News - 18.05.2022

Tahar Bekri: Aboulkacem Chebbi et la revue Forge

Tahar Bekri: Aboulkacem  Chebbi et la revue Forge

Je voudrais, par ces lignes, rendre hommage à l’ami et collègue de l’Université de Nanterre, le regretté, Pierre Rivas (1934-2020) qui, le premier, m’avait mis sur la piste de la revue Forge, restée méconnue par de nombreux chercheurs et qui a, pourtant, joué un rôle important dans le rapprochement entre auteurs arabophones et francophones du Maghreb, en période coloniale.

La revue Forge commence à paraître à Alger, en 1946. C’est l’écrivain, Emmanuel Roblès, (qui aura la charge de la Coll. Méditerranée,  plus tard, au Seuil) qui la dirige. Des auteurs tunisiens comme Mohamed Bachrouch, Slaheddine Tlatli, Sadek Zmerli, des auteurs algériens, Abdelaziz Kateb, Mohamed Laïd Khelifa, Rachid Ksentini, Safir El Boudali, etc., l’Egyptien, Ali Mahmoud Taha (1901-1949), (qui a fait partie du groupe Apollo (1932) fondé par Ahmed Zaki Abou Chadi et qui avait accueilli Chebbi), le Libano-américain, Elia Abou Madhi (1898-1957), ont apporté leurs contributions aux différents numéros, qui, hélas, se sont limités à cinq.

Slaheddine Tlatli (1916-2008) était le correspondant de la revue en Tunisie. Dans le premier numéro, Georges-Albert Astre rend hommage à Aboulkacem Chebbi (même s’il déforme son nom, Chelbi) et publie une traduction de deux poèmes avec l’aide de Mohamed Bachrouch. Georges-Albert Astre a été professeur à Tunis, au Lycée Carnot, à la même époque qu’Armand Guibert (en Tunisie, de 1930 à 1941, qui a édité des auteurs d’origine italienne comme Scalesi) et Jean Amrouche (1906-1962) qui a vécu quarante ans Tunisie et resté, semble-t-il, coupé des auteurs arabophones. Ces  professeurs n’avaient cessé de polémiquer, par journaux rivaux interposés. G.- A. Astre se distinguant par son franc soutien aux musulmans et auteurs arabophones, en homme de gauche, compagnon du Parti Communiste. Il deviendra plus tard, Professeur de civilisation nord-américaine à l’Université de Nanterre et consacrera deux ouvrages à Emmanuel Roblès dont il était proche.
Aboulkacem Chebbi ne verra pas la parution de son recueil, de son vivant. Il faudra attendre 1955, pour le voir paraître, grâce aux soins, de son frère, Lamine Chebbi. Il n’est pas sans intérêt de constater ici que sa poésie était déjà bien reconnue et même traduite, dès 1946 ! L’hommage rendu ici à Mohamed Bachrouch est bienvenu.

Voici extraites du N° 1, décembre, 1946 de la revue Forge, la présentation et la traduction de A. Chebbi, reproduites telles quelles, malgré quelques erreurs et incorrections, pour la valeur historique et littéraire:

Deux poèmes de Chebli

Chebli fut un vrai poète, peut-être le plus grand poète arabe de ce temps. Voici 12 ans qu’il est mort, et ses vers sont connus de toute la Tunisie, son pays natal. Ils sont, paraît-il, aussi célèbres en Egypte et dans une bonne partie de l’islam. Pourtant ses œuvres sont dispersées, éparses dans les revues où elles parurent (à Tunis, au Caire), voire inédites encore, attendant le jour, prochain sans doute, de leur publication intégrale  par un éditeur égyptien. Mais ce sont des pays où la tradition orale est puissante : beaucoup de jeunes tunisiens, aujourd’hui, savent par cœur, les poèmes d’Aboul Qacem Ech Chelbi. Il est le Poète par excellence, incarnant par son destin obscur et fiévreux, par son lyrisme et par sa mort prématurée, ce romantisme désenchanté qui, maintenant encore, marque une partie importante de la jeunesse musulmane. (Ce romantisme, du reste, est en régression).

Davantage, Chebli, bien qu’influencé visiblement par certains poètes français, reste  authentiquement, foncièrement arabe. Il connaissait du reste admirablement la littérature de l’islam, et le prouvait à l’occasion : sa conférence « le sentiment dans la littérature arabe »* est demeurée fameuse.

Je dus naguère à deux amis Tunisiens-Mohammed Bachrouch et Mahmoud Aslan –d’entrevoir la qualité de ses poèmes. Ils me furent traduits par M. Bachrouch, fin lettré lui-même et ami du poète ; puis nous essayâmes ensemble de faire passer en français, sans trop trahir, un peu de cette inspiration frémissante.
Si Mohamed Bachrouch avait vécu, il aurait souhaité, sans doute, revoir cette traduction : il est mort en 1944, après avoir contribué très utilement au réveil de la littérature tunisienne. C’est en pensant à lui, et à tous mes amis musulmans admirateurs de Chebli, que je confie ces poèmes aux Cahiers « Forge ».

Georges-Albert Astre

* Il s’agit de « L’imagination poétique chez les Arabes », conférence donnée par Chebbi en 1929, parue la même année en édition limitée. Chebbi n’avait que vingt ans. (T. B.)

A l’ombre de l’oued de la mort

« Nous cheminons… Cet univers aussi. Vers quel but ?

Nous chantons avec les oiseaux au soleil.

« Nous cheminons… Cet univers aussi… Vers quel but ?

Et voici que le printemps joue de sa  flûte…

Mais quelle sera la fin de ce drame ? »

La brume envahit mon âme qui cria avec une lassitude amère :

« Où vais-je ? »

J’ai dit : « Suis la vie ». Elle répondit : « Qu’avons-nous récolté

De notre marche jusqu’à présent ? »

Je suis tombé- ainsi que le chaume- sur le sol et j’ai appelé : « Où est ma pelle, ô mon cœur ? »

Donne-la-moi pour creuser ma tombe dans le silence de l’obscurité et enterrer mon âme.

Donne-la-moi ! Les ténèbres autour de moi sont épaisses.

La brume de la douleur m’écrase sous son poids.

Les coupes de l’amour que l’aube a remplies se sont brisées dans mes mains.

La belle jeunesse est aujourd’hui passée…laissant les lamentations sur mes lèvres.

Donne-la-moi, ô mon cœur, nous sommes deux égarés, modulant la vie en une triste harmonie.

Nous avons longtemps dansé avec la vie

Nous avons chanté avec la jeunesse pendant des années

Nous avons couru avec les nuits, pieds nus sur les sentiers du temps et nous voici saignants.

Nous avons mangé de la terre jusqu’à la lassitude et nous avons bu les larmes et nous nous sommes désaltérés.

Nous avons semé les voluptés, les désirs, les douleurs et les joies partout où nous sommes passés.

Puis après ? Me voici, dans ce monde, loin de ses joies et de ses chants.

Dans l’obscurité du Néant j’enterre mes jours, ne pouvant même les pleurer…

Les roses de la vie tombent sur mes pieds en un silence triste et déchirant le charme de la vie s’est tari, ô mon cœur qui saigne.

Allons : expérimenter la mort. Allons…

La Magicienne

Elle fut effrayée par son silence insondable, elle fut affligée par sa pâleur- lui, perdu en ses pensées.

Avec un visage souriant et doux, elle se pencha sur lui, sur ses joues, en un charme et une magie faits pour l’enchanter ;

Elle passa la paume de sa main sur ses cheveux, avec douceur, comme si elle voulait les endormir,

Puis elle dit, comme si elle se chantait de captivants poèmes, en lui faisant reproche : « O oiseau triste ! Chante !

Les chants des oiseaux sont doux. Réponds-moi ! Qu’est-ce ? Un malheur ?

Ou un idéal que tu cherches à atteindre ?

Non, c’est l’Art, et son inquiétude !

Et elles sont multiples les tristesses et les angoisses de l’artiste !

A jamais il embrasse l’Existence, et tout ce qu’elle contient, comme si l’Existence n’avait pas son prophète pour la porter !

Laisse le poids de la vie, et viens avec un visage comme le matin – libre de  son rayonnement !

C’est trop pour toi que tu portes la Vie, et que tu marches avec son fardeau sans l’abandonner.

L’Existence, la grande Existence,  dans le passé elle a été immobilisée ainsi…et tu n’es pas son dieu pour la relever !

Marche au jardin de jeunesse, heureux et gai – autour de toi ces roses et ces vignes !

Chante à l’Amour, à la vie, tes poèmes, et laisse l souffrance saigner ses blessures !

Embrasse-moi ! Je suis à toi, je suis à toi jusqu’à ce que soient disparues ces ténèbres et leurs étoiles,

Et laisse l’Amour chanter sa poésie à la Nuit ;

Oh ! Combien son rythme enivre l’obscurité…

Cueille les roses de mes joues, de mon cou et de mes seins, et fais-en ce que tu veux !

Au foyer sa joie délicate et douce, et à la vie ses luttes et ses soucis ;

Savoure de mes lèvres les chansons enivrées, l’Amour, sa gentillesse est charmante !

Oublie en moi la Vie, car une existence est déserte, effrayante, quand disparait sa volupté,

Et rejette à la nuit et aux brouillards, loin de toi,

Ton Art mélancolique dont le silence est insondable.

L’Amour, la jeunesse, la joie douce comme le miel, chantent leurs ramures et leurs brises-

Voici l’art de la Vie, mon poète-artiste, et même l’essence de son art !

Cela, ô philosophe, la philosophie de l’Univers ; et l’inspiration de l’Existence, cela est très vieux !

Tel est mon bon évangile : crois-le sinon, la passion a son enfer ! »

Il lui lança un regard, qu’il fit suivre d’un sourire, que des lèvres palpitantes de jeunesse cueillirent,

Regard où pénétra l’enivrement de l’Amour, l’angoisse et sa brume.

« Mon cœur est un monde que ses joies illuminent et que chantent ses étoiles. Que lui veulent les angoisses ? »

Une nuit que l’amour enveloppa de son charme voluptueux - en plein épanouissement de sa volupté!

La douleur s’évapora, et les chaumes, eu aussi, furent balayés!

Le philosophe noya la philosophie de la douleur dans le nectar de l’aimée…Qui saurait le lui reprocher ?

La femme belle a un charme divin, qui attise la douleur et qui l’endort.

(Traduit par Mohammed Bachrouch et Georges-Albert Astre)