News - 12.04.2022

Changement climatique: un rapport passé sous silence, l’urgence est de dépolluer le débat public

Changement climatique: un rapport passé sous silence, l’urgence est de dépolluer le débat public

Par Pr Samir Allal

Jamais la menace climatique n’a été aussi pressante

Les turbulences du monde, les inégalités, l’inflation, la guerre en Ukrainequi fait exploser les prix de l’alimentation et de l’énergie, ne favorisent pas la transition vers une économie bas-carbone. La moitié de la population mondiale subit déjà des pénuries grave d’eau, et des millions de personnes sont exposées à l’insécurité alimentaire.

En trente ans, les gaz à effet de serre se sont accumulés dans l’atmosphère, et les émissions annuelles ont fortement augmenté – à peine un peu moins vite dans la dernière décennie.

Le  sixième rapport d’évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), avec ses trois volets parus en août dernier (The Physical Science Basis), en février (Impacts, Adaptation and Vulnerability) et en avril 2022 (Mitigation of Climate Change), est de ce point de vue très inquiétant : « nous sommes sur la voie rapide d’un désastre climatique, un réchauffement au moins deux fois supérieur à la limite de +1.5°C décidée à Paris» en 2015.

Pour l’essentiel, on y apprend que les changements climatiques sont plus précoces, plus nombreux et plus sévères que ce qui avait été envisagé précédemment. Il est admis que certaines conséquences délétères du changement climatique vont aller encore en s’accélérant, et que les réponses des gouvernements ont trop tardé et sont toujours loin d’être à la hauteur.

Seules des mesures immédiates, ambitieuses et coordonnées à l'échelle mondiale peuvent nous permettre d'éviter des dommages encore plus graves. C’est une urgence absolue, nous sommes dangereusement proches de points de bascule conduisant à des cascades de dommages climatiques irréversibles.

Le Giec détaille dans ce troisième volet, les solutions à mettre en œuvre pour réduire nos émissions. Le rapport balaye tous les grands secteurs : villes, énergie, agriculture... et montre, qu'il existe des options d'atténuation disponibles aujourd'hui dans tous les secteurs, à même de réduire nos émissions de gaz à effet de serre significativement. Leur coût est "moindre par rapport au coût de l'inaction", insiste les auteurs de ce rapport.

Certaines options reposent sur des technologies disponibles, d'autres sur des transformations de nos modes de production, de nos infrastructures ou de nos organisations sociales. Il est le premier rapport du GIEC qui donne un rôle important aux changements de modes de vie: «un panel de leviers qui, mobilisés ensemble, sont à même de réduire significativement nos émissions. La composition exacte, c'est aux politiques, au débat public et aux territoires de l'adopter».

Nous devons réduire de 45% les émissions mondiales de gaz à effet de serre dans cette décennie. Les engagements actuels, s’ils sont tenus, n’empêcheront pas qu’elles augmentent de 40%. Pourtant, il n’y a aucune fatalité. Le rapport liste des options financièrement viables dans tous les secteurs, qui peuvent encore limiter le réchauffement à 1,5°C. Tout d’abord, «nous devons tripler le rythme d’investissement des énergies renouvelables, déplacer les investissements et les subventions des fossiles vers les énergies bas carbones, qui dans la plupart des cas sont déjà bien moins chères, et mettre l’accent sur la   sobriété».

Malgré leur alerte ce nouveau rapport ne semble pas avoir eu beaucoup d’échos politiques ou médiatiques. Peut-être parce qu’il est, malgré lui, considéré comme décrivant des catastrophes à venir et non comme une tragédie en cours. La transition écologique bute sur trois biais caractéristiques de notre pensée moderne: l’économisme, le solutionnisme technologique et la pensée en silo.

Il convient tout de suite de nuancer, en rappelant que quelques voix qui comptent se sont élevées. Des déclarations graves, solennelles, alarmistes se sont fait entendre, ajoutant aux superlatifs du rapport les leurs propres. Ainsi celle du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a décrit ce rapport comme un «atlas de la souffrance humaine» et fustigé une «abdication» des dirigeants mondiaux qu’il n’a pas hésité à qualifier de «criminelle».

Antonio Guterres évoque une «litanie de promesses climatiques non tenues, un dossier de honte, un catalogue d’engagements creux». Investir dans de nouvelles infrastructures d’énergie fossile est «une folie morale et économique».

Reste que les grands médias nationaux et internationaux, n’y ont consacré qu’une petite part, que les politiques ont été peu nombreux à réagir à la publication du rapport et que nous n’en entendons pas parler dans les conversations du quotidien autour de nous.

Les raisons de cette inertie ou de ce manque relatif d’intérêt pour quelque chose qui a trait simplement à notre survie collective paraissent multiples : difficulté à penser quelque chose de si angoissant, absence d’éléments réellement nouveaux par rapport au précédent (hormis le fait que les réalités sont pires qu’annoncées), et une forme, enfin, d’une austérité technico-scientifique qui nous décourage.
Le paradoxe, en ce qui concerne le changement climatique c’est que le traumatisme n’est pas passé, il se déroule sous nos yeux. Si l’on veut rendre nos modes de vie, de production et d’organisation sociale compatibles avec le maintien d’une planète habitable, il faut commencer par dépolluer le débat public des discours et écarter les fausses promesses qui en masquant ou en travestissant la réalité, nous empêchent d’être lucides sur le désastre en cours et sur les mesures nécessaires pour le limiter.

Savoir et ne pas agir, ce n’est pas savoir: le verdissement de façade nous enferme dans des trajectoires socio-écologiques insoutenables

En effet, l’observation et l’objectivation des conséquences complexes et de plus en plus désastreuses de l’activité humaine engage l’ensemble des acteurs et en premier lieu les chercheurs et les experts. Leur savoir doit non seulement participer à informer la société mais aussi à travailler avec elle sur les moyens de faire face à la situation, à fabriquer l’adhésion et le consentement et par conséquent à changer ce qui nous y a amené.

Ce travail tellement urgent ne peut réussir que si la communauté scientifique et académique fait d’abord circuler ses savoirs et confronte ses problématiques au sein même de l’ensemble hétéroclite des disciplines concernées. Le dialogue entre sciences « dures » et sciences humaines est notamment essentiel pour prendre en compte tant les données et projections physiques, climatiques, écosystémiques, que la complexité de l’action humaine.

Un autre échange, tout aussi essentiel, est celui desscientifiqueset des politiques avec l’ensemble des citoyens, non pas sur un simple modèle vertical ou descendant (transmission de la connaissance), mais dans un véritable dialogue pour une reprise en main démocratique des trajectoires de nos sociétés, guidées depuis deux siècles par un progrès techniques dénués de réflexivité(pour un progrès réel, combien de gadgets adductifs, polluants et énergivores ? Pour un résultat «innovant», combien de dégâts collatéraux ni évalués ni anticipés, voire plus cyniquement passés sous silence?

Sans rejeter les nouveaux moyens technologiques, il faut en mesurer les justifications, les intérêts en présence et les effets de démobilisation potentiels, car les solutions sont aussi, et peut-être avant tout, politiques et citoyennes. Le partage des savoirs est la meilleure disposition pour préserver et développer l’héritage rationnel qui nous est cher.

Le désastre annoncé peine à mobiliser. Se mélangent sans doute l’effet de sidération, le sentiment d’impuissance face à la complexité des phénomènes en jeu, l’impression d’être éloigné des problèmes à venir, ou encore l’idée que la vertu individuelle (ces petits gestes du quotidien, ces changements de consommation, certes indispensables mais insuffisants), est la seule forme d’action possible dans un contexte de dissolution des collectifs.

Aux solutions (ou mirages) «technicistes» et aux multiples formes de dépossession, d’incrédulité ou de repli que peut produire la perspective de la catastrophe écologique à venir, on peut opposer la multiplicité des expériences et des imaginaires passés et présents, qui sont autant de germes pour inventer un futur conciliant les intérêts des collectifs humains et non-humains.
De façon plus opérationnelle, l’objectif est aussi de contribuer à identifier les sources de blocage, institutionnelles et autres, auxquelles il convient de s’affronter, et d’aider à concevoir les leviers d’action à la mesure de l’enjeu.

Certains discours «catastrophistes» ou «prométhéens» imposent également de décoder les dangers dont ils peuvent être porteurs. Les sociétés humaines ont de longue date modifié leurs environnements, parfois brutalement, mais ce n’est que relativement récemment que ces interrelations ont basculé du côté de la dégradation d’échelle globale (quoique les responsabilités ne soient pas réparties de manière homogène dans le monde ni entre tous les humains).

Des discours et des pratiques sur l’environnement peuvent véhiculer des responsabilités simplistes, proclamé que la solution passerait par des mesures d’exclusion ou par un pilotage par le haut; l’invocation du «bien commun» peut également servir des intérêts particuliers.

La co-construction d’un récit scientifique du changement climatique et des autres déséquilibres globaux, de leurs causes et de l’actualité de leurs évolutions, doit permettre de faire sens de ces bouleversements historiques sans précédent et qui engagent la survie et la dignité humaine.

Réfléchir sur le futur commun et inciter tout le monde à s’en saisir, c’est s’engager à prévenir la mise en place d’options ou de modes de gouvernance non démocratiques qui risqueront de poindre à mesure que la crise climatique s’approfondira.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay

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