News - 22.03.2022

Changement climatique et guerre en Ukraine: Le désordre mondial ne favorise pas l’accélération de la décarbonation des économies

Changement climatique et guerre en Ukraine: Le désordre mondial ne favorise pas l’accélération de la décarbonations des économies

Par Pr Samir Allal - Comment appréhender notre monde qui se transforme de crise en crise ? Comment admettre enfin que, en dégradant notre planète, nous dégradons nos vies et nos sociétés ? Comment naviguer dans un océan d’incertitude ? Quelles questions ces changements posent-ils en termes épistémiques et méthodologiques mais aussi prospectifs et spéculatifs ?

Nous sommes au cœur de la crise et la crise est au cœur de l’humanité

La guerre en Ukraine est entrain de bousculer brutalement nos sociétés et de transformer le monde vers un avenir inconnu. Elle nous offre, une opportunité pour nous extirper de notre addiction aux hydrocarbures, et de renforcer notre indépendance énergétique et alimentaire.

Nous avons vécu dans un monde d'abondance énergétique, rendue possible par l'avènement des combustibles fossiles : 80% de l'énergie mondiale vient toujours de pétrole, gaz et charbon. Aujourd’hui 10 millions de personnes meurent chaque année de la pollution causée par la combustion des énergies fossiles. C’est plus que le Covid, et que la tuberculose.

L’appel à une sortie de crise sanitaire climato-compatible n’a pas été entendu. Malgré des restrictions d’activité encore en cours, l’année 2021 a vu un tel rebond des émissions de CO2 liées aux énergies fossiles que le creux de 2020 est déjà effacé.

Plus 6% et un total de 36,3 milliards de tonnes envoyées vers l’atmosphère. Un chiffre boosté par l’effet prix : en 2021, le gaz a commencé la hausse aujourd’hui explosive de ses prix, ce qui a reporté la production d’électricité vers du charbon, encore plus émissif en CO2, notamment aux Etats-Unis et en Europe.

Les émissions de CO2 liées à l’énergie fossile et à l’industrie (ciment, sidérurgie) ont atteint un nouveau sommet en 2021, selon l’Agence Internationale de l’énergie. Le rebond de 2021 est spectaculaire, puisque, avec plus de 2 milliards de tonnes, c’est le plus fort jamais enregistré dans l’histoire.

Malgré les effets de la guerre russe en Ukraine, 2022 sera probablement un nouveau record d’émissions. Et cette incapacité du monde à engager véritablement la sortie des énergies fossiles se lit également dans les efforts publics et privés pour les énergies bas-carbone et les économies d’énergies.
Ces efforts peuvent sembler importants, puisque l’AIE recense environ 400 milliards par an pour la période 2021 à 2023. Mais cela ne représente que 40% de ceux qui sont nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en 2050.

Le changement climatique, la désertification, la déforestation, la diminution de la biodiversité affectent déjà gravement nos régulations et menacent nos vies. Notre planète est en détresse. Elle nous contraint, comme l’écrit Bruno Latour à « atterrir », c’est-à-dire nous centrer sur notre Terre, Terre de la vie et Terre des hommes, inséparablement.

Sur les deux menaces que constituent la guerre en Ukraine et le changement climatique, plane la même chose, notre addiction aux hydrocarbures. Deux événements sans rapport apparent, deux registres de traitement de l’information, deux causes de profonde inquiétude.

Rien ne semble a priori rapprocher ces deux menaces. La première est fulgurante ; la seconde est chronique. La première sature l’espace médiatique ; la seconde n’y a fait qu’une brève apparition.

Sur ces deux menaces plane le même parfum celui : « des hydrocarbures ». Le pétrole, le gaz et le charbon sont les principaux fauteurs de réchauffement, mais ils sont aussi les principales sources de financement de la guerre.

La probabilité est faible pour que le conflit en cours soit synonyme d’un début de sortie des fossiles pour l’Europe et pour la région méditerranéenne

Avec 2020 pour année de référence, les dépenses militaires russes (56 milliards d’euros), correspondent peu ou prou à la valeur des exportations de combustibles fossiles de la Russie vers l’Europe (59 milliards d’euros).

La timidité décision du Conseil européen du 11 mars 2022 refusant l’abandon immédiat des importations d’hydrocarbures russes, alors qu’elles financent et l’armée et l’effort de guerre de ce pays, atteste de la difficulté à agir.

La guerre en Ukraine a mis en évidence le caractère géopolitiquement non durable de notre dépendance énergétique et la fragilité de nos économies, en particulier, celle de l’Union européenne – Allemagne et Italie en tête – au gaz russe. Au total, 40 % de la consommation de gaz des pays de l’Union proviennent de Russie.

La Russie est le 3è producteur de pétrole (12 % de la production), le 2è producteur de gaz (17 %) et le 6è producteur de charbon. Elle détient près de 24 % des réserves mondiales de gaz, et 16 % des réserves de charbon. Son territoire abrite, en outre, 8 % des réserves mondiales d’uranium. Le secteur pétro-gazier représente 20 % du PIB.

Non seulement l’Europe s’est rendue dépendante du gaz russe, mais le prétexte environnemental à cette compromission est sujet à caution.

Depuis plus de dix ans, des chercheurs du monde académique alertent sur les mirages environnementaux du gaz naturel, et s’alarment de son développement récent grâce aux techniques d’extraction non conventionnelles, en particulier la fracturation hydraulique.

La probabilité est faible pour que le conflit en cours soit synonyme d’un début de sortie des fossiles pour l’Europe et au-delà de l’Europe, pour la région méditerranéenne. Le spectre de la guerre est hélas peu compatible avec un tel scénario.

Les projets qui s’échafaudent visent plutôt à permettre une plus grande ouverture du marché européen aux ambitions exportatrices américaines, rendues possibles par le développement de la fracturation hydraulique.

Même si, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a confirmé récemment, que les fuites de méthane issues du complexe pétro-gazier sont sans doute environ deux fois plus importantes que les chiffres officiels présentés dans les inventaires nationaux d’émission.

Ce constat est, du point de vue climatique, d’une importance majeure : le méthane n’est pas seulement un combustible, mais aussi un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le dioxyde de carbone.

L’ampleur des fuites structurelles liées à son exploitation est telle qu’elle est susceptible de remettre profondément en cause le bilan carbone flatteur du gaz naturel.

Tout permet de penser que cela serait de plus en plus le cas à l’avenir, surtout si on ne prend pas au sérieux la dernière alerte du GIEC et contenir l’augmentation de la température.

En revanche, une maîtrise par la communauté internationale de l’évolution du climat, un effort important d’adaptation au Nord comme au Sud et une entrée rapide dans la transition énergétique n’auront pas que des effets économiques, sociaux et géopolitiques positifs.

Pour déclencher la transition, il faut décarbonner les économies et diminuer les émissions mondiales de CO2 de 45% d’ici 2030 (soit passer de plus de 36 GtCO2 à 20 GtCO2). Le texte de la COP à Glasgow le recommande. Mais ne met pas en œuvre les actions pour réaliser cette baisse des émissions.

Il y a une contradiction entre la réaffirmation des objectifs (une hausse de 1,5 °C de réchauffement de la température, - 4,5% d’émissions d’ici 2030, une neutralité carbone en 2050) et l’absence d’actions concrètes pour 2030.

Le changement climatique est un risque stratégique majeur d’instabilité: il appelle des réponses articulées combinant atténuation, adaptation et prévention des conflits

Le changement climatique accroît la pression sur les ressources naturelles et la rareté qui résulte déjà de la démographie. Plus qu’un simple multiplicateur de risques, le changement climatique est aujourd’hui considéré comme un «enjeu fondamental», un «risque stratégique à part entière». La «chaîne d’impact» entre les faits climatiques et les conflits est de plus en plus renseigné.

Le lien entre le dérèglement climatique et les questions de sécurité commence à être compris à l’échelle du monde, même s’il reste beaucoup à faire pour en tirer les conséquences et agir concrètement.

Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est chez les militaires américains, qu’a débuté cette prise de conscience. Aujourd’hui, les militaires américains – les marins au premier chef – sont peut-être les plus climato-conscients du monde.

Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est saisi de ce sujet. Le risque de voir le dérèglement climatique provoquer et aggraver les conflits est désormais pris au sérieux. «Si nous ne maîtrisons pas, rapidement l’évolution alarmante du climat de notre planète, si nous laissons l’histoire décider à notre place, nous passerons d’un monde d’abondance relative (et mal répartie au demeurant), à un monde de rareté et bientôt à un monde de pénurie».

Dans ce cas, je crains que le vernis d’humanité qui existe dans nos sociétés n’y résiste pas longtemps et que la compétition qui en résultera soit de plus en plus violente.

En 2050, la population mondiale atteindre 9,2 milliards d’habitants. Il faudra augmenter les productions alimentaires de 50%, d’énergie de l’ordre de 45% et d’eau de 30%. Pour satisfaire ces besoins, ce sont au minimum 4 millions d’hectares de terres chaque année qu’il faudra défricher.

Or, près de 2 milliards d’hectares de terres ont déjà été dégradés dont 500 millions d’hectares de terres agricoles. Si ces terres sont réhabilitées, ce qui est possible pour un coût modique, elles séquestreront chaque année jusqu’à 3 milliards de tonnes de carbone, soit 30 % des émissions de gaz à effet de serre produites par le pétrole.

Une croissance annuelle du stock mondial de carbone des sols de 0,4 % permettrait d’absorber et de stocker l’équivalent des émissions anthropiques annuelles de CO² soit 75 % des émissions de gaz à effet de serre.

Cette approche par la terre permet de renforcer la résilience des populations et la stabilité politique des pays touchés par les changements climatiques. Un monde qui aura su réhabiliter ses sols et mettre un terme à la désertification sera aussi un monde plus sûr et moins exposé aux crises.

Un monde qui aura très largement renoncé aux énergies fossiles au profit d’énergies renouvelables inépuisables et gratuites (même si les technologies pour y accéder supposent des investissements lourds) sera un monde plus juste, plus équitable, un monde moins dangereux.
Pour déclencher cette transition, il faut utiliser le progrès technique au mieux, mais laisser une place accrue pour l’efficacité et la sobriété (mieux consommer et moins produire). Produire et consommer sans détruire : l’acceptation de tous est nécessaire, dans un monde où le risque systémique est en évolution.

Nous vivons un épisode inouï dans l’histoire de l’humanité. Mais, l’humanité le vit dans l’angoisse ou l’inconscience

Dans le court terme nous avons à gérer un problème de sécurité et de dépendance. Beaucoup de chose vont aller dans le mauvais sens. Il va y avoir des reculs et des renoncements. Notre paralysie vient d’une myopie à l’égard de tout ce qui dépasse l’immédiat, … d’une crise de la pensée. Nous ne savons pas ce qui nous arrive et c’est précisément ce qui nous arrive, écrivait José Ortega y Gasset.

Notre époque de changements est devenue un changement d’époque avec une menace d’une guerre nucléaire capable d’anéantir l’humanité et une alerte climatique qui annonce la dégradation de la biosphère terrestre, y compris la vie des sociétés et des humains.

La tragédie climatique, celle rapportée par le dernier rapport du GIEC, encercle toutes les autres crises (sanitaire, écologique, économique, sociale, politique, culturelle). Éclipsé par la guerre en Ukraine, ce rapport du GIEC (Février 2022) a été oublié par les médias.

Faut-il hiérarchiser ces deux angoisses, faire comme si l’une est (la guerre) plus urgente, l’autre (le climat) plus catastrophique. La crise actuelle a ses caractères spécifiques. Mais, elle est une partie d’une crise planétaire, dont sa perception échappe à la connaissance réductrice, disjonctive qui tient la commande de nos esprits.

Au-delà de l’analogie entre ces deux tragédies concomitantes, il s’agit moins de les hiérarchiser que de tenter de les articuler. Nous sommes dans l’ère planétaire, toutes les parties du monde sont devenues progressivement interdépendantes. (Bruno Latour, mars 2022)

Nous croyons posséder la recette pour s’en sortir alors que nous sommes possédés par un mythe technico-économique. Nous poursuivons le rêve de maîtrise alors que, comme le disait Michel Serres, il s’agit maintenant de maîtriser la maîtrise.

Dans l’immédiat, Il faut tout faire pour arrêter la guerre en Ukraine et repousser le danger d’une menace nucléaire. Mais aussi, prendre au sérieux l’alerte des scientifiques et revoir nos priorités.

Une fois encore, il s’agit de penser simultanément la nature de cette crise et la stratégie qui conduira à sa solution, ce qui nécessite d’affronter les incertitudes et de remédier à la crise de la pensée.

La pensée dominante est incapable d’affronter les incertitudes et l’inattendu

Toute crise nous confronte à l’incertitude qui caractérise son déroulement, sa progression, sa régression, sa solution. Nous ne pouvons pas échapper aux incertitudes, mais nous pouvons élaborer et mettre en pratique des stratégies qui nous permettent de les affronter à partir de connaissances ou d’informations fiables, et qui soit flexibles pour s’adapter aux aléas.

La forme de pensée qui nous a été enseignée et qui domine dans le monde, (surtout économique et politique), est incapable d’affronter l’incertitude et l’inattendu. Elle n’a pas les moyens de réunir les savoirs compartimentés en disciplines. Elle ne peut envisager que l’immédiat et ne voit dans l’avenir que le processus à l’œuvre dans l’aujourd’hui.

Or, l’Histoire obéit à la fois, à des déterminismes parmi lesquels le développement des forces productives (Marx), et subi des aléas innombrables. Elle est dans ce sens à la fois rationnelle et irrationnelle, « pleine de bruit de fureur », selon la parole de Shakespeare.

Le péril climatique est global et ses désastres sont massifs et multiples. Sa cause est non seulement dans les énergies polluantes qui prédominent dans nos économies, mais surtout dans le déchaînement techno-industriel pour le rendement et le profil, animé à la fois par la frénésie du capital et la volonté de puissance des États.

Cette dégradation se poursuit avec la mondialisation, liée au règne planétaire du néolibéralisme qui s’étend avec l’hégémonie des puissances.

Une vague néolibérale déferle sur le monde. La mondialisation technico-économique, dite globalisation, s’effectue sous son égide. Le néolibéralisme mondialisé n’est autre que la toute-puissance mondialisée du profit. Michaël Foessel (Quartier rouge, puf mars 2022)

La poly-crise (climat, énergie, santé, …) que nous sommes en train de subir, révèle que les interdépendances de cette mondialisation technico-économique n’ont apporté aucune solidarité.

Au contraire, les « climatocyniques » et les « climatosceptiques », y voient dans cette crise plutôt une opportunité pour bousculer à leur avantage l’ordre, et plus exactement le désordre international, quitte à l’anticiper. (Dominique Bourg, MOC mars 2022)

La planète est désormais soumise à un désordre mondial qui provoque à la fois des catastrophes écologiques et l’asservissement des populations, suscitant de multiples révoltes, toujours réprimées et des guerres.

L’ère nouvelle est entrain de produire une régression politique et sociale généralisée dans le monde, et à une crise de la démocratie conduisant à l’instauration d’États néo-autoritaires et/ou dominés par des intérêts financiers. Edgar Morin (Réveillons-nous, Mars 2022).

Ce désordre mondial anticipé par la fragilisation des sociétés, consécutive au dérèglement climatique, ne favorise pas l’accélération de la décarbonations des économies, malgré, toutes les alertes.

Assumer de prendre en charge, pour chaque sujet, pour chaque territoire, le monde où l’on vit en le reliant explicitement au monde dont on vit allonge l’horizon de l’action. C’est cet allongement de l’horizon qui nous autorise de définir le sens de l’histoire. (Bruno Latour et Nikolaj Schult ; Mémo sur la nouvelle classe écologique, janvier 2022).

Les angoisses que suscite cette double crise (climatique et guerre en Ukraine) entraînent pour le moment des repliements identitaires et une mise en accusation de boucs émissaires.

Pour (ne pas conclure) : il est urgent de changer de voie.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay