News - 20.03.2022

Ammar Mahjoubi: Pouvoir de Rome, «liberté» des cités

Ammar Mahjoubi: Pouvoir de Rome, «liberté» des cités

Les cités, dans les provinces de l’Empire romain, bénéficiaient d’une large autonomie. Mais elles étaient soumises au pouvoir des gouverneurs nommés par l’Empereur, ou par la haute assemblée romaine dans les provinces sénatoriales. L’Empereur leur adressait ses instructions et leur servait de répondant et de recours, s’ils étaient confrontés à de grosses difficultés. Les cités et leurs citoyens lui envoyaient des pétitions et espéraient, de la plus haute autorité de l’Etat, une réponse à leurs requêtes. Mais à l’exclusion des notables, qui siégeaient au conseil municipal et exerçaient les magistratures locales, les citoyens connaissaient fort mal l’Empereur et le pouvoir politique à Rome. A ce propos, Synésius, le philosophe de Cyrène (Benghazi, en Libye), écrivait : « Les gens savent très bien qu’il y a toujours un empereur vivant, car cela nous est rappelé chaque année par les collecteurs d’impôts impériaux ; mais on ne sait pas très bien qui il est exactement».

Dans les environs de la cité, ajoutait-il, il y avait des gens qui croyaient encore que le roi Agamemnon occupait le pouvoir, et de braves bergers soutenaient qu’il avait un ministre nommé Odusseus (Ulysse), «un homme audacieux, très habile à trouver les moyens de se tirer d’embarras… et ils rient tout bonnement quand ils parlent de lui, croyant qu’il a aveuglé le Cyclope pas plus tard que l’année dernière.» Même si l’allusion au mythe d’Homère n’est due qu’à Synésius, pour montrer le degré d’ignorance de ses compatriotes, leur méconnaissance de l’Empereur et des rouages politiques, à Rome, était sans doute totale.

C. Nicolet, dans un travail analytique, a détaillé la politique de stabilisation menée par Rome, pour établir sa mainmise sur l’Empire (C. Nicolet, «L’inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain »). L’emprise sur les terres se fit par les bornages, les cadastrations et le développement de la propriété impériale ; sur les hommes et leurs biens, elle fut réalisée surtout grâce aux recensements. Institution principale du système civique romain, le «census» des citoyens permettait d’organiser la cité en pleine connaissance de ses structures ; si bien que la censure était la magistrature la plus renommée, aussi bien à Rome que dans les «colonies» et dans toutes les communes régies par le droit romain. Grâce au «cens», les ressources matérielles étaient répertoriées, les citoyens classés, leurs droits et leurs devoirs civiques et fiscaux répartis. Mais en même temps, les recensements concrétisaient la servitude des habitants, sujets de l’Empire. A la suite de chaque conquête, les vaincus et leurs biens étaient en effet enregistrés, et le versement des tributs matérialisait leur dépendance.

La décentralisation du recensement commença par les cités italiennes dès les débuts du Ier siècle, avant d’être étendue à toutes les cités de l’Empire. Tous les cinq ans, les magistrats locaux présidaient aux opérations du cens dans les colonies et les municipes, en Italie et dans les provinces. Des recensements provinciaux, qui concernaient l’ensemble de la province, furent également effectués, surtout après des troubles ou une guerre civile, après une reprise en main d’un pays ou, encore, à la suite d’une politique de réformes. Ils étaient dirigés par le gouverneur muni de pouvoirs spéciaux.

Même si, en droit, la conquête livrait au peuple romain la propriété éminente du sol provincial, Rome n’évinçait les possesseurs de leurs terres que lorsque son intérêt était en jeu ; à l’occasion, notamment, d’une implantation de colonies. Mais le recensement des biens exigeait que les droits des personnes et des communautés sur les terres fussent indiscutables. Il fallait donc délimiter les territoires et fixer la possession des propriétés. A partir de deux axes principaux, «cardo» (nord-sud) et «decumanus » (est-ouest), le territoire était découpé en parcelles orthogonales, carrées, appelées centuries et mesurant 706 à 710 m de côté. La photographie aérienne a montré que le sol tunisien, celui de l’antique « Provincia Africa », avait été systématiquement cadastré au début de l’Empire. En sus de la reconnaissance des droits de propriété et du but fiscal, qui toutefois ne peut justifier la cadastration des steppes dans le sud tunisien, la volonté qui primait était, sans doute, celle d’organiser l’espace selon un modèle universel, et de traduire ainsi un désir d’expression et d’illustration de la domination romaine. Certes, le monde romain ne fut jamais quadrillé dans sa totalité. Mais la preuve de son extension à l’ensemble de la province africaine a invité les chercheurs à observer les traces des cadastres dans les autres provinces.

Les terres immenses des provinces étaient devenues le «terroir public du peuple romain», selon la coutume à Rome d’exproprier les vaincus. Cette propriété éminente justifiait le paiement du tribut par les provinciaux, les personnes physiques comme les communautés, qui n’étaient dépossédées que lorsque l’autorité romaine implantait des colonies ou s’appropriait, dans les régions fertiles, de très grands domaines. A commencer par Auguste, l’Empereur possédait des domaines agricoles, des carrières, des mines et des salines. A partir du règne d’Antonin le Pieux, une différence fut introduite entre ce qui, parmi ces biens, relevait du patrimoine impérial, et ce qui gardait son caractère privé et devenait une «res privata».

Au début de l’Empire, la plupart des cités, dans les provinces, étaient considérées comme étrangères (pérégrines) à Rome et à son droit. Pline l’Ancien les avait réparties entre trois catégories : celles qui étaient «libres et fédérées», celles qui bénéficiaient de la liberté, et enfin celles qui étaient stipendiaires. Les premières avaient signé avec Rome un traité (foedus), qui était certes asymétrique, établissant un rapport inégal entre les partenaires, mais avait le mérite de définir avec précision les obligations de la cité comme ses droits, et postulait son autonomie. Une décision unilatérale de Rome, mais qui n’était pas garantie par un traité, avait accordé aux secondes la «libertas» et quelques privilèges. En droit, les cités de ces deux catégories ne dépendaient pas de Rome, et leurs territoires étaient «extérieurs à celui des provinces». Quant aux cités stipendiaires de la troisième catégorie, elles étaient dans l’obligation de verser annuellement le « stipendium », un impôt ou plutôt une rançon, qui était l’expression de leur soumission. En règle générale, elles conservaient leur droit, leur constitution, et leurs cours de justice continuaient à juger les affaires et les délits mineurs. Le statut de stipendiaire n’était pas forcément synonyme d’oppression politique ni de contraintes fiscales ; et la légèreté des structures provinciales romaines leur accordait, de fait, une large autonomie, limitée seulement par le règlement de la province et l’autorité du gouverneur. Celui-ci faisait appliquer lois, senatus-consultes et décisions impériales.

Les cités «libres» et les cités «libres et fédérées» étaient, de loin, moins nombreuses que les stipendiaires. A l’issue de la conquête, les cités qui avaient fait le mauvais choix politique devenaient stipendiaires ; mais à celles qui avaient rallié le camp romain, les empereurs du Ier siècle, comme auparavant les autorités républicaines, concédèrent libéralement des statuts privilégiés. Tel fut le cas de sept cités d’origine phénicienne ou punique, qui s’étaient désolidarisées de Carthage au cours de la dernière guerre punique. Rome leur accorda, sans le garantir par un traité, le privilège d’exclure leur territoire du sol de la province, et de bénéficier ainsi des immunités fiscales inhérentes à leur liberté, quoique l’intégration à l’Empire n’ait cessé d’entamer cette liberté. Utique, la plus importante de ces cités libres, était aussi pourtant la résidence du gouverneur romain de la province, avant la refondation de Carthage, ce qui dénote les limites de cette «liberté». Trois de ces sept cités étaient au nord, Utica, Theudalis et Uzalis (el-Alia), les quatre autres sur la côte sahélienne : Hadrumetum (Sousse), Leptis Minor (Lemta), Thapsus (Ras Dimas) et Acholla (Botria).

De toute façon, ce statut, cette «liberté» étaient précaires : des troubles intérieurs, quelque manquement à la «majesté» de Rome ou de l’Empereur, étaient sanctionnés par la dégradation. Au IIe siècle et jusqu’au milieu du IIIe, sous les Antonins et leurs successeurs, le souci de préservation des statuts antérieurs avait, cependant, presque partout prévalu ; mais les historiens ont toutefois admis que dès cette époque, les privilèges furent progressivement restreints jusqu’à devenir, dans la pratique, de vains et chimériques titres de gloire. Bien que la découverte de nouvelles inscriptions eût aussi montré que beaucoup de ces cités menaient un combat incessant et envoyaient des ambassades régulièrement aux empereurs, pour préserver leurs privilèges ; tout aussi régulièrement contestés par les agents de l’autorité romaine. Au moins dans les provinces sénatoriales, qui regroupaient, comme la provincia Africa, la majorité des cités libres, l’Empereur était en même temps maître et garant de leur statut contre les empiétements du proconsul, désigné par le Sénat.

Ammar Mahjoubi