News - 04.05.2022

Décarboner : c’est repenser nos institutions démocratiques et notre contrat social

Décarboner : c’est repenser nos institutions démocratiques et notre contrat social

Par Pr Samir Allal

L’urgence écologique et climatique est le grand absent des débats politiques

La crise climatique reste trop souvent présentée comme un problème qui appelle des réponses techniciennes, alors que ce sujet est fondamentalement politique et devrait être l’objet d’une négociation du pacte social. L’urgence écologique et climatique est le grand absent des débatspolitiques. Même si la guerre en Ukraine a ravivé le sujet de la sortie de la dépendance aux hydrocarbures, la vision court-termiste favorisée par l'actualité géopolitique et la puissance des lobbys, tire encore de confortables rentes du modèle techno-marchand et incite à l'immobilisme en pratiquant le greenwashing.

Les questions écologiques et climatiques restent perçues comme un débat de spécialistes. L’organisation de l’offre politique est un premier élément d’explication. Une autre explication vient de l'absence des sciences sociales dans l'approche du climat qui se fait principalement à l'aide des outils des sciences dites exactes et des sciences économiques main stream. Les problèmes climatiques restent très largement présentés sous des angles scientifiques et techniques. Les sciences sociales – histoire, anthropologie, sociologie, sciences politiques, géographie, etc. – ont pourtant largement montré que notre crise écologique est le produit des trajectoires de nos sociétés, devenues extrêmement dépendantes aux énergies fossiles.

La baisse des émissions de gaz à effet de serre – dont il faudrait commencer à s’en préoccuper sérieusement et augmenter leur rythme pour être en phase avec l’objectif de neutralité carbone -signifie des transformations structurelles, qui touchent à l’organisation de la société et de l’économie, à l’emploi, au partage des richesses. C’est un enjeu global, central et transversal qui devrait faire l’objet d’une discussion large et démocratique. Le contexte de la crise (et de la guerre) doit rendre ce débat légitime et inciter les politiques, les entreprises et les médias à s’emparer de ce sujet décisif pour l’avenir du monde.

Les questions de fond ne sont pas abordées, tout comme la manière dont on organise le débat

La question climatique et écologique renvoie au partage de la valeur, elle est éminemment politique. Rien ne devrait s’opposer à ce qu’elle soit mise sur la table et débattue par tous, dans les termes propres à chaque pays à chaque espace partisan. La vision dominante du climat comme une problématique scientifique, nous empêche de comprendre comment nous en sommes arrivés là et comment nous pouvons nous sortir de cette situation.

L’usage débridé que nous avons fait d’une énergie fossile abondante sans trop nous inquiéter de la question des externalités environnementales a permis des gains de productivité très élevés. Ces gains ont été reconvertis dans des stratégies de volume, la création de valeur repose sur un accroissement sans fin de la production, qu’il devient nécessaire de convertir ensuite en consommation.

Les régimes de consommation élevés, soutenus par des politiques publiques et des stratégies commerciales, sont d’abord le fruit de ces choix collectifs. Pour changer de paradigme écologique et rester sur la trajectoire de 1,5°C, nous avons besoin d’une vision plus politique des enjeux climatiques. L’écologie, ce n’est pas un contexte ou un sujet, c’est la manière dont nos sociétés sont organisées, y compris dans leurs liens avec la nature.

Une autre raison pour laquelle l’écologie existe si peu dans le débat public est à mon sens la faible formation des élites sur ces sujets. Je ne pointe pas tant le fait d’être informé sur le changement climatique, ses mécanismes et ses causes, ce que l’on appelle la «climateliteracy», que le manque de formation à la prise en charge des enjeux sociaux, économiques, politiques de la crise climatique.
Le sujet n’est pas seulement que les décideurs comprennent le changement climatique dans ses aspects géophysiques, mais qu’ils apprennent comment décider en contexte de changement climatique et comment redéfinir nos choix collectifs. C’est bien pour cela qu’il faut débattre sur le fond.

Ce qui trace la ligne de front dans l’espace partisan, c’est le fait d’articuler ou non les questions écologiques et socio-économiques. On voit de façon récurrente des acteurs politiques de tous bords opposer enjeux écologiques et enjeux économiques, comme s’il fallait choisir son camp. Cette opposition est absurde, précisément parce que la crise climatique est le produit d’une organisation économique particulière.

La question posée, c’est : comment faire l’économie autrement, comment on vit sur une planète dont les ressources sont finies ? Qu’est-ce qui compte pour nous, et comment on compte ? Il est évident que les instruments et les savoirs économiques dont nous disposons sont actuellement défaillants pour la vision écologique et climatique dont nous avons besoin pour survivre.

Comment avancer : l’opposition entre écologie et économie y est moins frontale que naguère

La classe politique semble un peu figée, alors que la société bouge. En premier lieu, les choses évoluent dans le monde économique. L’opposition entre écologie et économie y est moins frontale que naguère. Non seulement les dirigeants d’entreprise sont de plus en plus confrontés à toute une série de risques, qu’il s’agisse d’accès aux ressources et de débouchés, d’emploi et de reconversion des outils de travail, de réputation, et ils se posent également de plus en plus souvent la question de la pérennité de leurs activités ainsi que de l’utilité sociale de leur entreprise.

Ces interrogations sont d’autant plus fortes que décideurs publics et privés sont bousculés par des mobilisations collectives, dont il ne faut pas minorer le rôle dans le changement social. Des formes nouvelles de mobilisation ont émergé sur le climat, et particulièrement parmi les jeunes qui interpellent les générations qui les précèdent sur leurs responsabilités.

Les jeunes diplômés de grandes écoles qui imposent un rapport de force sur le marché de l’emploi qui leur est assez favorable faisant valoir, dans des secteurs particulièrement corrélés à la crise climatique – la finance, l’aéronautique, l’énergie –ne sont pas prêts à travailler dans des entreprises dont les décisions ne seraient pas en phase avec les enjeux climatique.

Quand on discute avec certains grands patrons, on voit qu’ils prennent ce sujet très au sérieux : comment faire perdurer un modèle d’activité à partir du moment où ceux qui sont censés le faire vivre n’y croient plus vraiment ? Ces lignes de force, qui bousculent les entreprises depuis l’intérieur, pourraient faire bouger un milieu qui reste bien trop figé par rapport aux enjeux écologiques et tenté par le greenwshing.

La demande de changement s’inscrit également au niveau des villes et des territoires, elle est de plus en plus portée par ceux qui sont touchés de manière disproportionnée par les crises écologiques : les plus modestes mais aussi les plus vulnérables comme les jeunes, les agriculteurs, les vulnérables, les personnes âgées ou encore ceux qui ont des problèmes de santé.

Il serait faux de dire que ces catégories n’ont pas en tête ces sujets, car ils les touchent directement, que ce soit par l’exposition aux canicules en ville, aux contaminations et aux pollutions, à la précarité énergétique, par la dépendance à la voiture thermique ou encore par les inégalités d’accès aux transports en commun, le prix du foncier qui éloigne le domicile du travail, etc. On ne peut pas réduire les mouvements de certains à une mobilisation anti-écologique, et le climat n’est évidemment pas un souci de riches, car pour certains ce sont des enjeux de survie.

Ces réalités rappellent combien la transition écologique et climatique ne peut être pensée sans intégrer les conditions sociales du changement. C’est encore une fois ce qui manque dans le débat politique.

Dans quel sens avancer: la grande question n’est pas de savoir s’il faut diminuer nos consommations d’énergie et de ressources, mais bien de comprendre comment y parvenir

Puisqu’on s’accorde pour dire que la crise climatique est sociale et politique, il paraît logique de faire appel aux sciences du social pour y répondre. Quand on regarde la manière dont sont fabriqués les scénarios de décarbonation proposés aujourd’hui au débat public, il est frappant de constater que les sciences sociales y sont encore très peu mobilisées. L’expertise actuelle mobilise beaucoup les climatologues et les économistes, et pas assez les sociologues, les politistes, les géographes ou les historiens.

Et de ce fait, ces scénarios, qui dessinent des trajectoires visant à atteindre la neutralité carbone en 2050 et préserver l’environnement, abordent peu la question des conditions politiques et sociales à réunir pour les mettre en œuvre. La grande question n’est pas de savoir s’il faut diminuer nos consommations d’énergie et de ressources, mais bien de comprendre comment y parvenir.

Il est très difficile de faire intégrer ces dimensions sociales dans la réflexion sur les politiques de transition. Et, quand c’est le cas, c’est en bout de chaîne. Une fois que tout est ficelé se pose la question de « l’acceptabilité sociale ».Cette formule résume à elle seule tout l’échec des démarches technocratiques et descendantes.

Le confinement de l’espace du débat est un réflexe puissant, fondé sur l’idée que cela restera toujours la meilleure façon de procéder, car fondée en expertise. Or, ce modèle technocratique n’a pas tenu ses promesses et c’est bien l’une des leçons de la crise écologique et climatique actuelle. Cette crise du modèle technocratique renvoie à l’ouverture du débat public sur les questions écologiques, climatiques et énergétiques.

Décarboner, ce n’est pas seulement trouver des solutions techniques, c’est discuter ensemble de la manière dont on va s’organiser collectivement pour utiliser moins d’énergie fossile, sans laisser personne sur le bord du chemin. C’est repenser nos institutions démocratiques et notre contrat social: c’est donc faire de la politique.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay