News - 20.01.2023

Ammar Mahjoubi : Marc Aurèle, l'empereur philosophe

Ammar Mahjoubi : Marc Aurèle, l'empereur philosophe

Marc Aurèle appartenait, comme Trajan et Hadrien, ses prédécesseurs à la tête de l’Empire, à une famille espagnole de la même province romaine de Bétique. Mais alors que ces deux empereurs étaient originaires de la colonie romaine d’Italica, Annius Verus, l’arrière-grand-père de Marc, déjà membre du Sénat romain, appartenait à une famille illustre, celle des Annii, dans la colonie d’Uccubi, près de Cordoue. Son grand-père, qui devint patricien en 73-74, était le fils d’Annius Verus et de Domitia Lucilla. Son père mourut prématurément à l’âge de trente ans environ, alors qu’il n’était que préteur et n’avait pas encore accédé au consulat. Marc fut alors adopté par son grand-père paternel et s’appela donc comme lui Marcus Annius Verus. Mais il ne tarda pas à être de nouveau adopté, après la mort de son grand-père, par le troisième mari de sa grand-mère maternelle.

Tout jeune, il s’installa dans la métropole romaine. Hadrien ne tarda pas à le nommer préfet de Rome, puis à imposer à son successeur Antonin, qu’il venait de nommer César, la condition d’adopter Marc.

C’était en 138, alors qu’il n’avait que dix-sept ans. Il changera donc de nouveau son nom et s’appellera Marcus Aelius Aurelius Verus. Les raisons de cette prédilection, qu’Hadrien n’avait cessé de lui manifester, ne sont pas évidentes et demeurent quelque peu énigmatiques. Dion Cassius (LXIX, 21, 2) assure cependant qu’ils étaient apparentés et on a suggéré que la mère de Marc était une demi-sœur d’Hadrien. Celui-ci mourut en 138 ; Antonin conféra alors à Marc le titre de César et le maria à sa fille Faustine la jeune. Il s’appela désormais Marcus Aurelius Antoninus.

L’infortune de Marc Aurèle était que par son tempérament, comme par son éducation et sa formation, ce philosophe était d’une grande modération et d’un haut degré de pacifisme ; mais en raison des évènements successifs et des conflits aux frontières de l’Empire, il fut contraint, une bonne partie du règne durant, à enchaîner les guerres au point de mourir sur le champ de bataille, dans un camp parmi les soldats. Fournie par l’«Histoire Auguste», la liste des professeurs qui furent ses maîtres comprend des figures connues, comme l’Africain de Cirta (Constantine),  Fronton, qui enseignait l’éloquence latine et dont on a conservé les lettres adressées à l’Empereur, ainsi que le professeur de langue grecque Herode Atticus, surnommé « le milliardaire » antique, en raison de sa richesse proverbiale. Parmi ses maîtres de philosophie, les trois stoïciens connus sont Apollonius de Chalcédoine, Sextus de Chéronée et le Romain Junius Rusticus. Passionné par leur enseignement, il porta la barbe et le manteau des philosophes et combla ses maîtres d’honneurs. Beaucoup devinrent sénateurs et accédèrent au consulat, et à la préfecture de Rome. Mais l’Empire ne fut pas, pour autant, gouverné par les philosophes, car Marc sut aussi s’entourer d’administrateurs et de chefs militaires compétents, tout en faisant preuve, lui-même, des qualités politiques nécessaires.

Il nous a laissé un recueil de méditations personnelles, intitulé les «Pensées» et écrit en grec, langue des philosophes. La doctrine stoïcienne s’y affirme, celle d’Épictète en premier lieu, enseignée par ses maîtres et transmise par Arrien.

Au début de ce journal intime, Marc Aurèle rappelle les conseils de son professeur Rusticus, qui déconseillait la vie au palais en robe et vêtements d’apparat, entouré de gardes, de torches et de statues. Il affirme aussi qu’à l’amphithéâtre, le spectacle l’ennuyait, car les cris de la foule l’empêchaient de se concentrer sur ses dossiers, et rien n’était plus monotone que la récurrence des affrontements de l’arène. Il n’avait pas été tenté, non plus, par l’une des «perfections» de son époque, celle d’être évergète au point de sacrifier en dons une grande partie du patrimoine et il n’aimait surtout pas parader à l’occasion des pompes officielles. Quant à l’idéologie impériale qui exaltait les vertus des empereurs, elle n’était, à ses yeux, qu’un vêtement d’apparat, auquel le philosophe se résignait, un devoir cérémonial sans conséquence.

Dans ce journal intime, Marc Aurèle réfléchit à ses devoirs de prince et énumère, avec une extrême satisfaction de lui-même, ses innombrables qualités, en insistant particulièrement sur le mérite d’être démocrate (Pensées, I, 14), c’est-à-dire de permettre à ses conseillers et aux membres du Sénat d’intervenir en les laissant s’exprimer en toute liberté. En cela, rappelle Paul Veyne, il suivait Plutarque qui considérait que la vraie liberté sous l’empire était de pouvoir parler sans crainte au souverain, de lui parler d’égal à égal. Cette «libertas», en somme, c’était le franc-parler que Marc se vantait d’accorder à ses sujets. «Je me représente un Etat où la loi est la même pour tous, gouverné d’égal à égal et dans le franc-parler, une monarchie respectueuse, sur toutes choses, de la liberté des gouvernés.» En «bon» empereur, respectueux du Sénat, Marc sollicitera donc ses conseils ; tout en sachant qu’il est plus important de faire aux gens l’honneur de leur demander leur avis, que de le suivre. Mais il dialoguera aussi réellement avec ses conseillers privés, c’est-à-dire qu’il écoutera leurs avis divergents.

La «libertas» impériale était ainsi le bien, le don accordé aux agents politiques qu’étaient le Sénat et le Conseil du prince et à eux seuls ; tandis que les plébéiens avaient droit à l’amour de l’empereur, les sénateurs avaient celui de se faire écouter, tout comme l’ensemble des citoyens de la cité grecque. Sous l’Empire, seuls les conseillers du souverain et les sénateurs constituaient donc le corps civique véritable ; et cette institution du «Conseil» devint désormais omniprésente, des millénaires durant, et connut une importance égale à celle des institutions démocratiques représentatives de notre époque. L’intérêt politique du souverain fut ainsi, très longtemps, celui d’écouter les membres de son Conseil et de tenir compte de leurs avis. Marc, homme d’études plein de modération, s’y conforma volontiers, d’autant plus qu’à côté de quelques conflits mineurs, il dut engager, pendant de longues années, des actions militaires extrêmement difficiles aussi bien en Orient, avec le réveil de la guerre parthique, qu’en Occident, où les armées romaines affrontaient les tribus germaniques.

La guerre contre les Parthes se prolongea de la fin de 161 jusqu’au printemps de 166. Les armées du roi des Parthes Vologèse III envahirent la province d’Arménie et écrasèrent les légions romaines cantonnées dans celle de Syrie ; mais la riposte romaine fut décisive. Marc Aurèle envoya son collègue à la tête de l’Empire Lucius Verus à Antioche (Antakya) pour représenter en Orient l’autorité impériale et présider l’état-major général, qui disposait de chefs de guerre valeureux : Statius Priscus, qui reprit l’Arménie et y installa un roi, client protégé par Rome ; et Avidius Cassius qui mena une campagne victorieuse en Syrie et en Mésopotamie, occupée jusqu’à Babylone et Séleucie. La capitale des Parthes, Ctésiphon, fut pillée et détruite. Conclue en consacrant la victoire romaine, la paix de 166 laissa à l’Empire une partie de ses conquêtes en Mésopotamie. Glorieuse donc fut la guerre parthique, mais ses conséquences furent funestes. Elle engendra la grande peste, ramenée en Italie par les troupes, et pendant une vingtaine d’années provoqua de très nombreuses pertes humaines. Et elle devint encore plus grave, lorsqu’elle aboutit à l’usurpation en Orient, neuf ans plus tard, d’Avidius Cassius. Marc Aurèle avait commis l’imprudence de lui confier le commandement de toute la région, Egypte comprise, en lui conférant une autorité politique et militaire dont il profita pour se faire acclamer par ses soldats et usurper le pouvoir suprême en se faisant proclamer empereur.

A peine la guerre parthique était-elle terminée et le triomphe commun de Marc Aurèle et Lucius Verus célébré en 166 à Rome, que des troubles apparurent en Occident, sur le front du Danube. Dans le monde des peuples germaniques, de grandes migrations affectèrent alors les Goths, en particulier, et les Gépides qui, depuis les rivages de la Baltique, se dirigeaient progressivement vers les parages ukrainiens de la mer Noire, bousculant devant eux d’autres tribus sarmates et germaniques. Contraints à avancer vers l’Ouest, ces derniers multiplièrent les pressions sur le « limes » romain et finirent par le franchir pour s’installer sur des terres d’occupation nouvelles, à l’intérieur du territoire romain. En 167, toutes les provinces danubiennes furent envahies. Les Marcomans attaquèrent le Norique puis se joignirent aux Sarmates et aux Quades pour déferler en Pannonie et atteindre même, en 169, le nord de l’Italie. C’est cette première guerre sarmatique qui est appelée, dans les inscriptions latines, la «première guerre germanique». La contre-offensive romaine aboutit à la paix de 175, qui maintint la frontière au Danube. Les Quades et les Marcomans, qui devaient laisser une zone neutre le long du fleuve, ne pouvaient s’établir à moins de cinq milles (7,5 km). Une autre campagne romaine en 174-175 rejeta les Jazyges à 10 milles. En 176, Marc Aurèle, accompagné de son fils Commode associé au pouvoir impérial, célébra le triomphe qui clôturait les hostilités. Mais un nouvel assaut des Marcomans survint l’année suivante ; alliés aux Quades et aux Hermundures, ils ne furent vaincus par le préfet du prétoire Paternus qu’en 179. La guerre semblait alors approcher de sa fin lorsque Marc mourut brusquement à Vindobona (Vienne) le 17 mars 180.

Le règne connut d’autres difficultés militaires, avec deux expéditions en Espagne pour repousser une invasion des Maures venus du Maroc en 171 ou 172, puis à l’occasion des troubles survenus en Lusitanie quelques années plus tard. En Egypte aussi, la révolte des Boucoloi, qui dura de 167 à 174, ne fut que péniblement étouffée. Mais en s’étendant longuement sur les guerres et les grands événements des règnes, les sources textuelles négligent les faits sociaux et économiques et ne disent mot des graves conséquences de la peste qui avait sévi sous le règne de Marc Aurèle.

Ammar Mahjoubi