News - 14.02.2022

Tunisie: Virage de la transition, alliance et intelligence collective

Tunisi: Virage de la transition, alliance et intelligence collective

Par Riadh Zghal - La consultation que met en œuvre le pouvoir actuel évacue le bénéfice à tirer de l’intelligence collective. Cette intelligence s’active à travers l’échange d’informations et le débat qui stimulent la créativité et l’imagination, aident à la conception de solutions adaptées à la résolution de problèmes complexes tels que ceux où se trouve actuellement empêtré notre pays.

Au lieu du débat, cette consultation préfère un algorithme à tourner pour extraire via une addition de réponses individuelles à des questions à choix multiples, sans assurance de leur pertinence aux yeux de celui ou celle qui coche une réponse plutôt qu’une autre, un logiciel supposé extraire l’opinion majoritaire et une autorité qui décidera de sa prise/non-prise en compte pour établir ses choix politiques ! Comme les découvertes d’Einstein ont permis la fabrication de la bombe nucléaire, l’intelligence artificielle et les statistiques peuvent servir d’outils à l’autoritarisme enveloppé dans un emballage trompeur de scientificité. Comme tout ce qui est fallacieux, le résultat en sera peu durable. Il y a évidemment le risque d’erreur que les meilleurs modèles statistiques n’éliminent pas. S’agissant de la perception et du social, l’erreur cache parfois le plus vrai, le plus valide, le plus significatif des opinions partagées. La consultation étant individuelle, ses résultats dépendent de la population qu’elle va drainer. Les réponses dépendront naturellement du degré de maîtrise, voire de compréhension a minima, du domaine de la question par les personnes qui participent à la consultation. Quel crédit accorder alors à des réponses «cochées» sans qu’elles soient bâties sur une information avérée, ni sur une réflexion approfondie? On ne peut pas, comme déjà affirmé par Amartya Sen, «prendre les préférences pour données indépendamment de la discussion publique, c’est-à-dire indépendamment du fait que des débats et des échanges ouverts soient permis ou non.(1)» 

En l’absence de débat préalable, la majorité que révèlera l’algorithme occulte les rapports de force opérant dans le système politico-social en place nationalement, régionalement et localement. Il est alors fort probable que les forces en place ne manqueront pas de se manifester pour contester, faire échouer d’une manière ou d’une autre les politiques choisies. Cela voudra dire que la consultation entraînera le pays dans une nouvelle période chaotique d’incertitude, de troubles, d’appauvrissement continu, d’isolement géopolitique jusqu’à une nouvelle étape du processus démocratique ou autocratique stabilisé. Et il semble que le président y va dare-dare dans l’application de son concept de système politique dit «démocratique», envers et contre tous.

Une question se pose à cet égard : si les représentants des organisations de la société civile et ceux des partis politiques tiennent à un dialogue national, pourquoi le font-ils en rangs dispersés ? Certes leurs approches et leurs idéologies sont différentes, mais s’ils prétendent tenir à sortir le pays du désastre où il se trouve, ils doivent trouver ce qui les rassemble, ne serait-ce que le plus petit dénominateur commun de principes permettant d’élaborer une vision partagée du futur. Il importe de s’allier autour de cette vision pour gérer au mieux, dans l’intérêt national, les prochaines échéances électorales. Et si le président n’invite pas au dialogue, ce sera cette alliance qui s’imposera en tant que front suffisamment consistant et solide pour être incontournable.

Il n’est pas impossible de trouver le plus petit dénominateur commun à ceux qui croient encore en la démocratie pour constituer une masse critique susceptible de réaliser un équilibre avec les partis rétrogrades qui disposent encore des moyens de financer leurs projets électoraux.

Connaissant les échecs d’alliance tentés auparavant par des partis qui ont cherché à se présenter aux élections avec des listes communes, connaissant l’incapacité de certains leaders de partis et associations attachés à leur ego et/ou leur idéologie, considérant la nécessité de renouveler le leadership politique par des personnes plus représentatives des nouvelles générations et qui savent développer un discours en harmonie avec le 21e siècle, vu tous ces paramètres, on ne peut faire l’économie d’une médiation qui saura lire convenablement le paysage politique et rassembler. Le rassemblement constituera le premier pas. Il devra être suivi par des débats approfondis sur tout ce qui concerne la vie politique, sociale, culturelle et économique, la gouvernance nationale, régionale, locale… Il s’agira de mobiliser les intelligences collectives, à plus d’un niveau, pour définir une vision stratégique pour la nation et des lignes directrices pour l’action adaptée aux différents secteurs et contextes. Il s’agira aussi de trouver les personnes en mesure de diffuser la vision élaborée collectivement de sorte qu’elle soit partagée par le plus grand nombre. Une communication adéquate et bien organisée préparera à des élections d’une masse critique de députés qui veilleront à la réalisation de la stratégie adoptée.

Au point où nous en sommes et pour sauver le pays, il s’agira désormais de quitter le terrain de la compétition tous azimuts pour se diriger vers la coopération tout en préservant les différences et sans chercher à éliminer les contrepouvoirs sans lesquels tout système politique se fige et finit par se désintégrer. Si le pays n’a pas sombré dans le chaos, c’est grâce à une résilience qui vient de la société civile mais la «résilience à long terme passe par l’intelligence de la coopération et non par la compétition», comme l’affirme Basu(2)

Si le projet du Président relatif à la loi électorale suppose l’élection d’un représentant par localité (dont on ignore encore l’étendue), il faut s’attendre à la revivification des solidarités étriquées et la victoire reviendra alors à celui qui a le plus de capacité à mobiliser son entourage. Il ne s’agira plus de vision, de politique, de programme ni d’intérêt national général mais de clan, de tribu, de corporation, de famille, voire de mafia et de lobbystes et, dans la meilleure des hypothèses, de région. A l’aboutissement, ce sera un parlement composé d’une mosaïque d’individus que rien ne réunit, ce qui offre un terrain favorable à l’émergence de toute forme de dictature puisque, en présence d’une structure législative atomisée et sans référent, l’exécutif aura les mains libres pour choisir la politique qui lui convient. Alors il faudra dire adieu à la démocratie, à la prospérité, à l’inclusion. Les générations futures dépossédées traîneront longtemps les casseroles des crédits contractés par ceux qui les ont gouvernées depuis 2012 et jusqu’à…?.

Riadh Zghal

(1) Sen, A. (1993). “Capability and Well-Being”, in M. Nussbaum & A. Sen (Eds.), The Quality of Life. Oxford: Clarendon Press, p. 153, “We cannot, in general, take preferences as given independently of public discussion, that is, irrespective of whether open debates and interchanges are permitted or not.”

(2) Kaushik Basu (2017), Au-delà du marché. Vers une nouvelle pensée économique, Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières/AFD ; traduit de l’anglais Beyond the Invisible Hand: Groundwork for a New Economics, Princeton University Press, 2010