News - 19.03.2022

Zinelabidine Benaïssa : une vie consacrée à la production et à la transmission du savoir, à l’art et à la protection de la nature

Zinelabidine Benaïssa : une vie consacrée à la production et à la transmission du savoir, à l’art et à la protection de la nature

Par Habib Mellakh - J’ai connu mon ami Zinelabidine Benaïssa par ouï-dire, pendant l’année universitaire 1977-1978, à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, où j’avais été recruté en octobre 1977, alors qu’il y poursuivait ses études supérieures : il n’a pas été mon étudiant mais sa réputation l’avait précédé. Les collègues ne tarissaient pas d’éloges à son sujet et c’est tout naturellement  qu’il est sorti major de sa promotion en obtenant très brillamment, pendant sa quatrième année à l’Ecole Normale Supérieure, en Juin 1979, son diplôme de maîtrise  en langue et littérature françaises, et, dans la foulée, en octobre 1979, le certificat d’Aptitude à la Recherche (CAR) : les normaliens disposaient du privilège de préparer ce certificat pendant la dernière année du cursus de la maîtrise.  

Une vieille amitié

Nos chemins ont fini par se croiser, d’abord à l’Ecole Normale Supérieure de Bizerte où j’ai fait sa connaissance comme collègue, devenu très vite mon ami, ensuite à l’Ecole Normale Supérieure de Sousse. Nous avions pris l’habitude pendant l’année universitaire 1980-1981 de faire, une fois par semaine, le jeudi et le vendredi, le trajet aller-retour  Tunis- Bizerte, puis au cours de l’année 1983-1984, le mardi et le mercredi de chaque semaine, le trajet aller-retour Tunis-Sousse, à bord de mon  Ami 8, une voiture étonnamment  performante en dépit de sa modeste  puissance  et qui nous menait sans encombre tous les mardis en fin d’après-midi à Kairouan, où nous passions la nuit chez nos amis Mourad et Leyla Rammah, affectée elle-aussi à l’ENS de Sousse, qui nous offraient leur généreuse hospitalité. 

Notre amitié s’est raffermie quand Zine m’a rejoint à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba.  Nous nous sommes  assidûment fréquentés depuis : quarante deux ans d’amitié  qui m’ont permis de connaître l’homme et d’apprécier ses grandes qualités humaines. Accueillant, toujours souriant, d’un abord facile, conscient de sa grande valeur sans être imbu de lui-même – je dirais même qu’il était l’incarnation de l’humilité –, généreux à souhait, grand travailleur, Zine, le bien nommé, s’est toujours dépensé sans compter, rendant service à ceux qui le méritent et même à ceux qui ne le méritent pas. Jeune assistant, il a aidé des agrégatifs parmi ses anciens camarades de classe à préparer l’agrégation et des doctorants, parmi les collègues, leur thèse. Il n’a pas hésité un seul instant, au milieu des années 80 du siècle dernier à donner de son temps pour dactylographier la thèse en chirurgie dentaire de mon frère soucieux de présenter un travail de bonne facture, exempt des fautes d’orthographe et pour saisir, pendant toute une année, lorsque nous ne disposions pas d’un ordinateur, les devoirs de ma femme, enseignante d’italien.

J’ai également apprécié en tant que directeur du Département de français, du milieu des années 90 jusqu’aux premières années du 21ème siècle, à la faveur des réunions du Département et des travaux des commissions, ses hautes compétences scientifiques et pédagogiques reconnues par ses collègues et ses étudiants ainsi que sa disponibilité lorsque je sollicitais son aide pour faire les emplois du temps. Pour joindre l’utile à l’agréable – il était à la fois une cigale et une fourmi - mais aussi pour décrisper une atmosphère parfois tendue, il croquait, au cours de ces rencontres studieuses, les portraits de ses collègues et amis sur son bloc-notes avec beaucoup d’humour et de délectation. Notre ami Mohamed Hédi Marzougui en sait quelque chose, lui qui a posté l’autre jour sur Facebook son portrait croqué par Zine et jalousement gardé.

C’est en raison de cette vieille amitié, de sa disparition prématurée ainsi que de son parcours professionnel exemplaire, de ses grandes vertus et de l’empreinte qu’il a laissée là où il est passé que je vis, depuis sa disparition, dans le compagnonnage de son souvenir comme et autant que me hante le souvenir de tous mes chers disparus. J’égrène le chapelet des souvenirs de ce compagnonnage presqu’à la cadence avec laquelle je ressuscite la mémoire d’un être très cher qui nous a quittés il y a trois mois.

Au Lycée Carnot

Zine est né à Tunis le 10 octobre 1956 dans une maison arabe, sise à l’impasse Catherine à Bab Souika, dans la médina de Tunis. Il a poursuivi ses études primaires à l’école de la rue Scipion, à quelques encablures de la maison natale et ses études secondaires au Lycée Carnot.  Ses condisciples du Lycée gardent de lui l’image d’un garçon jovial, anticonformiste, gai luron, foncièrement partageur, omniprésent et doté d’un sens remarquable de l’humour que révèlent ses caricatures publiées   dans le journal de l’établissement, La Parenthèse où il publiait des poèmes et des articles. Mais humble comme il était, il n’évoquait pas le Lycée Carnot pour rendre compte de ce parcours original mais pour raconter les difficultés rencontrées dans l’apprentissage de la langue française à son entrée dans cet établissement. Dans un entretien sur RTCI avec Emna Louzir, il confesse, à l’image de Daniel Pennac, dont il adore le roman Chagrin d’école, avoir été un cancre en français : « Je suis en train de lire le livre autobiographique de Daniel Pennac Chagrin d’école, où il raconte qu’il était un cancre absolu, un cancre irréversible. Il a pu malgré tout réussir et devenir un grand romancier. En fait, je me suis senti concerné. J’étais moi aussi, un cancre, un cancre pas dans toutes les matières. En français, j’étais très mauvais, j’avais des zéros en dictée, c’était quelque chose qui me tuait. Je ne comprenais pas ce que disait le professeur. J’étais vraiment angoissé. Si je suis devenu professeur de français, c’est à cause de cette angoisse que j’avais. Puis, il y a eu à un moment un déblocage ».  C’est ce qui explique son empathie pour les étudiants en difficulté sur le plan académique et sa propension à les aider et à les encourager. Que de chemin parcouru ! C’est une leçon à méditer pour les jeunes !

Le professeur éminent, le chercheur émérite et l’écrivain talentueux

Notre vieille amitié  m’a permis de suivre de très près son parcours d’enseignant-chercheur et plus particulièrement pendant la période où j’ai dirigé le Département de français de la Manouba. Passionné de littérature, grand liseur de textes littéraires et doté d’une très belle plume, il était prédestiné à une carrière d’enseignant-chercheur en littérature, domaine vers lequel ses penchants le portaient. Son premier travail pour l’obtention du Certificat d’Aptitude à la Recherche (CAR), dirigé par Anne-Marie Protet Chennoufi et intitulé L’idéologie dans l’Été 1914  de Roger Martin Du Gard,  l’atteste d’ailleurs. Mais les besoins de l’institution en linguistes et en grammairiens l’ont fait renoncer à sa vocation première et changer de cap. Un enseignement de grammaire et de linguistique a été confié au jeune enseignant et c’est Joëlle Gardes-Tamine qui l’initiera à la recherche approfondie en dirigeant sa thèse pour l’obtention du Diplôme de Recherches Approfondies (DRA), intitulée Etudes sur les rimes des Lais de Marie de France, soutenue en 1984, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis et que j’ai eu un grand plaisir à lire lorsqu’il m’a confié la révision du texte.

Ce travail de recherche, qui marque à la fois son intérêt pour la métrique française médiévale et pour la langue et la littérature du Moyen-Âge, a inauguré ses travaux de médiéviste, qu’il poursuivra au sein du Groupe d’études sur le Moyen-Âge et le Seizième siècle (GEMAS), et son attachement à l’étude des questions de métrique. Il est, en tant que médiéviste, l’auteur de plusieurs travaux parmi lesquels un article intitulé « Voir de loin, voir de près dans les Lais de Marie de France : l’instant magique où l’image devient nette » in L’Instant fatal, Actes du colloque international organisé par le CÉRÉdI (Groupe d’Etudes et de recherches Editer/ Interpréter) et le GEMAS (Groupe d’études sur le Moyen-âge et le Seizième siècle), à l’Université de la Manouba. Il est également le directeur d’une thèse intitulée Le personnage sarrasin dans la chanson de geste et l’éditeur scientifique des Actes du colloque  Savant et populaire au Moyen-âge et à la Renaissance  et du colloque La démesure au Moyen-Âge et à la Renaissance, publiés par le GEMAS,  respectivement en 2003 et  2007. Il a publié, en tant que spécialiste de la métrique française, dans La Revue de littérature moderne, en 1988, un article intitulé « Les rimes onomastiques dans la Première Série de la Légende des Siècles ».

Même s’il n’a assuré durant toute sa carrière  que des cours de versification, de syntaxe, de  phonétique, de phonologie, de morphologie, de  lexicologie, de sémantique et de grammaire historique ( Moyen-Âge et 16ème ) et jamais de cours de littérature, ce qui était frustrant pour lui, ses travaux de recherche et les travaux qu’il a encadrés montrent  la nostalgie de ce grand lecteur pour sa vocation première et une  passion pour la littérature restée intacte en dépit du changement de cap dicté par les besoins de l’institution en grammairiens.

Zine a tenu à  faire partager cette passion aux enfants et aux jeunes ainsi que son amour pour la nature en publiant, depuis un quart de siècle, des romans pour  la jeunesse qui ont eu beaucoup de  succès en Tunisie et ailleurs et dont les plus connus sont Le fils du vent (1996), Sloughi et la panthère (1997), Le Singe et le pêcheur et autres contes (2002), Les pigeons de l’impasse Catherine (2002), L’Île (2002), affectueusement offerts tantôt à mon aînée, tantôt à ma cadette, l’Arc noir (2003), Zina la loutre et autres contes (2007), La Montagne aux oiseaux (2002), Les Mystères du Belvédère (2017), édité pour la troisième fois en octobre 2020, tous publiés dans la collection «  Le Miroir d’encre » chez CERES éditions. En fervent écologiste, il se sert des animaux et de la nature pour instruire les enfants et les convertir à l’écologie. Le Monde des livres lui consacre, en novembre 2001, après la publication de ses premières fictions, un article intitulé « Un drôle d’oiseau », dans une allusion fine et humoristique à l’originalité de l’auteur et un rappel de son attrait pour les oiseaux, et où il salue la parution de « romans écrits dans un français tellement travaillé qu’il en devient limpide» et «  la recherche documentaire rigoureuse » qui fonde ses fictions.  Chez l’homme, comme dans l’œuvre, à l’image de la Fontaine, à la fois dilettante, dans le sens étymologique de l’italien « dilettante »  \di.lɛ.tɑ̃.te\, « celui qui trouve plaisir à quelque chose », et travailleur acharné,  la rigueur et la quête du plaisir se sont subtilement alliés. Mais l’écriture est davantage, à ses yeux, comme chez le fabuliste, une activité ludique plutôt qu’une ascèse. Il ne connaît pas les tourments de la création mais le bonheur de l’expression grâce son doute à sa bonne connaissance du latin et à ses recherches étymologiques qui lui assuraient une grande maîtrise du vocabulaire français.

Certains de ces romans sont coédités au Bénin par Ruisseaux d’Afrique, une maison d’édition spécialisée dans les livres destinés à la jeunesse et ils figurent tous dans le catalogue collectif des bibliothèques du Niger. Tous lui ont permis de marier sa sempiternelle passion pour la littérature et l’écriture avec son amour de la nature, de la langue française ainsi que ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans le quartier de Bab Souika, situé à un quart d’heure du Belvédère, le parc fétiche de son enfance.

L’ami des oiseaux et du patrimoine naturel

Celui qui a passé son enfance et sa jeunesse dans la maison arabe de l’impasse Catherine, dont le patio ne laissait entrevoir de la nature que le carré du ciel, l’a découverte, à la faveur de ses escapades, en dehors du quartier de Bab Souika, en compagnie d’autres enfants de son âge, dans le parc du Belvédère. C’est l’attrait magique de ce parc qui a suscité son grand engouement pour la nature et qui inspirait à ses amis d’enfance, l’imagination aidant, des histoires mystérieuses qu’ils inventaient à qui mieux mieux pendant leurs sorties.

Il faut, aux yeux de cet amoureux de la nature, comme pour Francis Ponge, renouveler l’acte simple du regard si nous voulons aimer la nature et en jouir puisque nous ne savons plus utiliser nos yeux à cause de l’habitude, devenue notre seconde nature. Il faut savoir observer la nature, les petites choses, les petits détails. Il s’agit de contempler naïvement le monde extérieur pour découvrir les qualités inédites ou méconnues de ses éléments. Cette naïveté voulue permettra au contemplateur de réapprendre et de retrouver le regard de l’enfance.  Et comme l’écrit si bien Donia Chaouch : « Il avait ce don de s’émerveiller de tout : un chant d’oiseau, un arc-en-ciel, l’odeur de la terre après la pluie... et il partait d’un grand éclat de rire ». Chroniqueur, sous le pseudonyme de Zinou la nature, dans la matinale d’Adel Matahri, diffusée au début de la dernière décennie sur RTCI,  il nous communique  cet émerveillement de l’enfant en postant une sélection de superbes photographies d’oiseaux  ou de paysages merveilleux croquées sur le vif grâce à un appareil photo  performant.  Il nous communique aussi cet enchantement à travers ses contes et nouvelles destinés à la jeunesse.

A côté de son parc fétiche, c’est le monde des oiseaux qui l’a fasciné à un point tel qu’il s’est mis à l’ornithologie et qu’il est devenu un ornithologue autodidacte aussi savant que les ornithologues de formation, capable de vous nommer, en s’appliquant à l’observer, n’importe quel oiseau et de le reconnaître à son gazouillement. Cette passion dévorante pour l’ornithologie et le désir de vulgariser cette science sont à l’origine de la publication d’un petit dictionnaire français-arabe des noms d’oiseaux en collaboration avec Taieb Baccouche et Salah Mejri.  L’observation des oiseaux est devenue, chez lui, pendant la pleine période de leur migration, une habitude bien ancrée à laquelle il a renoncé, à son corps défendant, durant la période de confinement imposée par la pandémie en 2020. Il est tellement habité par le monde des oiseaux que c’est la métaphore continuée de l’oiselle qu’il choisit pour saluer la naissance de ma cadette dans l’acrostiche qu’il lui a dédié à cette occasion et que nous gardons comme une relique. Il a offert également à mon aînée, à peine âgée de cinq ans, un livre d’art sur les oiseaux à la portée des enfants, ce qui m’a permis de découvrir leur monde fascinant. Le dessin, qu’il a choisi pour  la première de couverture de sa thèse sur Les Lais de Marie de France, publiée en 1995, est celui d’un rossignol. Il illustre à merveille  cette  passion pour les oiseaux. Dans sa dédicace sur l’exemplaire qu’il m’a offert, il confirme cet amour  quand il présente sa thèse comme un «  rimaire  primaire et élémentaire » en comparaison avec « le livre sur les oiseaux dont [il] rêve ».

Hors des sentiers battus : un nouvel art de la communication

Homme- orchestre aux talents  et aux facettes multiples, enseignant-chercheur brillant, linguiste de renom, fin connaisseur de la littérature française, lecteur assidu des textes de la littérature mondiale, écrivain, ornithologue, ami des oiseaux et du Belvédère, ce professeur atypique, allergique aux relations verticales avec les étudiants et soucieux de communiquer et de partager  ses passions,  a également quitté les sentiers battus   de  la transmission de la connaissance dans les domaines de la littérature, de l’ornithologie, de la nature ou de l’écologie pour susciter la motivation des apprenants. Pour ce faire, il produisait des émissions radiophoniques comme « Hic sunt leones » (2011-2012) ou l’écologie de père en fils (2014-2015) et n’hésitait pas à recourir aux moyens de communication audio-visuels telles les dix  vidéos postés sur Youtube,  intitulées  « l’’étymologie de père en fils », réalisées par Aziz  Benaïssa et Zinelabidine Benaïssa et qui ont connu un grand succès sur la toile. Il s’agit de petits dialogues portant sur l'origine de certains mots français. Dans ces vidéos de quatre minutes, divertissantes et instructives, produites par l’Alliance française au moment du confinement, le professeur de linguistique   discute de l’origine des mots avec son fils Aziz, comme il a dialogué avec lui, en sa qualité de fervent écologiste au sujet de l’écologie dans l’émission « l’écologie de père en fils ». L’étymologie, qui pâtit de sa réputation de discipline rébarbative, devient grâce à ce jeu de rôles entre le professeur et l’étudiant, le père et le fils, une un savoir attrayant.

Il a réussi dans cette entreprise délicate  de la transmission des connaissances grâce aussi  à ses talents d’acteur et à une voix de stentor  qui ont fait de lui  un grand communicateur, constamment soucieux de transmettre  sa science dans la gaieté aussi bien dans la classe que par le biais  des moyens de communication précités ainsi que  de courtes saynètes, recueillies sous le titre de Théâtre de l’estrade qu’il faisait interpréter par des élèves dans les classes de français de certains collèges. De son point de vue, le savoir est gai ou il ne se transmet pas.

Artiste jusqu’à la moelle, féru de théâtre, il a joué avec Alberto Canova, animateur et metteur en scène de la troupe théâtrale L’Atelier Théâtre de Tunis, dans des pièces de théâtre françaises et francophones et il a fait partie de la troupe théâtrale de l’Alliance Française de Tunis depuis sa création.  Il raffolait également de la poésie, de la chanson et du cinéma. Ses amis cinéphiles ou cinéastes le croisaient souvent devant les salles de cinéma qui projetaient des films de qualité notamment à l’occasion des grandes manifestations  telles que le Journées cinématographiques de Carthage et les Journées européennes du cinéma. Cinéphile toujours à la page, il m’a fait découvrir à Paris, en 1975, le cinéma iranien à un moment où il connaissait un engouement croissant du public à l’échelle internationale. Les jeunes de l’espace Carmen, qui avaient envisagé, de lui rendre hommage le 5 mars dernier, avaient projeté ce jour-là le chef-d’œuvre de Marcel Carné,  Les Enfants du paradis, lu  des textes littéraires et des poèmes célèbres, écouté les  plus belles et plus vieilles chanson françaises. S’il était encore de ce monde, il se serait fait un immense plaisir en assistant à la projection de ce film, en écoutant ce florilège de chansons et de textes littéraires.

L’engagement citoyen de l’universitaire

Il a également mis, sa vie durant, ses moyens et ses compétences, ses écrits au service des bonnes causes. Pendant 40 ans, il a été de tous les combats dans la vie de la cité.  

De l’amour de la nature à l’écologie, il n’y a qu’un pas que Zine a très vite franchi. Le fervent écologiste a tout naturellement intégré, à partir du milieu des années 80, le bureau directeur de l’Association des amis des oiseaux, dirigée à l’époque par le professeur Ali El Hili. Il a ensuite fondé l’Association des amis du Belvédère qu’il présida avant de passer le flambeau lorsqu’il a été chargé de la direction du Département de français de la Manouba en 2014.  Il a mobilisé en  2011, avec sa femme Emna Charfi et les autres membres de son association, la société civile et les médias pour qu’ils s’opposent à la construction de deux maisons sur des terrains de 5000 m2  faisant partie de la zone verte du Belvédère, qui ont été déclassés et vendus au dinar symbolique à des proches de Leila Ben Ali. Il a également lancé,  en 2016,  une pétition sur les réseaux sociaux dénonçant le projet de construction d’une route express traversant le parc et préjudiciable à « l’équilibre de l’écosystème et aux composantes végétales et architecturales du parc ». Le texte était  intitulée  « Touche pas à mon Belvédère, patrimoine en danger ». Il a fait part de cette mobilisation dans une communication présentée en mai 2016 à l’occasion de la journée d’études sur le patrimoine en péril, organisée par l’Association la Manouba pour les Monuments et la Culture.

Au lendemain de la Révolution de 2011, de nombreux universitaires se sont mobilisés pour ouvrir le dossier de la gestion du patrimoine naturel et culturel du pays. L’une des rencontres organisées dans ce cadre, furent les Journées d’étude organisées les 16 et 17 juillet 2012 par le Laboratoire de recherche ’’ Patrimoine et Ressources Patrimoniales de Tunisie’’ de l’Université de la Manouba, associé à des universitaires de différents établissements, sous le titre ’’Patrimoine et bonne gouvernance. Réalités, contraintes et perspectives en Tunisie’’. A cette occasion, Zinelabidine Benaïssa a présenté une communication intitulée  « Faut-il des clôtures à nos parcs nationaux ? ». L’interrogation reflétait toute la distance que prenait  l’intervenant vis-à-vis d’une politique gouvernementale qui, des décennies durant, n’a fait qu’ériger des barrières entre les citoyens et leur patrimoine naturel, devenu étranger et attaqué en plus d’un endroit chaque fois  que l’occasion se présentait.  

Son souci constant de la protection du patrimoine naturel est à l’origine de plusieurs articles publiés sur les colonnes d’Attariq Al Jadid.
A l’échelle de l’université, il a participé à la grève administrative des jeunes enseignants de l’ENS de Sousse, déclenchée en septembre 1984 pour la défense de la liberté académique et de la bonne gouvernance, malgré le statut précaire d’assistant délégué qui était le sien et il a fait partie du groupe de la section tunisienne d’Amnesty International animé par Ali Noureddine.  A La Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, il a fait partie en 2005 du groupe des irréductibles qui ont poursuivi jusqu’au bout la grève administrative décidée par la FGESRS pour la défense des libertés et de l’autonomie syndicale. Il a également participé au combat stoïque mené à la FLAHM pendant l’année universitaire 2012 contre les salafistes. Il a, d’une part,  photographié l’occupation de l’administration décanale  par les salafistes, le 28 novembre 2011 et l’affluence massive de la société civile, venue ce jour là la rescousse du doyen Kazdaghli, pris en otage dans son bureau. Il a, d’autre part, participé   à plusieurs rassemblements de soutien au doyen devant le tribunal de première instance de la Manouba, à l’occasion du procès monté de toutes pièces, intenté contre lui par deux niqabées. Il a par ailleurs assisté, à la librairie Al Kitab le 14 janvier 2013,  à la séance de dédicace de mes Chroniques du Manoubistan relatant ce combat.

Zine était un as du comptage des foules et des attroupements grâce à son expérience du comptage des oiseaux.  J’ai d’ailleurs fait appel à l’occasion du procès Kazdaghli à son savoir-faire dans ce domaine pour évaluer le nombre des participants à l’un des rassemblements auxquels il a pris part, ce que je n’ai pas manqué de signaler, sans le nommer, dans l’article que j’ai publié sur Leaders au sujet de ce rassemblement, clin d’œil qu’il a beaucoup apprécié.
Poussé par sa fibre démocratique et progressiste, il a publié au début des années 80 du siècle dernier, dans l’hebdomadaire Démocratie, avec son ami et alter ego Issam Marzouki,   des articles très critiques à l’égard du régime de Bourguiba, qu’ils signaient sous le pseudonyme de Démos et Kratos et il a adhéré à la section du Massar à la Manouba.  

Sa disparition le 14 janvier 2022, jour de la commémoration de la fin de la dictature, est l’une de ces coïncidences troublantes dont l’Histoire a le secret et un signe de connivence du Destin pour nous inviter à ne pas oublier les combats qu’il a menés, traduisant tout à la fois le souci de la préservation de la nature et des animaux, les oiseaux plus particulièrement, dont son œuvre est le fidèle écho et les luttes auxquelles il a participé en tant qu’universitaire.

Paix à sa belle et noble âme !

Habib Mellakh