News - 07.08.2022

Riadh Zghal: Une «assemblée des régions» ne peut produire un contrat social robuste et durable

Riadh Zghal: Une «assemblée des régions» ne peut produire  un contrat social robuste et durable

Pour comprendre ceux qui font la loi dans notre pays, il importe de partir de la question: comment se représentent-ils le système Tunisie ? Une règle énoncée par des penseurs arabes dit que le jugement que l’on porte sur les choses dépend de la représentation que l’on s’en fait(1). En l’appliquant aux décisions politiques, cela conduit à s’interroger sur l’esprit qui domine ceux qui les font. L’effet des décisions en est le révélateur. Ainsi, si on veut comprendre pourquoi le système Tunisie s’est enfoncé dans une crise multidimensionnelle durant ces dix dernières années, il faudra s’interroger sur la représentation que s’en sont fait ceux qui ont présidé à ses destinées depuis 2011. Ceux-là ont commencé par faire le zoom sur le système politique régi par une constitution qu’il fallait tout d’abord réécrire.

Le résultat était un émiettement du pouvoir, sur un fond d’anarchie qui a suivi le « dégagement » des dirigeants de tous bords et les vagues interminables de grève dans le secteur public, toutes branches confondues, ce qui a contribué à la dégradation de plus d’un système : éducation, transport, santé, entreprises publiques qui formaient le fleuron du secteur public productif.

Et maintenant, on efface et on recommence avec une volonté renouvelée de refaire la constitution ! Cette fois avec l’intention déclarée de donner un pouvoir aux régions. Mais, en réalité, on reste fixé sur le même paradigme : le levier du changement supposé est la loi et, plus encore, la loi fondamentale dont le sens n’est pas accessible à tous, bien que tous soient invités à se prononcer par un référendum sur un projet de constitution ! Ainsi est entretenue l’illusion du juriste qui considère que l’on peut changer la société par décret. Or, cette illusion a la vie dure !

Changer les institutions et la société par décret procède d’une «approche analytique», celle qui consiste à isoler un élément sur lequel agir en privilégiant des actions ponctuelles du genre « y a qu’à faire » !  Décréter une nouvelle constitution pour s’attaquer à la crise économique, politique, sociale et environnementale dans laquelle se débat le pays en est l’illustration !

Cependant, une crise pluridimensionnelle ne peut être résolue par décret car elle est liée à une multitude de facteurs dont les représentations et la structure sociales, les comportements des citoyens, les rapports de force dominants, les modes de gouvernance, et bien sûr les moyens matériels et humains disponibles et, plus particulièrement, le degré d’engagement et de motivation de ceux qui ont le pouvoir d’appliquer la loi ou au contraire de la réduire à une lettre morte. C’est pourquoi la résolution des problèmes structurels nécessite plutôt une «approche systémique». Cette dernière réside dans l’appréhension des éléments qui entrent en jeu dans l’émergence de la question à traiter et des liens qui existent entre eux.

L’appréhension des problèmes se déplace de la verticalité à l’horizontalité. Cela veut dire qu’au lieu de décider unilatéralement d’une solution au sommet, telle l’institution d’une chambre parlementaire des régions, on scrute les potentialités des régions, les moyens de les mettre en valeur, la manière de stimuler l’engagement des citoyens à trouver les solutions idoines et à contribuer à leur réalisation.

Ce n’est pas en élisant des représentants de la région, souvent choisis grâce aux moyens financiers dont ils disposent pour assurer leur campagne électorale et/ou la domination du réseau auquel ils appartiennent, que l’on assure la prise en compte de l’intérêt du plus grand nombre dans la région. Cela est d’autant moins probable que le contexte national souffre de corruption et d’un déficit de leadership et de confiance dans les institutions.

La vie se déroule dans un contexte qui renferme un ensemble d’éléments interreliés, certains agissent, d’autres non, certains sont dotés de pouvoir, d’autres non. C’est pourquoi si l’on cherche à résoudre des problèmes complexes comme ceux que vit notre pays aujourd’hui, il faut accorder autant d’attention aux diverses composantes du contexte qu’à ce qui les relie. Il y a aussi nécessité pour assurer l’action de former un réseau robuste. C’est ce que l’on retient de la théorie de l’acteur réseau(2), le réseau étant constitué d’actants et de non-actants. Le problème de notre pays, c’est que les acteurs politiques motivés par l’action en faveur de l’intérêt national disposent peu d’un réseau robuste et lorsqu’ils en disposent, c’est souvent les non-actants ou les actants bloquants qui sont plus nombreux que ceux qui ont le pouvoir d’agir dans l’intérêt général.

A l’échelle nationale, un réseau robuste peut se fonder sur un véritable contrat social dont le local, le régional et le national ont tant besoin pour œuvrer ensemble en vue de sortir de l’impasse où le pays s’est engouffré.

Aujourd’hui, en plus de la défiance vis-à-vis de l’Etat, les citoyens ne croient plus en la démocratie et le pouvoir a peur de l’autonomisation des populations par le biais de la décentralisation. En réalité, la transition politique a été enclenchée mais il n’y a pas eu de révolution car tout a changé pour que rien ne change comme l’écrivait Cane Brinton dans «The Anatomy of Revolution». Rien n’a changé dans le fond malgré les changements de forme. On a changé la constitution, on a promulgué plus d’une loi mais l’administration est restée fidèle à ses principes bureaucratiques, la centralisation du pouvoir a été jalousement entretenue, les programmes de l’enseignement et la pédagogie sont restés en l’état… le reste des domaines de la vie sociale est en chute libre.

Que faire pour que changent les paradigmes fondateurs du système Tunisie ? D’abord admettre non pas que le système Tunisie soit ingouvernable mais que les modèles actuels de gestion des affaires publiques sont obsolètes et qu’il y a un besoin de rupture avec leurs principes fondateurs : penser l’Etat en tant que stratège d’abord, décentraliser pour libérer les énergies et l’intelligence collective constructives, promouvoir une bonne gouvernance aux différents paliers de la gestion des affaires publiques et une démocratie délibérative non seulement au sommet mais aussi à la base.

Riadh Zghal

(1)  «حكمك على الشيء فرع من تصوره»

(2) Latour, B. (2005) Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network Theory. Oxford University Press