News - 26.05.2022

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Tourbet-el-Bey

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Tourbet-el-Bey

L’accession des beys husseïnites au pouvoir en 1705 eut lieu dans un contexte agité, marqué par une guerre avec Alger et une sourde hostilité entre les différents pouvoirs politico-militaires locaux. De sorte que Husseïn Bey puis ses successeurs, soucieux de se protéger contre une éventuelle sédition de la milice des janissaires dont les effectifs étaient logés dans la médina, se gardèrent bien de résider à Tunis même mais, plus prudemment, dans la cité fortifiée du Bardo, située à proximité.

Au plan architectural, les symboles du pouvoir beylical étaient cependant très présents dans la capitale. Il y avait bien sûr l’édification de monuments religieux et d’utilité publique tels que les mosquées, les médersas, les fontaines, les fondouks, ainsi que les casernes où, sous Hammouda Pacha (1782-1814), furent regroupés les janissaires jusque-là disséminés dans la ville. La présence de la dynastie elle-même était signalée à la Kasbah par le palais connu sous le nom de Dar-el-Bey, aujourd’hui siège du gouvernement.

L’autre monument emblématique de la famille beylicale est le Tourbet-el-Bey.  Situé dans la partie sud de la médina, cet imposant monument, un des rares à être doté d’une façade en pierre appareillée et sculptée, ainsi que d’un ensemble de coupoles de style ottoman, attire le regard des promeneurs sans qu’ils sachent toujours sa vocation historique. Le mot tourba (ou tourbet ou encore sous la forme répandue dans l’espace ottoman « turbet ») signifie un tombeau funéraire destiné à un personnage et à sa famille. La tourba pouvait affecter la forme d’une enceinte à ciel ouvert ou d’un monument plus ou moins imposant. Jadis, on employait les vocables de raoudha, de maqâm, qubba ou encore maqbara pour désigner les lieux d’inhumation qui étaient souvent situés dans l’enceinte de la  zaouia d’un saint comme celle, particulièrement vénérée, de Sidi Mahrez pour les émirs de la dynastie hafside (XIIIe-XVIe s.).

L’usage qui consistait à enterrer les morts à l’intérieur de la cité se perpétua après la conquête ottomane de 1574, lorsque Tunis vit s’ériger des tombeaux de dignitaires tels que la tourba du puissant dey Youssouf, voisine de sa mosquée de la rue Sidi Ben Ziyad) ou encore celle de son successeur Othman Dey ; puis sous les beys mouradites (1637-1702), le tombeau familial dans l’enceinte de la mosquée construite au XVIIe siècle par Hammouda Pacha I. Une étude exhaustive de ces sépultures a été réalisée par l’historien Ahmed Saadaoui et le lecteur pourra la consulter avec profit. Notons aussi que des tourbas familiales, généralement sous la forme d’un périmètre clos, furent constituées à des époques anciennes à l’extérieur des remparts, notamment dans divers cimetières tels Sidi Yahyâ, Sidi Ahmed Sakkâ, El Gorjânî et, bien entendu, au Djellaz.

Avant d’aborder la présentation du monument qui nous intéresse ici, il convient de signaler que la médina de Tunis, outre Tourbet-el-Bey, abrite deux autres sépultures consacrées à Husseïn Bey Ben Ali et à sa famille.  L’une est la tourba-zaouia de Sidi Kacem el-Sbâbtî. Conformément à l’usage en vogue à l’époque, cette tourba, incorporée à la tombe d’un saint personnage, fait partie d’un ensemble architectural créé en 1139/1727 composé également d’une mosquée (el Jâmi’ el-jadîd), d’une médersa pour l’hébergement des étudiants et un hammam. Ce complexe se trouve dans l’actuelle rue des Teinturiers. L’autre tourba, connue sous le nom de Tourbet-el-Fillârî, jouxte une autre médersa, et fut la première construite sous le règne de Husseïn Bey en 1122/1710. Cette tourba se situe aujourd’hui dans le voisinage immédiat de Tourbet-el-Bey.

A ces tombeaux proprement husseïnites, il faut ajouter la Tourbet-el-Bâchâ construite par Al Pacha, le neveu et ennemi de Husseïn Bey et de ses fils. Situé à proximité de la Grande mosquée Zitouna, ce beau monument, construit en 1752, représente un bel exemple architectural et décoratif tunisien.

Revenons à présent à notre Tourbet-el-Bey.  Lors de mes premières recherches en 1974, j’avais noté que la confusion entre ce monument et la Tourbet el Fillâri voisine avait induit en erreur certains historiens modernes à cause de la mention faite par Husseïn Khouja et Mohamed Saâda, deux chroniqueurs contemporains du règne de ce bey, de la construction par Husseïn d’un tombeau dans le quartier où se situe aujourd’hui Tourbet-el-Bey.  Corroborant l’affirmation des deux chroniqueurs, le cheikh Hammouda Ben Abdelaziz, le laudateur de Ali Bey, écrit dans  son Kitâb-el-Bâchî : «le bey Husseïn, ayant édifié une médersa  à sâbât ‘Ajjam, décida de construire à proximité une tourba dont il voulut faire sa dernière demeure. Mais, une fois la mosquée el Jâmi’ el-jadîd et son ensemble construits, dont la tourba-zaouia de Sidi Kacem el-Sbâbtî, le bey décida de réserver sa première tourba à ses épouses.»  De fait, les visiteurs peuvent constater que Tourbet- el-Fillârî ne compte que des tombes de femmes.  Mieux encore, les trois inscriptions commémoratives fixées sur les façades de cet édifice mentionnent explicitement le fondateur (Husseïn) et la date de la construction (1122/1710).

Soulignons, à ce propos, que lorsque Husseïn Ben Ali, le fondateur de la dynastie, tué et décapité en 1745, lors de la rébellion de son neveu Ali Pacha près de Kairouan, sa tête fut ramenée à Tunis et enterrée à Sidi Kacem el-Sbâbtî. Son fils Mohamed- El Rachîd, qui régna de 1756 à 1759, est lui aussi enterré à Sidi Kacem.

Tourbet-el-Bey est donc l’œuvre d’Ali Bey. La richesse architecturale et du décor plaide en ce sens, car au temps de Husseïn, la tendance était à l’austérité alors que, sous le règne de son fils Ali, la splendeur était à l’ordre du jour. Il s’agissait pour ce prince d’égaler, voire de dépasser, la politique de grandeur de son cousin et ennemi Ali Pacha, vaincu en 1756.  

Toutefois, il est surprenant de ne pas trouver sur le monument une inscription commémorative. Il semble qu’elle ait disparu lors des nombreux travaux d’extension de la tourba au long des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, ce qui rend malaisé une datation précise. Ce qui est certain, c’est que la construction est antérieure à 1191/1777, date de la première inhumation. De plus, en consultant les registres de l’Etat, nous avons trouvé mention d’une femme préposée à l’entretien des lieux dès 1190/1776.  Une fois le monument achevé, Ali Bey, conformément aux usages, constitua en fondations perpétuelles des domaines fonciers dont les revenus étaient affectés à la tourba et aux personnes à son service. 

Voyons à présent qui est enterré à la tourba. Selon un usage qui recommandait de bénéficier de la baraka d’un saint homme, le premier mort qui, en 1191/1777, y fut enterré est un certain Chérif Hassan, vénéré par les premiers Husseïnites. Sa tombe, signalée par un coffre en bois décoré, se trouve dans la salle consacrée aux beys titulaires du trône, dite «bayt el bâchâwât» (salle des pachas). C’est dans cette salle que sont enterrés Ali Pacha Bey, mort en joumâda 1196/ mai 1782, puis ses successeurs Hammouda en ramadan 1229/ septembre 1814, Othman en mouharram 1230/décembre 1814, Mahmoud en rajab 1239/mars 1824, et Husseïn II, mort en mouharram 1251/ mai 1835. La tombe de ce pacha bey fut la première à être surmontée non plus d’un turban à la turque mais d’une chéchia, devenue le couvre-chef accompagnant les nouveaux uniformes de l’armée.  A sa mort, Mustafa lui succède jusqu’à son décès survenu en rajab 1253/juin 1837. Ahmed Pacha bey, premier titulaire du grade ottoman de mouchîr (équivalent de maréchal), prince qui inaugura l’ère des réformes et des difficultés financières endémiques, meurt en ramadan 1271/juin 1855 ; puis, en safar 1276/septembre 1859, Mhammad, sous le règne duquel est proclamé la charte dite du Pacte fondamental (1857). En dhou el qi’da 1299/octobre 1882, Sadoq Pacha Bey s’éteint après un règne calamiteux et violemment répressif malgré la promulgation de l’éphémère constitution de 1861 et marqué par l’occupation française le 12 mai 1881.

Toujours dans la salle des pachas, allait être enterré Ali III en rabîi I 1320/juin 1902. Mais si son successeur Mohamed-el-Hédi Pacha Bey fut, bien entendu, inhumé en rabîi I 1324/mai 1906, dans la tourba, sa tombe se trouve dans une autre salle, peut-être dans le but de créer un espace clos réservé à sa famille restreinte.  Avec Mohamed-el-Nasser en dhou el qi’da 1340/juillet 1922, la salle des pachas retrouve son caractère exclusif ainsi qu’à la mort de Mohamed-el-Habib en ramadan 1347/février 1929.  Quant à Ahmed Pacha Bey qui régna de 1929 à juin 1942 (joumada II 1361), il est le dernier souverain enterré à Tourbet-el-Bey.

En effet, son successeur, Mohamed-el-Moncef, ardent nationaliste, fut déposé par la France lors de l’entrée des Alliés à Tunis en mai 1943, et déporté en Algérie puis en résidence surveillée à Pau où il mourut en 1948. Ses funérailles solennelles et populaires rompirent avec les usages de la monarchie beylicale puisque, à partir du port de Tunis où avait accosté le navire qui ramenait ses cendres, le cortège avait emprunté un boulevard extérieur (qui porte aujourd’hui son nom) jusqu’au cimetière du Djellaz, situé en bordure du faubourg de Bab el Jazîra. Il n’est pas sûr que cela fût la dernière volonté de Sidi el-Moncef.  Il semble, en effet, que le parti du Néo-Destour et le syndicat Ugtt, aient voulu souligner la dimension populaire du défunt monarque.  Le successeur de Moncef Bey, Mohamed-El-Amîne, monté sur le trône en1943, puis devenu à l’indépendance en mars 1956 «Possesseur du Royaume de Tunisie», jusqu’à la proclamation de la république, le 25 juillet 1957, fut enterré discrètement, à sa mort survenue en octobre 1961, au cimetière de Sidi-Abdelaziz à La Marsa.

Tourbet-el-Bey, ayant été conçue comme une sépulture familiale, on y trouve, évidemment, de nombreuses tombes de princes et princesses husseïnites réparties en 7 salles. Des dignitaires mamelouks– qui étaient en général mariés à des princesses, figurent également parmi les personnes inhumées. Leurs tombes se trouvent dans deux patios. Ainsi de Mustafa Saheb-Ettabâa, mort en chaoual 1277/mai 1861), personnage considérable que l’on appelait volontiers «cheikh al dawla» (le doyen de l’Etat). Originaire de Géorgie, gendre du pacha bey Mustafa, il était aussi le beau-frère du mouchîr Ahmed et des dignitaires mamelouks Mustafa Bach-Agha et Mustafa Khaznadar. Ce dernier, tant décrié par l’historiographie coloniale et tunisienne contemporaine, originaire de Grèce, fut le premier à porter officiellement le titre de « al wazîr el akbar », Premier ministre. Tombé en disgrâce en 1873, sous la pression du groupe des réformistes conduit par son gendre Khérédine, il mourut à Tunis en 1295/1878 et fut enterré à Tourbet-el-Bey.

Ce mausolée présente, en outre, l’originalité d’abriter les tombes de quatre Premiers ministres de souche tunisienne et sans liens matrimoniaux avec la famille husseïnite. La première est celle de Mohamed-el-Aziz Bou Attour. Appartenant à une famille originaire de Sfax depuis longtemps au service de la dynastie, cet érudit formé à la Zitouna fut premier secrétaire de la chancellerie, ministre puis Premier ministre de 1882 à sa mort survenue le 14 février 1907.

L’autre tombe est celle de Mhammed Djellouli.  Appartenant à l’aristocratie caïdale, il succéda à El-Aziz Bou Attour comme bâch-kâteb et ministre de la Plume puis comme Premier ministre jusqu’à sa mort survenue le 10 juin 1908. Le troisième haut dignitaire est Youssef Djaït, appartenant à la bourgeoisie tunisoise et formé, lui aussi, à la Zitouna. Il exerça la dignité de Premier ministre de 1908 à sa mort en octobre 1915. La quatrième et dernière tombe est celle du Premier ministre Mustafa Denguizli. Issu d’une famille tunisoise d’ascendance turque, il fut un des premiers élèves du Collège Sadiki  envoyés  à Paris poursuivre ses études. Cheikh-el-Médina en 1911, ministre de la Plume en 1915, il est nommé wazîr akbar en 1922 (lorsque Taïeb Djellouli fut démis de ses fonctions durant la crise entre la Résidence générale et le Palais beylical) jusqu’à sa mort survenue en 1926.

Il convient de noter que la présence des tombes de ces hauts dignitaires ne procédait pas d’une règle préétablie. Elle est le résultat d’un cas exceptionnel. En effet, le cheikh Mohamed-el-Aziz Bou Attour demeura Premier ministre durant vingt-cinq ans, à telle enseigne que les princes - qui l’appelaient Bâbâ el wazîr-  le considéraient comme une sorte de chef de famille en second. Aussi, à sa mort, Mohamed-el-Nasser, alors bey régnant, insista-t-il pour qu’il soit enterré à Tourbet-el-Bey au milieu de «ses frères et fils husseïnites», selon l’expression du souverain.  Ses trois autres homologues décédèrent, comme lui, durant l’exercice de leurs fonctions; tous les autres Premiers ministres tunisiens moururent après s’être retirés de la vie publique et furent enterrés dans leurs tourbas familiales.

Au caractère monumental de Tourbet-el-Bey, correspondait le cérémonial des obsèques beylicales. En vertu du principe selon lequel un pacha-bey ne doit être enterré que par un pacha-bey, les funérailles n’avaient lieu qu’une fois le prince héritier ou «bey du Camp» (bey el-amhâl) intronisé. Les funérailles, placées sous sa haute autorité, pouvaient alors être organisées avec toute la solennité requise. Pour les périodes les plus anciennes de la dynastie, nous ne connaissons pas dans le détail le protocole funéraire. Ce que nous en disent les chroniques, c’est que la mort d’un bey, d’un prince ou d’une princesse donnait lieu à une série d’affranchissement d’esclaves, et l’on pouvait voir, dans le cortège funèbre, des hommes exhibant au bout d’une pique les certificats de leur délivrance. Cette manifestation ostentatoire fut supprimée par Ahmed Bey en 1837, celui-là même qui, cinq plus tard, en 1842, allait abolir l’esclavage.    

Ce que nous savons avec précision, c’est qu’à la fin du XIXe siècle, les funérailles se déroulèrent désormais selon un protocole dûment établi.  Première étape, le cercueil du défunt, recouvert d’un ample châle en cachemire sur lequel on pose le grand uniforme avec les décorations et la chéchia aux insignes de mouchîr, est transporté dans un corbillard, appelé Qâbâq, du lieu du décès au palais de Kasr-Saïd où l’on procède à la toilette mortuaire.  Ensuite, de Kasr-Saïd, le nouveau bey, accompagné de tous les princes du sang et des dignitaires, donne l’ordre au cortège de se diriger vers la place de la Kasbah à la hauteur de Tourbet Lâz (du nom d’un dey du XVIIe siècle, el-Hâj Mohammad Lâz). Lorsque le convoi, suivi par la foule et salué le long du parcours par des gardes beylicaux rendant les honneurs, arrive à la Kasbah, le bey est déjà sur place, entouré du résident général, des ministres, des princes, des dignitaires religieux et des diplomates étrangers.

Le cercueil est aussitôt posé sur une haute civière, le na’ch. Les  magistrats du chara’, les imams de la Zitouna et du Bardo s’alignent alors pour réciter la prière pour le repos  du défunt à l’issue  de laquelle ils présentent leurs condoléances au bey.  Ensuite, les personnalités officielles saluent le souverain. Puis, le cortège prend la direction de Tourbet-el-Bey ; le nouveau possesseur du trône l’accompagnant uniquement jusqu’à la grande porte du Dar-el-Bey pour recevoir les condoléances des notables et se retirer. En effet, selon le protocole, un souverain ne se rend jamais à la tourba, à l’exception de Mohamed-el-Hédi Bey qui, en 1902, tint à accompagner la dépouille d’Ali III, son prédécesseur et père.

Une fois à la tourba, et avant la mise en terre du défunt, le général de la Garde retire les insignes de mouchîr, et les joyaux que constituaient les nichân-s du Sang, d’el-‘Ahd et d’el-Iftikhâr modèle Ahmed Bey, ainsi que la plaque de Grand-Croix de la Légion d’honneur aux armes du Second empire offerte par Napoléon III en 1860. On retire aussi le sabre, les médailles commémoratives ainsi que les boucles de la ceinture dans lesquelles sont enchâssées deux émeraudes. Ces objets, signes distinctifs du détenteur du pouvoir beylical, sont remis au nouveau bey. Aux héritiers du défunt on remettait les autres décorations et le grand uniforme. Au lendemain des obsèques, une récitation du Coran et de la Bourda de l’imam Al Boussayrî à la gloire du Prophète est faite durant quarante jours autour de la tombe. Les visites traditionnelles telles que le fark sont rendues par les habitants aux proches parents à la tourba même. 

Classée monument historique en mars 1912, Tourbet-el-Bey qui, depuis l’abolition de la monarchie, a perdu sa vocation de tombeau de la famille husseïnite, a été restaurée à diverses reprises puis constituée en musée. Parfois négligé, cet édifice à haute valeur historique et architecturale pâtit d’un environnement urbain historiquement passionnant mais déclassé.

Mohamed-El Aziz Ben Achou