News - 13.04.2022

Quand l’art fête sa fête à Sfax: Focus sur la 27ème session du Salon Annuel des Arts de Sfax

Quand l’art fête sa fête à Sfax: Focus sur la 27ème session du Salon Annuel des Arts de Sfax

Par Nizar Mouakhar - De retour de la vingt-septième session du Salon Annuel des Arts de Sfax qui se tient actuellement à la Salle municipale des fêtes jusqu’au 16 avril 2022, je voudrais consacrer mon propos à la critique générale de cet évènement culturel et artistique régional majeur, grand ami du printemps. Et cela ne peut se faire qu’en dégageant les avantages et les inconvénients de celui-ci.  

À vrai dire, la première impression que j’ai eue tout de suite c’est d’abord la fraîcheur qui se dégage de l’ensemble des travaux présentés. Abordant une pluralité de sujets qui vont de l’art abstrait à la nouvelle figuration en passant par la mythologie, l’anecdote…, ils semblent marquer définitivement le retour en force de l’activité artistique après une longue période de désœuvrement   causée par la Covid.

Fig. 1

La deuxième impression, elle, concerne, à première vue, la grande disparité entre les différentes formes artistiques au profit de la technique de la peinture ; et ce, même si la divergence des approches stylistiques a parfois tendance à brouiller cette impression en passant d’une peinture à l’autre. Or, à y regarder de plus près, j’ai pu constater avec enchantement que cette forte présence de la peinture revient, entre autres, à la décision consciente/inconsciente de certains artistes à transgresser explicitement/implicitement leurs frontières disciplinaires afin de s’approprier, pour ainsi dire, le territoire d’une autre discipline peu ou prou limitrophe. En l’occurrence, quelques techniques artistiques telles que la gravure représentée essentiellement par l’œuvre subtile de Fatma Dammak (Les fleurs du bien) (voir fig. 1) ou encore la mosaïque ont, d’une manière ou d’une autre, tendance à tisser des correspondances a fortiori des «interférences»(1) avec la technique de la peinture. De la même manière, à travers leur recours prononcé à l’aspect volumétrique, quelques autres œuvres en céramique très originales signées Belhacen Kechaou (Senteur, céramique, Raku, 28/71/21 cm) (voir fig. 2) et Mackia Charmi (Fragmentation cellulaire, Raku, Q 90 cm) semblent s’emparer de composants inhérents à la technique sculpturale.

Fig. 2

En réalité, cette tendance à l’hybridation des disciplines artistiques (ou «effrangement des arts» selon l’expression d’Adorno(2)) qui puise ses racines dans la résistance de l’art du XXe siècle contre les hiérarchies et/ou taxinomies du Système des Beaux-Arts et contre l’esthétique puriste de Clement Greenberg, continue à incarner un axe de recherche fort prometteur dans la création actuelle; laquelle se caractérise par la production d’expériences de plus en plus transversales.

Par ailleurs, le fait d’exprimer ces réactions très positives ne peut m’empêcher d’émettre quelques réserves concernant un certain nombre de points. La première réserve a rapport au dispositif d’exposition des travaux qui demeure rudimentaire et ne répond point aux normes et/ou standards internationaux. En effet, les panneaux mobiles et bifaces qu’abrite la salle municipale des fêtes sur lesquels sont accrochées les œuvres mettent bien à mal la visibilité de celles-ci, mais aussi nuisent à leur éventuelle appréhension «selon les règles de l’art». Sans omettre aussi leur côté contraignant lorsqu’il s’agit d’y fixer des œuvres ayant des formats peu communs. L’espace de la salle réaffecté en espace d’exposition de fortune n’est, en fin de compte, rien d’autre qu’un trivial réceptacle à l’intérieur duquel déambule par monts et par vaux des spectateurs passifs parce que n’interagissant qu’avec leur regard qui, soit dit en passant, est constamment parasité par les éléments du décor intérieur et le type d’éclairage absolument inadéquats. J’estime, à ce propos, que ce sujet soulève avec force la question très importante du curatoriat qui joue aujourd’hui un rôle de plus en plus décisif dans les stratégies de médiation et de perception de l’œuvre d’art de la part d’un spectateur converti en «spect-acteur»(3).

Fig. 3

La deuxième réserve concerne plutôt le manque de diversité au niveau des techniques artistiques présentes dans le Salon. Pour le dire de manière plus précise, j’ai enregistré - non sans une certaine déception - l’absence quasi-totale d’expériences moins traditionnelles issues de genres et de mouvances plus contemporains (installation, performance, art vidéo, etc.) ou bien faisant appel aux nouvelles technologies (art numérique, net.art, réalité virtuelle, etc.). Et ce, à l’exception de deux œuvres in situ de Kamel Kechaou (La plage-jardin surréaliste) (voir fig. 3) et de Houda Kharrat (Suspended time) portant toutes les deux sur la question de l’éphémère, laquelle est documentée par le biais d’une courte vidéo. Ceci est d’autant plus regrettable quand l’on sait que la grande majorité des exposants portent une double casquette : ils sont à la fois artistes mais aussi enseignants (que ce soit dans des établissements d’enseignement secondaire ou supérieur). Ainsi, il leur incombe de connaître les enjeux qui animent le débat contemporain sur l’art et les potentialités dont dispose la veille technologique ou scientifique.

Certes, comme l’assure Edmond Couchot, «[u]n art technologiquement plus sophistiqué n’est pas plus artistique»(4), néanmoins j’estime à la suite de Fred Forest qu’à l’ère du «tout-numérique»(5)  l’homme contemporain a besoin d’une nouvelle sensibilité esthétique. Autrement dit, les paradigmes esthétiques traditionnels se montrent de plus en plus incompétents pour saisir les nouveaux artefacts de l’art actuel qui n’interrogent pas moins à nouveaux frais la notion même d’art.

À vrai dire, ceci revient, selon moi, à la pénurie pour ne pas dire l’absence - à la fois injuste et injustifiée - à Sfax de véritables salles d’exposition - qu’elles soient publiques ou privées - dignes de ce nom conçues selon les standards internationaux (en référence à l’archétype du White Cube), dotées d’un matériel audiovisuel professionnel et branchées à des équipements informatiques et de connexion au réseau Internet. Il est plus que jamais temps pour que la ville de Sfax qui abrite depuis près d’une trentaine d’années un institut supérieur des arts et métiers soit dotée d’espaces de ce genre. Nous portons la conviction que la présence de ceux-ci contribuera certainement à la promotion des pratiques artistiques contemporaines et incitera les artistes visuels (toutes disciplines confondues) à recourir à de nouveaux procédés techniques et à s’engager sur de nouvelles pistes de recherche créative. 

Par ailleurs, il va sans dire que ce genre d’expériences fondées sur les technologies de l’information et de la communication (NTIC) posent de véritables problèmes quant à leur éventuelle acquisition de la part de la commission d’achat relevant du ministère des affaires culturelles qui, qu’on le veuille ou pas, représente aujourd’hui le principal - pour ne pas dire l’unique - « client » pour les artistes sfaxiens ou travaillant à Sfax. Ceci ne fait pas moins remonter à la surface l’éternelle question du marché de l’art en Tunisie qui, jusqu’au jour d’aujourd’hui, a du mal à s’établir ; ce qui a pour corollaire de freiner la promotion de l’art tunisien à l’échelle internationale pour le maintenir en position de dépendance totale envers les institutions de l’état, bien loin des apports que réalise l’économie culturelle dans d’autres pays du monde.

Avant de clôturer mon propos, je voudrais quand même rappeler que ces quelques inconvénients, certainement préjudiciables mais parfaitement réparables, ne remettent point en question le degré d’implication et d’abnégation des responsables et des organisateurs qui déploient des efforts considérables afin d’assurer, avec le peu de moyens dont ils disposent, la régularité de ce «rituel culturel» majeur.

Il y a bien des années, Nietzsche se demandait : « À quoi bon tout l’art de nos œuvres d’art, si nous en venons à perdre cet art supérieur qu’est l’art des fêtes ? ». Alors formons des vœux pour que, lors de la prochaine session du Salon Annuel des Arts de Sfax, l’art soit fêté dans un lieu plus approprié à tous points de vue que le public ainsi que l’intelligentsia locale revendiquent tant parce qu’ils le méritent depuis longtemps. À bon entendeur, salut !
 

Nizar Mouakhar

1. Cf. à ce sujet : N. Mouakhar, Art et interférence : Réflexions sur l’entre-deux, Paris, Ed. L’Harmattan, Coll. « Ouverture Philosophique », 2021. 

2. T. W. Adorno, L’art et les arts, Paris, Ed. Desclée de Brouwer, 2002, pp. 43-74.

3. Il s’agit d’un terme dont la paternité revient à M.- G. Dyens qui l’a employé pour qualifier le rôle actif du spectateur de l’holographie (1995). Selon lui, ce terme a été originellement inventé par R. Dumouchel qui l’a appliqué au cinéma à l’ère informatique (1991).

4. E. Couchot, « Le temps réel dans les dispositifs artistiques », in N. Nel (sous la dir. de), Les enjeux du virtuel, Paris, Ed. L’Harmattan, 2001, p. 257.

5. Cité in F. de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies : Art vidéo, art numérique, Paris, Ed. Larousse, Coll. « Comprendre, reconnaître », 2003, p. 121.