News - 13.07.2022

Ammar Mahjoubi: Le sacrifice

Ammar Mahjoubi: Le sacrifice

Comme l’ensemble des actes cultuels, des rites qui caractérisaient la religion païenne, le sacrifice n’avait pas besoin de foi, de croyance et, à plus forte raison, de système doctrinal pour être accompli. Aussi parle-t-on d’orthopraxie pour le concert des actes sacrificiels. A l’époque des plus anciennes civilisations de la Méditerranée antique s’étaient largement répandus des sacrifices humains qui, au Maghreb et à en croire les accusations de Tertullien, auraient continué jusqu’au début du IIIe siècle, au temps de Septime Sévère. Dans son «Apologétique» (IX, 2), le polémiste chrétien rappelle la vieille dévotion des Carthaginois, qui sacrifiaient de jeunes enfants à Baâl-Hammon – Saturne ; pratique que Rome, écrit-il, décida d’interdire sous peine de mort dès le début du Ier siècle, sous le règne de Tibère. Pourtant, ajoute-t-il, ce «crime sacré» (hoc sacrum facinus) était encore pratiqué à son époque, «dans le plus grand secret» (in occulto).

Toujours en ce début du IIIe siècle, un deuxième témoignage vient confirmer sinon la pratique, du moins la pérennité du souvenir de ces sacrifices humains dans la mémoire collective. La passion des saintes Perpétue et Félicité, martyrisées à Carthage en 203 relate, en effet, que les condamnés à mort étaient exposés aux assauts des bêtes sauvages dans l’arène des amphithéâtres. Avant le spectacle, ils étaient revêtus d’un costume rituel comprenant le manteau rouge des prêtres de Saturne, pour les hommes, et la bandelette avec le bonnet des initiées au culte de Cérès pour les femmes, usage signifiant que ces condamnés étaient voués tant à Saturne, le grand dieu de l’Afrique antique depuis l’époque carthaginoise, qu’aux «Cereres», les déesses de la fertilité adorées dans le pays depuis le IVe siècle avant le Christ. Ainsi était continuée, de manière légale, la vieille tradition des sacrifices humains. Mais cette tradition ancestrale ne s’était pas maintenue seulement dans la mémoire des Maghrébins. En Gaule aussi, ces sacrifices furent remplacés par des exécutions périodiques de condamnés à mort, pendant les jeux qui, au IIe siècle, célébraient à Lyon les fêtes du Confluent. Et en Syrie également, des jeunes filles étaient précipitées du haut des remparts de «Hiérapolis», en offrande à la grande déesse.

Mais la réputation faite aux Carthaginois d’avoir largement pratiqué ces sacrifices odieux avait provoqué l’horreur des anciens, grecs et romains confondus, et la répulsion des modernes, émus par la description terrifiante que Flaubert avait réservée à la cérémonie du sacrifice. Inspiré par le texte du grec Diodore, qui avait détaillé la description de la scène des nourrissons, égorgés et étouffés puis livrés aux flammes, l’exaltation romantique du célèbre écrivain avait cherché manifestement à épouvanter le lecteur : «Les bras d’airain (de la statue du dieu) allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus… Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate. Cependant, l’appétit du dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus qui les retenait.»

Comme on le pensait à son époque, Flaubert croyait que les Carthaginois sacrifiaient au dieu Moloch ; mais depuis, il a été montré que le mot Molk, fréquemment employé par l’épigraphie punique, désignait le sacrifice et non pas une quelconque divinité et seules les deux grandes déités Baâl-Hammon et Tanit étaient mentionnées par les monuments votifs des tophets de Carthage et de Sousse. Les fouilles de ces enceintes sacrées ont révélé que les Puniques y enterraient leurs jeunes enfants. Et bien que ce nom de tophet, dans la Bible, ait désigné un lieu-dit de la banlieue de Jérusalem, où les Israélites pratiquaient des sacrifices humains, les archéologues l’ont appliqué à ces vestiges puniques, alors que leur interprétation reste encore ouverte. On ne sait toujours pas, avec certitude, si les tophets de Carthage et de Sousse étaient des lieux de sacrifices d’enfants ou simplement des nécropoles de nourrissons.

Prudence donc, d’autant que la mention de ces sacrifices n’a été faite, surtout, que par Diodore de Sicile et Plutarque, connus par leur hostilité envers Carthage, alors que Polybe ou Tite Live, mieux informés et plus fiables, n’ont fait aucune allusion à ce genre d’immolations. De toute façon, des animaux, ovins en particulier, remplacèrent vers la fin de l’époque punique et à l’époque néo-punique les victimes humaines «âme pour âme, sang pour sang et vie pour vie» ; sans que l’on sache si ce sacrifice de substitution, ou « Molchomor », attesté par des stèles découvertes en Algérie, n’était en réalité qu’un détail d’un rite complexe destiné à l’obtention d’une naissance. Il faut toutefois constater que les Juifs, qui lisaient le récit du sacrifice d’Isaac par Abraham, pour les fêtes du Nouvel An (Roch ha-Shana), dans la Bible hébraïque, avaient une conscience claire que Dieu avait demandé ce sacrifice, avant d’épargner le père au moment où il offrait son fils en lui envoyant un bélier pour un sacrifice de substitution. Mais depuis la destruction du temple de Jérusalem qui était, avant l’année 70, le lieu unique de ces sacrifices, les Juifs ont abandonné la pratique sacrificielle, tout en continuant à consommer la viande « cacher » des animaux abattus selon le rituel imposé.

Dans les provinces du Maghreb, à l’époque romaine, le culte de Saturne, qui perpétuait la vieille religiosité du pays, garda jusqu’au IIIe siècle sa prépondérance dans les campagnes, malgré le triomphe et la propagation de la religion chrétienne. Il avait conservé le sacrifice animal représenté sur les stèles innombrables déterrées dans la plupart des sites archéologiques. Mais peu avant le milieu du IVe siècle, la province de Numidie fut le théâtre d’une série d’événements étranges, scrupuleusement relatés par C. Lepelley (Antiquités africaines, t. 15, p. 261-271). Sous le règne de l’empereur Constant, les circoncellions, une aile extrémiste de l’hérésie donatiste, qui agitait à cette date l’église africaine, s’étaient opposés avec violence à l’application des mesures prises contre les schismatiques, en semant le désordre dans les fermes des grands propriétaires fonciers et en attaquant les détenteurs de créances.

Vers 340 et, de nouveau, en 345-347, l’armée avait noyé dans le sang l’insurrection donatiste. Dès lors, les victimes furent considérées comme des martyrs par leur entourage, dont un grand nombre d’exaltés adopta un comportement insolite et déconcertant, qui n’était autre qu’une recherche volontaire de la mort. S’affirmant comme l’héritière des confesseurs de la foi chrétienne des temps de la persécution, «l’église des martyrs» se dressa contre l’église catholique considérée comme une communauté de renégats : l’«ecclesia martyrum» était face à l’«ecclesia traditorum». Traumatisés sans doute par la dureté de la répression sanglante, qui s’était abattue sur leurs compagnons, certains circoncellions interprétèrent de façon impulsive et fruste les enseignements de leur église et considérèrent que la mort volontaire équivalait au martyre, en se précipitant du haut des falaises escarpées pour s’écraser dans des précipices. D’autres fanatiques se noyaient dans des lacs ou s’immolaient dans les flammes et certains, plus ingénieux et cherchant dans le suicide l’apparence du martyre, s’attaquaient sans armes à des voyageurs armés qui les tuaient, ou même à des gouverneurs de province en déplacement dans les campagnes, pour se faire massacrer par leur escorte. Scènes violentes, décrites par Optat de Milev et Augustin, contents d’utiliser l’évocation de cette attitude aberrante comme un motif de poids, pour discréditer l’église donatiste.

Fanatiques, les circoncellions n’avaient, de toute évidence, qu’une idée simpliste du dogme chrétien, car devenus les soldats du Christ, ces paysans numides avaient certes abandonné le culte de Saturne, mais l’image du Dieu chrétien devait encore beaucoup, sans qu’ils en eussent conscience, à la religion de leurs ancêtres païens et à leur dévotion à Baâl-Hammon – Saturne, une divinité redoutable, qui inspirait la crainte plutôt que l’amour et exigeait, avec la pureté rituelle, des sacrifices expiatoires. P. Brown (La vie de Saint Augustin, tr. Fr., 1971, p. 32-34) a bien souligné le caractère illuminé, excessif et violent de la religion révérée par certains chrétiens africains. Pour les donatistes, le martyre était fondamental et les circoncellions, poussant cette conviction jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, considérèrent que le sacrifice même volontaire de leurs propres vies était la vraie porte du salut, celle qui ne pouvait que plaire sûrement à Dieu.

Mais les suicides des circoncellions avaient aussi, sans doute, d’autres causes que la tradition religieuse africaine et, en premier lieu, l’amplification de cette apologie du martyre propre à l’église donatiste, qui ne pouvait que subjuguer des esprits simplistes et exaltés. Ils ne pouvaient qu’être abattus, désemparés, alors qu’ils avaient rêvé d’établir, de gré ou de force, le triomphe de l’église «des justes et des purs» et aussi, peut-être, de briser la puissance des grands propriétaires et de libérer les paysans accablés par l’endettement. Leur soulèvement, à deux reprises, avait été noyé dans le sang et il ne leur restait plus que le culte de leurs martyrs et l’exaltation de cette conduite illuministe et insensée.

Ammar Mahjoubi