News - 12.02.2022

Tunisie: Mode de scrutin aux législatives, circonscriptions et ratio électif

Tunisie: Mode de scrutin aux législatives, circonscriptions et ratio électif

Par Habib Touhami - l semble que la proportionnelle de listes aux élections législatives tunisiennes ait vécu et que bientôt elle laissera la place au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Ce ne serait évidemment pas la fin de l’instabilité politique et de la carence du pouvoir exécutif comme beaucoup le croient, mais ce serait un coup sévère porté au régime des partis. En imposant dans des conditions suspectes le scrutin de liste à la proportionnelle intégrale aux plus forts restes aux élections législatives de 2011, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique a lourdement fauté n’ayant pas pris la juste mesure de l’impact du mode de scrutin sur le régime politique.

Tout régime politique démocratique est théoriquement modelé par la Constitution en vigueur, mais il est modelé aussi par le mode de scrutin aux élections législatives dans la mesure où la formule électorale modèle le système partisan et que celui-ci modèle le profil du personnel politique et par là même les us et coutumes des alliances politiques contractées. Ce modelage, croisé au demeurant, n’est pas systématique ou uniforme, mais faute de le prendre en considération, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique a grandement participé à la mise en place d’une configuration partisane dont la conduite tient plus des organisations claniques et mafiosiques que des organisations politiques en démocratie.

Certes, il fallait donner en début de parcours leurs chances aux petits partis politiques de figurer parmi les Constituants et de s’assurer ainsi contre la domination d’un seul parti à la Constituante, mais pas à ce prix. En vendant l’idée que la proportionnelle de listes constitue le seul moyen d’y parvenir, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique s’est trompée et a trompé les Tunisiens. Si ces faits sont rappelés ici, c’est pour souligner la dangerosité du juridisme quand il est laissé seul à décider de la destinée d’une Nation et pour avertir que l’adoption d’un scrutin majoritaire uninominal à deux tours ne réglera pas d’un coup tous les problèmes du pays puisque ce mode aura, lui aussi, des conséquences, bonnes ou mauvaises, sur la configuration partisane et la carte politique et électorale.

En tout état de cause, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours constitue un mode de scrutin relativement simple comparé à la proportionnelle de listes. Il s’agit en somme de voter à la majorité absolue (au premier tour) ou relative (au second tour) en faveur d’une personne «en chair et en os» bien que se profile derrière tout candidat un parti politique ou des ambitions personnelles réfrénées. Il faut espérer que cela rende les députés moins aux ordres des officines et plus en accord avec l’intérêt général. Il faut espérer aussi que cela initie la population tunisienne à accepter le fait majoritaire en démocratie. Au fond, ce sera là l’enjeu « collatéral » du passage d’un mode de scrutin à un autre.

Carte électorale et ratio électif: situation actuelle

Le territoire national est subdivisé depuis 2011 en 27 circonscriptions électorales, une pour chaque gouvernorat, hormis les gouvernorats les plus peuplés, à savoir Tunis, Sfax et Nabeul, dotés de deux circonscriptions chacune. Quant aux Tunisiens à l’étranger, ils ont droit à six circonscriptions dont deux pour la France. Le nombre total de représentants du peuple a été fixé à 217 dont 18 représentent les Tunisiens à l’étranger. En 2011, le ratio habitant pour un seul député s’est élevé à 53,6 mille habitants en moyenne pour le territoire national et 55,6 mille environ pour les Tunisiens à l’étranger.

Circonscriptions électorales et nombre de députés (Pop et ratio en 1000)

A l’évidence, certains gouvernorats ont été mieux dotés en députés que d’autres. C’est le cas des gouvernorats de Tozeur, Kébili, Tataouine, Zaghouan, Le Kef ou Siliana. Si l’on tient compte de la seule démographie, on remarque que le gouvernorat de l’Ariana par exemple est moins doté. En 2011, le ratio électif oscillait entre 26,2 mille dans le gouvernorat de Tozeur et 66,1 mille dans le gouvernorat de l’Ariana. En 2019, ce même ratio oscillait entre 81,9 mille à l’Ariana et 28,6 mille à Tozeur. Des écarts de ce type existent dans certains pays mais ils atteignent rarement une telle amplitude. En se référant à la moyenne nationale aussi bien en 2011 (53,6 mille) qu’en 2019 (58,6 mille), on est obligé de convenir que certains gouvernorats sont surreprésentés alors que d’autres sont sous-représentés. 

Cette imparfaite égalité de la population tunisienne devant le suffrage universel pose un problème de fond en ce sens qu’elle n’est justifiée ni au regard de la démographie, ni au regard de la dispersion de la population ni même au regard de certaines spécificités régionales, qu’elles soient d’ordre naturel, économique ou politique.

Comparé au même ratio relevé dans certains pays étrangers, le ratio du nombre d’habitants pour un député à l’intérieur du territoire tunisien se situe à un niveau supérieur à celui constaté en Suède, en Croatie ou en Grèce ; inférieur à celui constaté au Maroc, en Algérie, en France ou en Italie. Il est toutefois nécessaire de souligner que toute comparaison internationale dans ce domaine a ses limites. Bien des différences existent en effet entre pays selon l’histoire, la géographie ou certaines considérations politiques, religieuses ou ethniques. Le ratio électif en Tunisie se situe malgré tout dans la moyenne des pays à démographie comparable.

Nombre d’habitants pour un seul député  en moyenne

 

Impacts attendus du scrutin majoritaire uninominal à deux tours sur la carte électorale

Dans un scrutin majoritaire uninominal à deux tours, le nombre de députés correspond a priori au nombre de circonscriptions électorales à moins d’introduire dans le système électoral une dose de proportionnelle à l’échelle nationale. Il s’agit pour l’heure de passer de 27 circonscriptions (la représentation des Tunisiens à l’étranger doit être traitée à part) à X circonscriptions selon le ratio électif retenu (nombre d’habitants pour un seul député).

Normativement, le nombre de députés à l’intérieur du pays pourrait passer globalement de 117 à 214 selon le ratio électif (sans ajustement). Comme l’indique le tableau ci-dessous, ce sont les gouvernorats les plus peuplés qui seraient les plus perdants au cas où on passerait de 100 000 habitants pour un député à 55 000 puisque le nombre de leurs députés sera pratiquement divisé par deux. Mais ce type d’approche n’a pas beaucoup de sens, d’autant que sur le plan politique, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours aura tendance à amoindrir la représentation de la minorité et à amplifier celle de la majorité.

Nombre de députés par gouvernorat selon le ratio électif (population en 1000)


Le choix du ratio électif est évidemment capital pour déterminer le nombre global de députés dans le futur parlement. Ce choix est de nature politique et non de nature démographique même s’il faut tenir compte de la démographie pour l’arrêter au niveau où il doit être. Deux questions essentielles se posent alors. Doit-on revoir le découpage actuel du territoire en gouvernorats afin d’équilibrer démographiquement les futures circonscriptions électorales ou y accepter un déséquilibre à la condition de le maintenir dans une marge raisonnable? Doit-on réduire le nombre de députés dans le futur parlement tunisien ?

Pour de multiples raisons, le découpage actuel du territoire national en gouvernorats ne doit pas être touché même si la situation particulière de certains gouvernorats pose problème. Si un jour la question se pose, on doit pouvoir y répondre à l’occasion du redécoupage du territoire national en grandes régions économiques. Quant au nombre de députés dans le futur parlement, tout incite à sa réduction: coût, efficacité, fluidité du travail législatif et de contrôle, etc. Malgré tout, d’autres arguments militent pour son maintien à son niveau actuel. En tout état de cause, si la décision est prise en faveur de la réduction, elle ne doit en aucun cas l’être sous l’emprise de l’antiparlementarisme ambiant actuel.

Aucun mode de scrutin ne saurait remplir toutes les cases ou satisfaire toutes les parties. Néanmoins, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours a l’avantage de la simplicité par rapport à la complexité rebutante de la proportionnelle de listes. Une part de l’abstention aux législatives lui est d’ailleurs due. Il incitera de surcroît au regroupement des partis politiques et des familles de pensée sur une base plus claire et aura tendance à rendre la majorité parlementaire moins friable. Naturellement, ce mode peut amplifier le poids des vainqueurs et amoindrir le poids des vaincus. Mais ce problème pourrait être résolu, soit par l’introduction d’une dose de proportionnelle à l’échelle nationale, soit par un bicamérisme dans lequel les régions auront le même nombre de représentants à la seconde chambre et ce quel que soit leur poids démographique ou économique.

En cas d’adoption du scrutin majoritaire uninominal à deux tours aux élections législatives, la  carte électorale et politique de Tunisie sera inévitablement bouleversée. Pour sa part, le découpage du territoire national en circonscriptions posera des problèmes délicats à résoudre puisque ce découpage ne coïncidera obligatoirement pas avec le découpage du territoire en délégations, et ce quel que ce soit le ratio électif retenu. Il est donc souhaitable de confier cette mission à une commission technique indépendante et pluridisciplinaire qui procédera au premier cadrage et élaborera les différents scénarios selon les divers ratios électifs. En raison des délais, de tels travaux préparatoires doivent être lancés dès à présent.

Habib Touhami