News - 18.01.2023

Habib Ayadi - Tunisie: Un Etat sans peuple

Habib Ayadi - Tunisie: Un Etat sans peuple

Une révolution morte, une nouvelle Constitution élue par défaut, une chambre «introuvable». Les Tunisiens s’interrogent sur leur avenir. Un spectre les hante: la mort de la révolution de 2011 qui avait fait la fierté des Tunisiens et des jeunes Arabes. Un monarque moderne a pris sa place. Il a à la main droite une charte octroyée qui rappelle celle de Louis XVIII et à la gauche, les décisions du 25 juillet 2021. Des décisions qui n’ont aucun fondement constitutionnel ou juridique, mais qui sont de simples recommandations royales.

La démocratie, qui est considérée comme le pouvoir du plus grand nombre ou plus généralement de gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, appartient à son tour au passé.

I- Rappel de quelques règles et principes de la démocratie

L’idée n’est pas nouvelle: si l’on considère que la démocratie est le pire des régimes, il est le seul qui assure que les gouvernés puissent choisir librement leurs gouvernants. Bien entendu, à la condition qu’on y parle au peuple de l’ensemble des problèmes et de toutes les difficultés. Il faut alors comprendre qu’il ne peut y avoir de démocratie sans le peuple et qu’on ne peut accéder à la démocratie sans la participation effective à des élections libres et démocratiques. Autrement, ce ne sont plus des élus choisis par les électeurs mais des candidats désignés par quelques hommes politiques.

Nombre de citoyens conseillent que, faute de pouvoir faire entendre leur désaccord, il est préférable de s’abstenir de voter. Beaucoup de citoyens ne voient dans les élus que des rentiers et des profiteurs. Les résultats sont connus lors du référendum du 25 juillet 2022 et des élections du 17 décembre 2022.

La faible participation (en moyenne de 10%) a donné lieu à une nouvelle Constitution « inconstitutionnelle», à une assemblée du peuple «ingouvernable» et une armée de petits partis, lesquels comportent, à l’instar de l’armée mexicaine, beaucoup de généraux et peu de soldats. Il en résulte que l’absence de base juridique et populaire et dès lors l’incapacité de gérer le pays est de réaliser des réformes en profondeur.

Tous ces signes de faiblesse conduisent à penser que la démocratie naissante est en péril. Elle est menacée par des monarques modernes et certains dirigeants politiques qui ne voient dans la révolution qu’une aubaine.

Il en est résulté une Tunisie déchirée et une grande masse de Tunisiens «résignés» devant le fait accompli ou dans l’indifférence.

Sauf à s’affranchir des principes de droits constitutionnels et juridiques, les décisions du 25 juillet 2021 ne respectent pas les conditions de l’article 80 de la Constitution de 2014 et encore moins la forme. Et ce n’est pas en répétant inlassablement que les décisions prises le 25 juillet, à savoir les décrets-lois et مراسيم qui l’ont suivi, sont conformes à la Constitution qu’une interprétation erronée de l’article 80 se transforme en vérité absolue par le miracle de la sémantique.

Si le Président de la République persiste dans cette attitude de déni et se croit fort de sa souveraineté populaire, il a toujours la possibilité de poser la question au peuple : «Voulez-vous changer la Constitution de 2014 ?».

Autrement, la nouvelle Constitution de 2022 n’a aucune valeur juridique et avec elle tous les décrets-lois et مراسيم et la loi électorale.

A ce niveau, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ainsi que d’ailleurs plusieurs juristes tunisiens) a jugé le 22 septembre 2022 que l’Etat tunisien a violé l’article 80 de la Constitution de 2014 et ordonne à l’Etat d’abroger les décrets lois et مراسيم pris sur l’article 80 et ordonne à l’Etat d’envoyer un rapport tous les six mois quant à l’avancement de ses abrogations.

Aussi, pour mieux comprendre le régime de l’article 80 de la constitution de 2014, serait-il utile de se référer au droit constitutionnel de «la nécessité».

II- Le droit constitutionnel de la «nécessité»

En France, c’est la révolution de 1848 qui est à l’origine de l’état de siège, suivi au début du XXe siècle par la théorie administrative des circonstances exceptionnelles.

En 1936, la théorie de « nécessité » avec le général de Gaulle apparaît la Constitution de 1958. En 1961, il y a le coup d’Etat et les attentats de l’OAS et le recours à l’article 16 par de Gaulle.

En France, l’exercice des pouvoirs de crise permet au Président de se saisir de tous les pouvoirs en cas de nécessité. Les dispositions de l’article 16 sont en France sans précédent dans la tradition républicaine et autorise l’exercice d’une dictature au sens romain. Il a été repris en Tunisie par la Constitution de 1959 et l’article 80 de la Constitution de 2014. Il n’a jamais été utilisé par les présidents Bourguiba et Ben Ali. La mise en œuvre de l’article 80 ne permet pas une adaptation de la Constitution aux circonstances, mais réalise plutôt une simple «substitution» de la Constitution de la crise à la Constitution ordinaire.

Cela dit, le droit de nécessité apparaît quand cela devient d’une extrême urgence, dans une situation exceptionnelle, d’agir d’une manière qui, tout en restant dans l’esprit du droit constitutionnel, obéisse à la nécessité d’agir pour rétablir le fonctionnement normal et régulier des pouvoirs publics (menaces de guerre intérieure et extérieure, troubles sociaux, fonctionnement de service public interrompu), autorisant le président de la République à  prendre les mesures exigées par les circonstances, en ayant recours en France à l’article 16 et en Tunisie à l’article 80.

Pendant l’utilisation de l’article 80, le Président ne peut dissoudre l’assemblée et ne peut présenter de motion de censure.

Trente jours après l’entrée en vigueur de ces mesures, la Cour constitutionnelle peut être saisie.

Le président de la République, Kaïs Saïed, a recouru à l’article 80, mais il a détruit toutes les conditions exigées pour son utilisation: il a suspendu l’assemblée, renvoyé le chef du gouvernement et bloqué  la formation de la Cour constitutionnelle.

Il a créé un nouveau droit constitutionnel à sa mesure et il s’est installé pour exercer une dictature au sens romain.

III- L’échec du choc du 25 juillet

Plus de onze ans après la révolution de janvier 2011, rien n’a changé. Les choses semblent s’être figées et la politique économique et financière fait du surplace durant cette période.

Les Tunisiens attendaient un choc politique et une transformation politique, économique, financière et sociale parce qu’aucun dirigeant politique ou syndical n’a osé entreprendre jusque-là une réforme. Pour le Président, la crise du 25 juillet lui a donné l’occasion de se faire connaître par le peuple comme grand réformateur politique, économique et financier. Il sait que ce sont les électeurs qui sont seuls en mesure d’arbitrer les conflits. Le peuple peut avoir l’occasion de se faire entendre et de se reprendre. 

Trois possibilités sont ouvertes à Saïed par la Constitution. Il peut d’abord préparer un programme politique, économique et financier. Il peut ensuite démissionner, se présentant ainsi comme un Président réformateur. C’est là une mesure exceptionnelle, mais une solution.

Il peut également prononcer la dissolution de la Chambre du peuple. La dissolution apparaît comme une solution, dans la mesure où elle est susceptible de rétablir l’harmonie entre les différents partis.

Il peut également consulter le pays par voie de référendum, en application de l’article 82 de la Constitution. Le recours au référendum est nécessaire lorsqu’on compte changer de constitution. Il faut toujours interroger les électeurs.

On observera toutefois que le référendum plébiscitaire, même réussi, ne peut constituer une solution suffisante, il cristallise la situation existante.

Mais Kaïs Saïed a ignoré totalement ces solutions. Il a ignoré le peuple et la Constitution de 2014. Il a préféré l’inconstitutionnalité et l’illégalité avec un prétendu pouvoir d’exception.

Kaïs Saïed doit le savoir. Il y a toujours cette question : quelle trace laissera un président de la République dans l’histoire? En effet, un Président laisse une trace par l’action qu’il mène, par la façon dont il gère des problèmes auxquels il est « mêlé ».  Dans les deux cas, c’est en pensant en permanence à ce qu’il lègue pour la postérité.

Dans la vie en général et dans la politique en particulier, il faut réussir sa sortie quand on est Président d’un pays. L’impératif atteint même une dimension sacrée. Car c’est l’entrée dans l’histoire qui s’y joue. Cette apothéose offerte aux dirigeants du temps moderne.

C’est au président de choisir entre Bonaparte, de Gaulle et Bourguiba et Napoléon trois (1848) et le Maréchal Pétain?

Habib Ayadi
Professeur émérite de droit public
à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis II