News - 08.03.2023

De la nécessaire réforme du secteur de la Santé en Tunisie

De la nécessaire réforme du secteur de la Santé en Tunisie

Par Dr. Nazih Zghal & Khadija T. Moalla - La Tunisie a souscrit à la majorité des engagements internationaux afin de promouvoir et protéger la santé des Tunisiennes et des Tunisiens. Rappelons que selon la Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS): «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité». En effet, la possession du meilleur état de santé représente l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soit sa nationalité, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale.

La Tunisie s’était aussi engagée à augmenter le budget du Ministère de la santé, dans le cadre de la Déclaration d’Abuja et qui est de 15% du budget total.

D’une part, ces engagements internationaux ont été traduits en droit, par la Tunisie, dans l’article 38 de sa Constitution de 2014, qui prévoit que: «Chacun a droit à la santé. L’État garantit la prévention et les soins sanitaires à tout citoyen et fournit les moyens nécessaires pour garantir la sécurité et la qualité des services de santé… [ainsi que] la gratuité des soins pour les personnes sans soutien et à faible revenu… [et] le droit à une couverture sociale, conformément à la loi».

D’autre part, il a été traduit dans les faits, depuis Avril 2015, par l’établissement d’une Politique Nationale de la Santé (PNS) qui s’est donnée comme objectif d’atteindre, en 2030, la Couverture de Santé Universelle. Telle qu’énoncée par l’OMS, la couverture sanitaire universelle (CSU) signifie: «Que chaque personne a accès à tout l’éventail des services de santé de qualité dont elle a besoin, au moment et à l’endroit où elle en a besoin, sans que cela génère pour elle de difficultés financières…. [incluant] la promotion de la santé, de la prévention, des traitements, de la réadaptation et des soins palliatifs». Par conséquent, le droit à la santé pour tous implique que chacun devrait pouvoir être maître de sa santé et de son corps, incluant l’accès à des informations et à des services en matière de sexualité et de procréation, sans être victime de violence ou de discrimination.

De plus, la Tunisie s’est engagée à réaliser les 17 Objectifs du Développement Durable, dont l’objectif numéro 3 aspire à: «Permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge». Mais du moment que les 17 objectifs sont interdépendants, la santé est déterminée par d’autres droits humains fondamentaux comme l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, à une nutrition saine, à un logement décent, à l’éducation et à des conditions de travail sûres.

Par conséquent, la question qui se pose : sommes-nous sur la bonne voie pour relever le défi si, à 7 ans de l'échéance de 2030:

1- Le budget de la santé ne représente que 6,78% du budget total dont seulement 12.4% alloués à l'investissement accusant en plus un recul de 0.5% par rapport à 2022;

2- La corruption gangrène fortement le secteur. Selon une étude réalisée par l'INLUCC en décembre 2020, 88,6% des personnes interrogées estiment que la corruption est répandue dans le secteur de la santé, dont 12% qui ont reconnu avoir vécu une situation de corruption pour obtenir un service dans un hôpital.

Comment peut-on parler de couverture sanitaire universelle en 2030 alors que l’offre de soins reste encore marquée par une inégalité interrégionale d'accès aux soins en défaveur des régions de l’Ouest et des régions les plus pauvres aussi bien au niveau des infrastructures et équipements que celui des ressources humaines? En effet, nous nous vantons d'avoir un maillage large sur tout le territoire Tunisien de centres de santé de base (communément appelés dispensaires) avec 2133 centres mais nous oublions que ces centres ne sont ouverts que quelques heures la matinée, et qu’en moyenne, et un centre de santé de base seulement sur 5 garantit une consultation médicale 6 jours par semaine. On omet également de mentionner l'inégalité interrégionale flagrante de l'offre de soins de base ainsi les deux tiers des dispensaires du Grand Tunis ouvrent leurs portes les 6 jours de la semaine alors qu’au niveau des régions Nord-Ouest et Centre-Ouest, les deux tiers des centres n’offrent leurs services qu'une fois par semaine. De plus, sur l'ensemble des 26 centres hospitalo-universitaires et centres spécialisés, nous comptons seulement deux centres spécialisés à l'ouest du pays en l'occurrence à Jendouba ce qui oblige les habitants des régions Ouest du pays à traverser en moyenne 200 km pour atteindre le centre hospitalo-universitaire le plus proche pour une prise en charge spécialisée spécifique.

Quant aux équipements lourds et pour ne citer que ceux utilisés en imagerie médicale, quatre IRM sont installées dans les régions de l’Ouest soit le quart de l'ensemble des appareils installés dans le secteur public et seulement 14 scanners répartis dans les chef- lieux des dix gouvernorats de l’Ouest sur un ensemble de 57 appareils. De plus, sur le plan des ressources humaines, 80% des médecins spécialistes du secteur public et deux tiers des soignants paramédicaux travaillent dans les régions côtières.

Ajoutons à cela:

1- La faible participation de l’Etat au financement de la santé en n'assurant que 24% des dépenses totales de santé, la CNAM couvrant 34,6%des dépenses;

2- La contribution excessive des ménages aux dépenses de la santé à hauteur de 39,4%, ce qui représente le double de ce que recommande l'OMS pour éviter les dépenses appauvrissantes qui font passer les ménages au-dessous du seuil de pauvreté. Ceci pourrait être expliqué par le nombre important de ménages sans couverture santé, qui représente un peu plus d’un ménage sur 6 selon une étude publiée en 2019, par le Centre de recherche sociale. Ajouté à cela, les pénuries fréquentes en médicaments dans le secteur public qui obligent les bénéficiaires d’un régime d’assistance médicale ou du régime à tarifs réduits (28.5% des ménages) à acheter leurs médicaments eux-mêmes. À tout cela se rajoutent les frais de transport, souvent très chers, à cause des longues distances pour atteindre un centre hospitalier;

3- Selon les données du Registre Tunisien de santé de 2016, établi par l’Institut National de Santé, le taux de renoncement aux soins pour des raisons financières est estimé à 16%, soit 1 patient sur 6. Il atteint 27% dans la classe la plus défavorisée et encore plus élevé au Nord-Ouest à 28,9%;

4- Presque la moitié des dépenses de la CNAM couvrent les dépenses en santé du tiers des affiliés selon le dernier rapport sur les dépenses de la CNAM qui date de 8 ans déjà. Ce déséquilibre est encore plus important aggravé par la croissance vertigineuse des dépenses de santé dans le secteur privé.

Mais si la Tunisie souhaite réellement honorer ses engagements, il faudrait:

1) Faire participer l'industrie pharmaceutique et les agences de tourisme médical dans le financement du Fond de soutien de la santé publique à l'instar des professionnels soignants du secteur privé ;

2) Ouvrir la possibilité aux personnes physiques et morales de participer au financement du budget de l’hôpital moyennant un don déductible d’impôts.

En plus des solutions financières, la Tunisie a besoin d’opérer:

Une réforme de la gouvernance

1- En unifiant la gouvernance de toutes les structures de santé publique et parapublique jusque-là rattachées au Ministère des affaires sociales ainsi que les caisses d'assurance maladie sous une même tutelle et en redéployant les employés, en fonction des besoins sans avoir à en recruter;

2- En dotant tous les hôpitaux d’une autonomie financière totale effective en leur accordant un budget fonction des performances réelles évaluées par le pôle santé économie;

3- En renforçant le pôle économie de santé pour un suivi plus rapproché des comptes de santé et un meilleur financement des structures sanitaires en fonction des performances;

4- Assurer un suivi-évaluation continu des cibles et indicateurs de l’ODD 3 afin de s’assurer de les réaliser d’ici à 2030.

Une réforme dans le mode de financement de la santé: Unifier le financement de la santé en transformant la CNAM en une caisse qui assure toute la population quel que soit la profession et la situation socio-économique. Cette caisse sera financée grâce à une dotation de l’Etat, aux cotisations obligatoires à taux variable en fonction du revenu de l’assuré et grâce aussi à d'autres ressources.

Une mise à niveau de l'offre de soin de proximité équitable et de qualité grâce à:

1- La mise à niveau des hôpitaux de circonscriptions pour qu’ils assurent pleinement leur rôle d’hôpital assurant la prise en charge des pathologies médicales et chirurgicales courantes sans avoir à les transférer vers les hôpitaux régionaux;

2- L'acquisition en faveur des hôpitaux régionaux d'équipements d'imagerie ou tout autre équipement permettant une prise en charge intégrale. Dans l'attente de telles acquisitions, la Caisse établira des conventions avec les centres spécialisés du secteur libéral pour prendre en charge les explorations indisponibles dans les structures sanitaires publiques en donnant toutes les garanties nécessaires pour honorer ces engagements financiers envers ces centres spécialisés;

3- L'acquisition des équipements nécessaires pour hisser trois hôpitaux régionaux, du Nord, Centre et Sud-ouest, au rang de centre hospitalo-universitaires de référence. Leurs besoins seront évalués dans l’optique d’une autonomie de prise en charge régionale ou interrégionale de proximité et être totalement autonome par rapport aux centres hospitaliers de la côte;

5- L’amélioration de l'infrastructure réseau préexistante afin de faire bénéficier toutes les régions de tous les champs d'application de la télémédecine et afin d'accélérer l'implémentation du dossier médical informatisé, les échanges sécurisés inter-hospitaliers des dossiers médicaux.

Cette démarche ne peut avoir de sens si nous ne faisons rien pour renforcer et compléter les équipes médicales. Il est important de légiférer afin d'augmenter le nombre de médecins exerçant à temps partiel ou plein dans les structures sanitaires publiques et leur donner un sentiment de sécurité lors de l'exercice:

1- En créant un nouveau mode d’exercice permettant aux médecins libéraux d’exercer en tant que salariés à temps partiel;

2- En donner la possibilité aux médecins étrangers d’exercer au même titre que les Tunisiens après vérification des connaissances;

3- En faisant adopter deux lois déjà prêtes: l’une en rapport avec la responsabilité médicale et une pénalisant avec sévérité la violence contre le personnel soignant.

Dr. Nazih Zghal & Khadija T. Moalla