News - 06.12.2021

Mohamed Salah Ben Ammar: La déchirure des exilés

Mohamed Salah Ben Ammar: La déchirure des exilés

«La nature fait les hommes semblables, la vie les rend différents» Confucius

Au moment où tant d’hommes politiques en mal de projets font de l’immigration le principal sinon leur seul fonds de commerce électoral, il m’a semblé important de ne pas rester silencieux sans pour autant s’abaisser à leur rhétorique xénophobe. Au moment où l’on cherche à culpabiliser les pays du sud en leur faisant porter la responsabilité de l’immigration, chaque contribution aussi modeste soit-elle doit rappeler que ces exils loin d’être des conquêtes sont avant tout une déchirure. Ils sont une blessure béante, pour des pays qui n’ont pas su offrir à leurs enfants un meilleur avenir.

Les personnes qui partent parfois sur des radeaux de la mort sont traitées de façon inhumaine chez eux et dans les pays d’accueil. Et les récits déchirants des traversées ne sont rien devant l'ampleur des drames pérennes vécus par ceux qui partent et ceux qui restent.

Il y a quelque temps, alors que je faisais une marche dans les rues de Paris avec un ambassadeur arabe accrédité dans la ville-lumière" et suite à une réflexion anodine de ma part, il m’a traité, sur le ton de la plaisanterie, d’assimilé et de frangaoui ! Si je vivais encore en Tunisie cette même réflexion n’aurait suscité aucune réaction, mais vivant en exil tout devient un sujet identitaire. Une habitude alimentaire, une passion pour un artiste, avoir un chien de compagnie ou l’adoption d’une tenue vestimentaire, le chapeau par exemple ou même supporter une équipe de football locale peut devenir synonyme de perte d’identité.
L’exil affecte-t-il l’identité et si oui comment ?

A.Sayad définit «L’exil comme une altération radicale de la relation symbolique à l’Autre». Quels Autres ? Ceux ne peuvent pas partir, ceux qui restent, ceux qui accueillent et évidemment l’Autre qui est en soi.

Le dilemme identitaire de l’Homme déplacé est complexe. L’exil interroge en permanence sur l’identité et l’identité interroge sur l’exil, c’est sans cesse un aller-retour permanent entre les deux. Entre les deux, une relation conflictuelle se tisse.

La peur pour l’exilé n’est pas seulement liée aux problèmes administratifs ou de survie, elle est doublée d’un deuil du pays d’origine, une peur d’un déracinement. Pour l'exilé c'est la double peine, celle de ceux qui sont restés et celles de ceux qui sont censés l'accueillir.

«N’en déplaise aux voyageurs, ceux qui restent sont obligés de tuer, symboliquement (ceux qui sont partis) pour survivre à l’abandon. Partir, c’est mourir au présent de ceux qui demeurent.» F. Diome
Ceux qui restent ne se privent pas de rappeler avec une insistance culpabilisatrice la dette envers le pays d’origine. Ceux qui partent disent «Nous envoyons de l’argent tous les mois, nous participons à la construction et à l’entretien de la demeure familiale, aux soins, nous ramenons des cadeaux à chaque retour…bref nous sommes perçus comme des vaches à lait et le plus terrible est que les personnes dans le pays ne s’imaginent pas ce que nous vivons ici». Le péché originel est d'être parti, il est naturellement rappelé avec insistance, comme de bien entendu surtout par ceux qui n’ont pas pu partir ! Dans l’imaginaire collectif vivre à l’étranger est bien évidemment être riche, faire la fête tous les jours...mais enfin, bizarrement la fête ne se fait qu'entre compatriotes !!!

Pourtant ils le savent bien, tout le confort du monde supposé ou réel peut-il remplacer la douceur d’une mère aimante ? Il manquera toujours quelque chose à celui qui a réussi. Un exilé a eu cette expression, je suis comme "un oiseau qui aurait une aile cassée". La souffrance psychique de l’exilé est pudiquement occultée. 

Au marché, le vendeur de légumes, tunisien d'origine, en France depuis 40 ans vous raconte les yeux humides sa Tunisie natale et Djerba particulièrement, celle de sa jeunesse, les saveurs, les couleurs, les odeurs, les paysages, la musique. Le temps semble suspendu pour lui, il est ici pour le travail, sa vraie vie est là-bas. Je l’écoute poliment, tout en devinant sa douleur de vivre loin de ce paradis perdu. Tous les dimanches il cherche quelque part à partager avec moi une fraternelle communion d'exilés. Il a dû sentir quelque part qu’on partageait la même nostalgie pour le pays.

Mais contrairement à moi, lui vivait toute l’année en apnée, avec un seul objectif, sauter dans le premier avion, avec deux valises pleines de cadeaux, aller prendre durant quelques jours une bouffée d’oxygène puis revenir recommencer à travailler dur, car c'est un travailleur acharné. 

Pour l’exilé, dès le départ la résistance s’organise. Refus ou incapacité d’adopter un mode de vie, des règles de vie communes, résistance à l’acquisition de la langue du pays d’accueil car n’est-ce pas le début de la fin ? Il vit dans un temps suspendu à un appel téléphonique, à un message WhatsApp, il pense au pays quitté en permanence, accroché à un écran d’un smartphone. Certains ont parlé d’un « pays à l'écran ». De fait, les exilés sont parfois plus au fait de ce qui se passe au pays que ceux qui restent.

C’est alors que l’identité devient le refuge, une patrie imaginaire protectrice.

Mais qui doit définir mon identité ? L’embarras de l’identité pour l’exilé est exacerbé par le regard de l’autre. La génétique, l’éducation, la religion, l’histoire, les aspects physiques, la tradition, le comportement…tout est perçu (vécu) comme une différence. Une case lui est assignée en fonction d'un statut social, économique, culturel…et il ne peut plus en sortir quelles que soient ses prouesses ou ses performances. C'est le début de la souffrance !

L’exilé est déchiré par la peur de trahir ses racines surtout que le passé colonial ne l'a jamais quitté et est régulièrement ravivé. Il s'accroche alors à tout ce qui pourrait ralentir ce qui est perçu comme une hémorragie identitaire. Une peur de perdre son identité anxiogène même (surtout) quand elle est refoulée. Le flou identitaire dans l'exil, la crainte de l'oubli et le fantasme inconscient de la trahison alimentent le conflit identitaire.

En fait, le vrai dilemme est l’identification plus que l’identité. Qui suis-je vis-à-vis de moi-même et aux yeux des autres avec qui je partage désormais mon quotidien. Fonder son identité sur ce que nous avons en nous-mêmes ou sur ce que la société nous assigne comme identité ? Identification veut aussi dire assimilation, discernement, empathie, introjection, légitimation, projection, reconnaissance bref des concepts qu’on peut facilement opposer mais qui résument bien la complexité du sujet.

A identifications multiples, identités multiples, autoproclamées ou imaginaires, choisies, narratives, réinventées mais toutes subjectives. Qui suis-je ? Je ne sais plus qui je suis ? Mais en fin de compte, l'identité est ce qu’on a envie de raconter sur soi-même et de se raconter, donc non seulement le rapport à l’autre mais surtout le rapport à soi.

L’embarras devant les questions d’identité est permanent. L’exilé s’accroche à tout ce qui pourrait ralentir ce qu’il vit comme une perte de repères. Nous ne sommes pas comme eux, mais nous vivons chez eux ! Ils entendent en écho ils ne sont pas comme nous mais ils vivent chez nous. Chacun se définit par ce qui le différencie de l’autre et non par ce qu’ils ont en commun. Ce qui ne les empêche pas d’avoir les mêmes soucis qu’ils appréhendent avec un esprit, une législation, des règles administratives françaises. L’exilé n’accepterait pas d’ailleurs qu’il en soit autrement.

La déchirure est quiescente, en cas de conflit entre le pays d’origine et le pays d’adoption quel camp choisir ? Le fantasme de la trahison est plus présent que jamais. On pourrait opposer la double allégeance à la double absence.

Redevenir citoyen du monde.

Lorsqu’on commencera à réaliser que l’identité nous échappe. Lorsque nous réaliserons que l'identification de l'autre n'est qu'un prétexte pour l'enfermer dans une classe sociale, une case hermétique, c'est alors que nous changerons radicalement de vision. Le between-worlds impose la construction d’une posture, la refonte d’une image de soi, une condition interculturelle complexe qui ne doit être ni contradictoire ni incohérente, mais adaptée au statut d'exilé pour casser les barrières historiques, économiques et culturelles. S'adapter aux contours de la vie. Tout est en mouvement permanent, n'en déplaisent aux réactionnaires. A l'inverse le repli identitaire, le refuge dans la religion, le retranchement dans des traditions en voie d’extinction sont des renoncements à la vie, une fuite de la réalité, ils sont mortifères. L’exil même vécu comme un choix reste une obligation, il est autant naturel qu'incompréhensible à l'individu, cette approche pragmatique qui brise les peurs peut lui donner un sens et même l'adoucir.

Dr Mohamed Salah Ben Ammar