l’obligation de  la transformation digitale de l'économie et des finances devant aider l'Etat, à  rendre plus efficients les contrôles, et à instaurer systématiquement un système de traçabilité, évitant la fraude et l’évasion fiscales.

L’Article 16 relatif au partage des richesses nationales et au rôle redistributif de l’Etat

Art. 16 – Les richesses de la patrie appartiennent au peuple tunisien. L’Etat doit œuvrer à la répartition de leurs revenus sur la base de la justice et de l'équité entre les citoyens dans toutes les régions de la République. Les conventions et les contrats d’investissement relatifs aux richesses nationales sont soumis l’assemblée des représentants du peuple et au Conseil national des régions et des districts pour approbation.

Cet article fait référence au rôle de l’Etat. Or le rôle de l’Etat dans sa conception, aussi bien politique, qu’économique dépend du modèle de développement.

Pour prendre toute sa signification cet article doit faire référence, au modèle de développement, et au pacte national de développement. En fait pour ancrer le Modèle de Développement comme référentiel commun, il doit être traduit dans un «Pacte National pour le Développement», représentant une traduction de la constitution et donc un cadre global, de définition des priorités des  choix fondamentaux de développement.

La constitution doit traduire  les perspectives les choix et les axes stratégiques de développement, et donc illustrer un nouveau modèle de développement économique et social qui doit prendre en considération le développement territorial. Pour cette raison, la constitution aurait dû stipuler la création d’un Observatoire des Territoires destiné à identifier d’éventuelles disparités et inégalités.

L’article 17 de la complémentarité entre les secteurs public et privé

Art.17 – L'État garantit la coexistence entre les secteurs public et privé et œuvre à assurer la complémentarité entre eux sur la base de la justice sociale.

Cohabitation, signifierait que les deux secteurs n’ont pas des objectifs communs. Or cette nouvelle constitution ambitionne de créer une nouvelle république, des fondements d’une nation solide. Commençons par préciser que l’investissement est le principal moteur de la croissance économique, et que la classification  privé/public, est classique, et qu’aujourd’hui un nouveau modèle hybride est en train de se développer, incluant le tiers secteur, c’est à dire l’ESS. Pour compléter cet article, des lois, décrets doivent être promulgués pour confirmer et asseoir, le principe d’équilibre entre les différents secteurs: public;  privé (domestique et étranger: IDE),  ou tiers secteur autrement dit l’ensemble des structures de l’ESS. Le rôle de l’Etat, investisseur public est important, en tant que préalable pour assurer les infrastructures physiques et sociales, et pour jouer son rôle contra cyclique au cours des périodes de crise et de récession. 

L’article 18  faisant état de la constitutionnalité du droit à l’assistance publique destinée aux personnes au chômage

Art.18 – L'État doit fournir tous les moyens juridiques et matériels aux personnes en chômage pour la création de projets de développement.

Devant l’ampleur du défi démographique, les finances publiques doivent être mobilisées au service de l’investissement pour assurer l’équilibre sur le marché de l’emploi. C’est dans ce sens que la complémentarité entre les trois secteurs est importante. Notamment pour les personnes marginalisées et vulnérables. La création d’emplois est «une priorité universelle», notamment dans un pays où la structure démographique est dominée par une population âgée de moins de 29 ans (près de 50%). Cet article pose encore une fois la question des moyens de financement. Ce qui nous renvoie  vers la nécessité de développer la finance citoyenne solidaire et participative.

L’article 19 relatif aux services de l’Etat, et de l’administration publique

Art.19 – L'administration publique et tous les services de l'État sont à la disposition du citoyen sur la base de l'impartialité et de l'égalité. Toute discrimination entre les citoyens en raison d’une quelconque appartenance est une infraction punie par la loi.

Cet article fait référence aux services de l’administration, et montre une déformation du concept de qualité des services de l’administration. La question centrale n’est pas celle de justice, A cet article, doivent être jointes des lois qui précisent que l’administration doit retrouver sa vocation première d’être au service du citoyen. La conception du citoyen par l’administration devrait changer et évoluer du citoyen  «administré», vers le citoyen «contribuable», qui paie ses impôts, à qui on doit un service de qualité. Ce qui nécessite une administration moderne, numérisée, et des procédures simplifiées. Cet article aurait dû être appuyé par l’obligation et dans l’urgence de numérisation de l’administration publique.

L’article 46 de la constitutionnalité du droit au travail

Art. 46 – Tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail. L’État prend les mesures nécessaires afin de la garantir sur la base de la compétence et de l’équité. Tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail dans des conditions décentes et à une juste rémunération.

Le droit au travail est un droit fondamental  universel, pour cette raison l’article 46 doit être complété par des lois d’application destinées à préciser les structures qui seront mises en place pour garantir le droit au travail, tout comme les mécanismes qui garantiraient une allocation chômage. L’allocation chômage  doit devenir également un droit constitutionnel permettant aux personnes au chômage de vivre dignement et de trouver les moyens de chercher du travail.

L’article 47; faisant référence à la protection de l’environnement

Art. 47 – L’État garantit le droit à un environnement sain et équilibré et contribue à la protection du milieu. Il incombe à l’État de fournir les moyens nécessaires à l’élimination de la pollution de l’environnement.

L’environnement est un élément à part entière du développement durable, plus du tiers des 17 ODD sont axés sur l’environnement.

La faible intégration des contraintes environnementales dans la constitution et dans les politiques publiques rend difficile la concrétisation des engagements de notre pays au titre de l’agenda de l’ONU relatif aux (ODD) à l’horizon 2030. La constitution doit en effet stipuler la mise en place de structures juridiques et d’institutions à l’appui  des NDCs (contributions nationales déterminées), afin d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris COP21, dont la Tunisie est signataire.

Pour terminer disons que «S'il y a une richesse que nous devrions développer, une valeur que nous devrions cultiver c'est l'amour de la nation, la citoyenneté, la responsabilité commune».

Habiba Nasraoui Ben Mrad
Docteure en Sciences Economiques Chercheure et Enseignante Universitaire