News - 20.12.2022

Ammar Mahjoubi: L’idéologie

Ammar Mahjoubi: L’idéologie

Dans «Le pain et le cirque», l’ouvrage consacré au don à la collectivité, au mécénat envers la cité antique, Paul Veyne aborde, au chapitre quatre, la question de l’idéologie, en se demandant à quoi sert-elle et comment on y croit ? A titre d’exemple il pose, en réponse, le problème de l’idéologie impériale, à l’époque romaine. Selon les historiens modernes, les figures féminines que l’art officiel représentait, à partir du IIe siècle, sur les bas-reliefs et sur les revers monétaires devaient être considérées comme l’affirmation d’un endoctrinement idéologique et d’une propagande impériale ; ces figures symbolisaient en effet, dans cette iconographie, les «vertus» de l’empereur et certaines d’entre elles, comme celle de sa «Libéralité», étaient devenues des divinités abstraites qui recevaient un culte, avec autels, libations et sacrifices.

Mais Veyne s’empresse d’objecter qu’il ne peut y avoir de propagande que dans les sociétés où existe une opinion publique ; or force est d’admettre que dans cet antique régime impérial, l’absence d’une opinion publique à griser ou à mater est évidente. Même lorsqu’un  Caligula ou qu’un Commode s’exhibaient au théâtre et au cirque, ce n’était guère dans un but politique de propagande, mais bien pour le seul plaisir de se faire acclamer, de «régner sur les cœurs». Une propagande, au contraire, s’efforce de mettre une opinion en condition pour l’amener à accomplir ou à accepter une mesure, une action, une entreprise ou une décision politique. Parfois aussi, c’est pour l’arracher à son apolitisme, lui insuffler un sentiment patriotique puissant, le préparer à un événement, un combat politique, pour l’apprêter à «la grande épreuve de l’ultime bataille». Ce fut le cas, par exemple, en Tunisie, au tout début des années cinquante du siècle dernier, avant de déclencher l’assaut décisif du mouvement national qui mit fin, politiquement, au régime colonial.

A l’époque romaine, par contre, le régime impérial, comme plus tard les monarchies, préférait plutôt entretenir les populations dans l’incurie, dans un quotidien routinier, une docilité tranquille sous la tutelle d’un pouvoir paternel. Il n’y a donc de propagande, d’endoctrinement que si, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, on entreprend de convaincre, de mobiliser ; mais on ne convainc vraiment qu’un public qui a conservé quelques droits, quelques libertés, qui a gardé quelque autonomie, quelques facultés de jugement. La propagande, l’endoctrinement informent, agissent sur les esprits, tandis que l’exaltation des « vertus » de l’empereur, l’apparat de la majesté impériale, l’étalage de son faste ne font qu’exprimer ; et l’expression se distingue de la propagande, de l’endoctrinement.

Les figures féminines de l’art officiel qui symbolisaient les vertus impériales étaient un hommage rendu à l’idéal du régime, une vénération de ce régime et une dévotion qui exprimaient l’humilité de ses sujets. Hommage et humilité qu’on constate même s’il ne s’agit que d’un roitelet d’opérette, comme le Bey en Tunisie à l’époque coloniale ; son style de chancellerie, hérité peut être de la Sublime Porte, avait en effet perpétué jusqu’au siècle dernier, jusqu’au début des années cinquante, la mise en place de tout un cérémonial censé exprimer la vénération pour sa majesté; et son nom était immanquablement précédé par l’expression «Notre seigneur et maître» (مولانا سيّدنا) qui avait perpétué l’humilité ancestrale des sujets.

Mais si les hommages et l’humilité manifestés à l’égard des monarques n’étaient pas de la propagande, de l’endoctrinement idéologique, qu’est-ce qu’une idéologie ? C’est, assure Veyne, une idée justificatrice ou plutôt, «l’usage justificateur d’une idée…L’idéologie répond, chez le mystificateur, au besoin incoercible de justifier, et chez le mystifié, à celui de se justifier.». De façon générale, les régimes politiques estiment et on présume qu’ils sont au service de tous ; ils se justifient en conséquence et on les justifie, on légitime leur pouvoir en affirmant que le souverain exemplaire, sous peine de devenir un tyran, ne règne que pour ses sujets ; à l’inverse d’un chef d’entreprise, d’un capitaliste, qui ne poursuit que son intérêt personnel. «Placé par la nature à la poupe et tenant solidement le gouvernail (le bon roi) dirige le navire à bon port, et il met sa joie et sa délectation à faire ces bienfaits à ses sujets» (Philon d’Alexandrie, Ambassade à Caligula, VII, 50). Mais si, au lieu d’être le propriétaire du navire et des passagers eux-mêmes, le bon roi était élu par eux, il serait encore plus crédible et on admettrait plus aisément qu’il est à leur service ; la justification serait alors plus probante.

Max Weber disait que l’Etat est un « Anstalt», c’est-à-dire qu’il suffit de naître, pour être dans sa dépendance et qu’il n’y a pas d’autres choix ; ce n’est pas un «Verein», dans lequel on serait entré librement, et d’où on pourrait sortir à son gré. Dans cet «Anstalt», il y a des volontés plurielles et diverses ; il est donc indéniable qu’il n’existe pas de solution démocratique optimale pour satisfaire toutes ces volontés. Ce fait, qui ne doit pas être dissimulé, ne peut qu’engendrer des tensions qui induisent des sentiments, voire des passions nombreuses autant que diverses. Parmi ces passions, l’idée de la bonté du roi, par exemple, et la vénération du bon roi sont des croyances, et c’est aussi de l’idéologie. Et cette idéologie occupe une grande place dans l’Histoire, parce que l’Histoire, ou la politique au sens large, comporte d’énormes tensions. Or dans le comportement humain les tensions, répétons-le, induisent des sentiments ou des idées. «L’idéologie est une croyance induite par une condition objective, de même que l’amour pour le père est un sentiment induit…Je crois que le roi est bon, ce qui le justifie de l’être.»

Prenons un exemple local, celui du citoyen tunisien né à Tataouine dans les années cinquante ou soixante, dans un milieu social traditionnel qu’il n’avait pas choisi. Dans ce milieu géographique et social, des tensions n’avaient cessé de s’accumuler depuis l’accès à l’indépendance, plus d’un demi-siècle durant ; et ces tensions avaient induit des sentiments, voire des passions. Notamment une inclination, un attrait exercé par les idées propagées par un mouvement religieux qui n’avait cessé d’idéaliser l’observance de la «Chariâ», le retour au régime du Califat. Ainsi naquit me semble-t-il la propagation locale de l’idéologie islamiste ; car l’idéologie n’est pas une pulsion aveugle, mais un jugement vrai ou faux, une croyance induite par une condition objective. Elle est engendrée par les faits, par la réalité qu’elle extrapole tendancieusement ; elle ne peut prendre et s’établir que si les faits ne la démentent pas de façon manifeste.

L’essence de l’idéologie est donc d’être justificatrice, et elle se définit par son objectif, par sa fin qui est de justifier des idées qui peuvent être vraies ou fausses. Et si les idéologies n’ont cessé d’occuper une place énorme dans l’Histoire, c’est en raison de l’importance qu’elles revêtent, qu’elles n’ont cessé de revêtir ; les hommes n’ont cessé d’y recourir pour des raisons diverses: pour se justifier à leurs propres yeux, pour justifier leur engagement, pour se consoler et se donner bonne conscience, ou pour s’exalter, se glorifier et se magnifier. D’aucuns, cependant, sont restés réfractaires aux idéologies. Le raisonnement, la raison tout simplement et, aussi, leur culture, et leur «liberté de pensée» les incitent au refus, voire au rejet, et même à l’opposition. Malheureusement, cette liberté et cette raison ne sont pas monnaie courante, car elles sont nécessairement le résultat fragile d’un effort de réflexion qui est loin  d’être toujours consenti. «Etre libre est une chance et non un mérite, car personne n’est libre, sauf aux yeux des tribunaux et de beaucoup de philosophes» conclut Paul Veyne.

Ammar Mahjoubi