News - 07.11.2022

Slaheddine Dchicha: Zarzis, mon amour!

Slaheddine Dchicha: Zarzis, mon amour!

Rappelons cependant que dans la nuit du 21 au 22 septembre dernier, dix-huit personnes, dont la plupart avaient entre 16 et 18 ans et parmi lesquelles se trouvaient deux femmes et un bébé, ont quitté  les côtes de Zarzis à bord d’une embarcation de fortune en vue d’une émigration «irrégulière». Mais, une demi-heure après le départ, tout contact avait été perdu et tout semble indiquer que les  migrants ont péri en mer. Rappelons aussi que l’indifférence puis le laxisme et les dysfonctionnements lors de la  gestion du drame par les autorités locales ainsi que l’instrumentalisation par l’opposition islamiste de la détresse des familles ont déchaîné la colère des Zarzissien.ne.s. Qui n’a cessé depuis.

La révolte

Colère qui a pris différentes formes. Le 12 octobre dernier, les habitants ont attaqué le siège de la  délégation, allumé des feux pour barrer les voies publiques et incité les élèves à déserter les cours… Deux jours après, le vendredi 14  octobre, le gouverneur de Médenine, Saied Ben Zayed, ainsi que le  délégué de la ville de Zarzis,  Ezzeddine Khelifi, ont été «dégagés» sous les sifflets et les jets de pierre. Quant au 18 octobre, non seulement une grève générale, décrétée à l’appel des sections syndicales  locales, a été massivement suivie, mais en outre une manifestation comme n’en a jamais connu la région (entre 5 000 et 7 000 personnes) fut organisée pour secouer la léthargie des instances  nationales et en premier lieu le Président de la République qui,  la veille enfin, a ordonné d’enquêter   afin de déterminer les  responsabilités et d’étudier en profondeur les causes qui «laissent des  enfants se  jeter en mer pour atteindre le continent européen».

Pourquoi partir?

Tout en partageant le deuil des parents et des proches, tout en comprenant leur colère et en dénonçant les tentatives de récupération politicienne, laissons les enquêteurs chercher et déterminer les raisons et les conditions du naufrage et répondons à l’appel de Kaïs Saïed en essayant de comprendre les motifs qui poussent les jeunes et les moins jeunes à l’émigration «clandestine». De prime abord, il faut préciser que les facteurs sont multiples et divers. En effet, ils relèvent de  trois  types intimement imbriqués mais qui seront ici séparés par souci de clarté: l’international, le national  et le spécifiquement local.

L’international

Depuis l’indépendance, hormis les années «socialisantes» d’Ahmed Ben Salah, les décideurs tunisiens ont opté pour une économie intégrée à l’économie mondiale avec liberté de circulation des  hommes et des biens à l’intérieur d’un marché libre. C’est ainsi que l’économie tunisienne s’est  trouvée ouverte au commerce extérieur, à  l’investissement privé et à l’emprunt. Et pour ce, les différents responsables qui se sont succédé aux commandes ont dû se plier aux diktats des grades  institutions financières internationales et notamment la Banque mondiale et le FMI et procéder aux  ajustements structurels exigés et conditionnant les prêts consentis. Cependant, très vite, le fameux dogme libéral «libre circulation des biens et des hommes» a pâti d’une entorse de taille lorsque s’est  instauré, dans les années 90, le fameux espace Schengen qui, tout en érigeant des frontières administratives, a rendu la délivrance des visas sélective et limitée. L’émigration légale devenue ainsi  difficile, voire impossible, a ouvert par contrecoup la voie clandestine.

Le national

Les ajustements structurels exigés ont ouvert l’économie tunisienne à la concurrence internationale.  Certains secteurs ne pouvant résister ont tout simplement disparu, d’autres comme l’éducation ou  la santé ont vu leur budget réduit, entraînant le délabrement des institutions éducatives et  hospitalières et la fuite des cerveaux et des compétences. Mais  surtout, ces ajustements n’ont pas  mis un terme à la corruption ni au clientélisme. Au  contraire, ils ont favorisé une économie de rente  et la vie des Tunisiens s’est dégradée: le chômage, l’inflation et la dévaluation de la monnaie ont eu comme effets conjugués la hausse considérable de la pauvreté, l’aggravation des inégalités et  l’augmentation des abandons scolaires (100 000 par an) … et donc le départ massif et clandestin des «Harragas» vers l’Europe.
Que pourrait être l’impact de tout cela au niveau local, au  niveau de la petite presqu’île du sud-est tunisien, Zarzis ?

Le local

Zarzis est un microcosme, un échantillon représentatif de la Tunisie, la situation y est la même et ne  dit-on pas que «les  mêmes causes produisent les mêmes effets». L’émigration clandestine y a commencé très tôt, pratiquement en même temps que la fuite de Ben Ali en 2011. Profitant de la désorganisation générale et du relâchement de la vigilance de la garde  maritime et de la police, plusieurs centaines de Zarzissiens avaient «brûlé» vers Lampedusa.Mais le chômage et la pauvreté d’alors se sont depuis aggravés par la crise du tourisme et les jeunes  déscolarisés et oisifs, faute de cinéma, de librairie, de loisir… tuent le temps dans les cafés et rêvent. D’un travail. Pour aider leur famille à vivre et à se soigner. Pour se faire construire un logis et  pouvoir se marier. Et ces rêves, malgré les noyades et les disparitions fréquentes en mer, leur semblent à  portée de main lorsqu’ils voient des connaissances, des voisins et des parents réussir et atteindre  «les Pays  de l’euro».

Cependant, le départ est difficile et surtout très cher car les passeurs sont intraitables et sans pitié :  ils exigent entre 5 000 et 8 000 dinars pour la traversée jusqu’à Lampedusa. Et  les partants de s’endetter, de détourner l’emploi des microcrédits obtenus, et la famille de consentir à des sacrifices  douloureux. Certains pères bradent un lopin de terre ou quelques pieds d’oliviers, alors que  certaines mères vont jusqu’à gager ou vendre leurs modestes bijoux. Et ni les noyades ni le retour  des  migrants  expulsés  ne  découragent  les  familles  et  il  n’est  pas  rare  d’entendre  des mères  inciter leur progéniture en ces termes : «Dir kif endadak,  Houmma khir minnak?»: fais comme tes  pairs, sont-ils mieux que toi?; «Mari endadak,  ach zaydin alik?», imite tes pairs, qu’ont-ils de plus  que toi?

Et ils se plient aux injonctions maternelles et partent de plus en plus nombreux, favorisés, il  est vrai,  par la position géographique de la presqu’île autant que par l’expertise maritime et la tradition  migratoire de ses habitants. En effet, à Zarzis, chaque famille compte au moins un proche émigré en  Italie, en Allemagne mais surtout en France où vit une importante diaspora.

Partir pour revenir

Les Zarzissien.ne.s entretiennent un lien particulier avec leur presqu’île, ils ne la quittent, la fuient  en  catimini que pour mieux y revenir, en pleine lumière. Il n’est pas question pour eux de s’installer  définitivement ailleurs. Une fois leur situation régularisée et leur titre de séjour en poche - et cela peut prendre parfois  quelques années d’exil -, ils s’empressent de revenir à Zarzis. Triomphants, bien habillés, le porte-feuilles bien garni et si possible avec une belle voiture. Ils reviennent passer les vacances en famille  dans la maison qu’ils ont fait construire… Et c’est ainsi que les «Houch», ces maisons traditionnelles,  ont cédé la place à des constructions en béton et en briques à plusieurs étages, avec terrasses et   vérandas aux couleurs pâtissières: vert pistache, rose grenade, vert menthe…

Les effets de l’émigration sur le territoire ne s’arrêtent pas là. L’extension de la ville est désormais  anarchique, part dans tous les sens: le long de la côte bien sûr, à la suite d’un chapelet  d’hôtels  qui ont  colonisé le bord de mer et apporté avec eux une infrastructure: route, électricité, eau… mais  aussi à l’intérieur des terres, dans la plaine grignotant les aires agricoles et décimant oliveraies et   palmeraies.   En outre, le visiteur est surpris par le nombre de mosquées qui ont poussé partout comme des champignons, à croire que chaque famille voulait disposer de sa propre mosquée et souvent dans un  style kitch dont le prototype est celle dont les deux hideux minarets en faillance bleu-sale s’élèvent  avec  arrogance face au modeste mausolée de Sidi Kbir et qui  défigurent la beauté originelle de  la  plage éponyme. L’édifice en question aurait été financé par un migrant qui a fait fortune et qui est  resté croyant pour ne pas dire bigot!

Par ailleurs, le visiteur ou le Zarzissien qui s’est  absenté longtemps, découvrira, ahuri, que les entrées  de la ville sont désormais dotées de nouvelles «fausses vieilles» portes se donnant pour anciennes,  ce qui est étrange quand on sait que tout le long des années cinquante et soixante, une folie  destructrice a saisi la cité qui s’est acharnée sur son passé et s’est débarrassée de ses innombrables  et magnifiques ksours et d’un immense fort qui trônait en son centre. Désormais au centre de la  ville, un restaurant-pizzeria arbore fièrement et ostensiblement son nom «Lampedusa» et à deux kilomètres de là au beau milieu d’un nouveau quartier résidentiel, des émigrants clandestins ont  suspendu, avant leur départ, leurs chaussures aux fils électriques, comme dans «Big Fish» de Tim Burton.

C’est ainsi que les jeunes, les moins jeunes et parfois des familles entières rappellent, justifient et légitiment par leur émigration leur volonté de vivre et …font des émules, augmentant par leur  exemple les candidats au départ!.

Slaheddine Dchicha