News - 17.11.2021

Abdelaziz Kacem: De l’islamophobie ou l’échec de Vatican II

Abdelaziz Kacem: De l’islamophobie ou l’échec de Vatican II

Nous autres, citoyens du Maghreb et du Machreq, nous qui sommes issus de la partie utile du monde arabe, la plus ancrée dans la civilisation, avons, à l’égard de l’Europe latine en général et de la France en particulier, en raison du voisinage géographique et des remous décisifs de l’histoire, des susceptibilités exacerbées. Le monde anglo-saxon a beau nous morigéner, on l’ignore, on hausse les épaules. En revanche, qu’un simple mot déplaisant nous vienne de l’Hexagone, et nous voilà outrés et l’on se rebiffe, et l’on demande excuses et réparations. Et les monolingues, mus par une haine impuissante, de molester les francophones.

Pourtant, les plus équilibrés, les plus sensés d’entre nous ne peuvent rester insensibles à une non moins stupide islamophobie qui atteint, aujourd’hui, dans le pays de Voltaire, un vertigineux paroxysme.

Depuis la disparition, en avril 1980, de J.-P. Sartre, pour ne choisir qu’une balise emblématique, la France est en mal de maîtres-à-penser. À présent, pour ne faire allusion qu’à un malfaisant plumitif, elle est honteusement «zemmourisée».

Qu’un tel voyou soit soutenu par un Houellebecq en perte de plateforme passe encore, mais qu’un philosophe libertaire, se disant un fils de Nietzsche, Michel Onfray, se fasse son complice (Le Nouvel Obs du 19 octobre 2021 le traite de comparse et d’inspirateur), c’est désespérant.

Paris a toujours eu une extrême droite virulente, mais habilement contenue. Elle est désormais aux portes de l’Élysée. Eric Zemmour, dit le Trump français, est crédité de plus de 17% des intentions de vote. Il dispute à Marine Le Pen le cauchemar d’une nouvelle expulsion des Morisques.

Echaudée, certes, par les odieux attentats que l’on sait, la France est plus que jamais exaspérée de voir ces barbes, ces hijabs et autres accoutrements déparer le décor, ou faire irruption dans les cantines scolaires pour vérifier si la nourriture fournie à leur progéniture est bien halal.

D’où vient le mal ? Et d’abord, les islamistes sont-ils les enfants légitimes de l’islam ou simplement une excroissance tumorale due à des exégèses morbides et à des manipulations auxquelles l’Occident a pris sa part ? La France, pays laïque par excellence, la France mitterrandienne, dès 1980, dès la mort du père de l’existentialisme, s’était rangée du côté de l’Amérique de Reagan pour soutenir, en Afghanistan, la secte la plus fanatisée de l’islam, celle des moudjahidin contre le régime communisant laïque de Kaboul, dont le tort était de vouloir faire entrer le pays dans l’Histoire. Plus tard, la France se pliera de nouveau aux impulsions américaines et participera à la guerre punitive contre la même secte, naguère amie. Elle savait pourtant qu’aucun Afghan n’était impliqué dans les attentats du 11-Septembre.

En Syrie aussi, la France, dans le sillage des Américains, soutient, contre un régime laïque, des hordes d’islamistes, Nosra et Daech, plus sauvages encore que les Talibans.

Tout cela semble procéder, chez la Fille aînée de l’Église, à l’égard de l’islam, d’un aberrant «Je t’aime, moi non plus», au sens où l’entendait une expression paradoxale forgée par un chanteur à partir d’un bien subtil aphorisme de Salvador Dali. 

L’islam n’a jamais laissé l’Occident chrétien indifférent. Il y a suscité, à travers les siècles, des sentiments très forts, oscillant entre hostilité et fascination. On en est actuellement à la répulsion.

L’islam premier a été perçu par Byzance comme une hérésie abrahamique. Dans l’Inferno de la Divine comédie, Dante fait subir au Prophète et à son gendre Ali le supplice réservé aux schismatiques qui ont semé la discorde parmi la communauté. On reprochera surtout à l’islam d’avoir puisé dans la réserve du Christ. La majorité des convertis étaient, dans les siècles premiers, des chrétiens.

L’historien canadien des religions Wilfred Cantwell Smith (1916-2000) écrivait que l’islam, depuis son apparition, inquiéta l’Europe. «Il ne faut donc pas s’étonner que Muhammad, plus qu’aucun autre guide spirituel, ait mauvaise presse en Occident et que l’islam y soit la religion mondiale la moins favorisée. Le Prophète – jusqu’à l’avènement de Karl Marx et l’ascension du communisme – lança à la civilisation occidentale le seul défi sérieux que cette civilisation eut à relever, à travers son histoire».

Dans le même ordre d’idées, l’orientaliste britannique William Montgomery Watt (1909-2006) renchérit : «De tous les grands hommes du monde, aucun n’a été autant calomnié que Mohammed. Il est facile de comprendre pourquoi il en a été ainsi. Pendant des siècles, l’Islam fut le grand ennemi de la chrétienté, car celle-ci n’était en contact direct avec aucun État policé comparable en puissance à la communauté musulmane. L’Empire byzantin, après avoir perdu ses provinces de Syrie et d’Égypte, était attaqué en Asie Mineure, tandis que l’Europe occidentale était menacée depuis l’Espagne et la Sicile…On alla jusqu’à transformer le nom de Mohammed en celui de Mahon, le prince des ténèbres. Au XIe siècle, les idées sur l’islam étaient d’une telle extravagance qu’elles eurent de fâcheuses répercussions sur le moral des combattants. On les avait préparés à s’attendre au pire de la part de leurs ennemis ; quand ils s’aperçurent que, parmi ces derniers, se trouvaient nombre de courtois chevaliers, ils se prirent de méfiance envers leurs propres chefs religieux. C’est pour remédier à cette situation que Pierre le Vénérable prit l’initiative de propager des renseignements plus exacts, sur Mohammed et sa religion. Depuis lors on a beaucoup fait dans ce sens, particulièrement au cours des deux siècles derniers, mais bien des préjugés subsistent encore»(1).

À bien regarder les hauts et les bas dans les relations Orient-Occident, force est de constater qu’au XIXe siècle et jusqu’à la première moitié du XXe, en dépit du colonialisme, l’image de l’islam et de son Prophète, était souvent positive. Il y avait même chez Goethe, Lamartine, Gautier, Hugo, Edgar Quinet et jusqu’à  Aragon, ce que l’on avait appelé «L’islam des Romantiques»

Les années soixante du siècle passé s’ouvraient sous d’heureux auspices: la décolonisation allait bon train et l’entente religieuse, enfin, se consolidait.

Le IIe concile œcuménique du Vatican, dit Vatican II, est ouvert, en effet, le 11 octobre 1962 par le pape Jean XXIII. Ses travaux se termineront le 8 décembre 1965, sous le pontificat de Paul VI. Ce fut l’événement le plus important pour une amorce de la bonne intelligence interreligieuse. C’est la première fois qu’un Concile œcuménique rend hommage à l’islam. Dans le chapitre 3 de NostraÆtate (déclaration du concile sur les relations de l’Église catholique avec les religions non chrétiennes), Vatican II stipule : «L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, Vivant et Subsistant, Miséricordieux et Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le Jour du Jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.»

On ne saurait mieux résumer le dogme musulman. En faisant mention du Dieu Un, Vivant et Subsistant, cet article se réfère clairement et dans un esprit de communion véritable aux attributs coraniques al-Hayy et al-Qayyûm (Coran, II, 255et III, 2).

«Si, au cours des siècles, ajoute le texte, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté»(2).

«NostraAetate» précise qu’il «est d’une importance déterminante dans ce monde actuel que les forces religieuses agissent comme forces d’unité. Au cours de l’Histoire, la religion n’a cessé de paraître sous le visage du particularisme qui cause la séparation, la haine et la guerre. Et le christianisme, lui aussi, est imbriqué dans cette histoire»(3).

Suite à ce Concile historique, de nombreux colloques et rencontres islamo-chrétiens sont organisés à Beyrouth, Amman, Cordoue, Jérusalem, Lisbonne, Madrid, Melbourne, Rome, Salzbourg, Tripoli, Tunis. Plus rien maintenant. Et Zemmour de fulminer : Vatican II a affaibli le christianisme…

Vatican II a ouvert ses travaux qui allaient durer plus de 3 ans, le 11 octobre 1962, soit 20 jours avant le décès de l’homme qui a été pour beaucoup dans son avènement : l’islamologue insigne, l’arabisant immense, le grand ami de l’islam épuré, Louis Massignon. C’est à cet homme d’exception que sera consacré notre prochain article.

Abdelaziz Kacem


(1) Montgomery Watt, Mahomet à Médine, Ed. Payot, 1959, pp. 394-395.

(2) Concile œcuménique Vatican II, p. 215.

(3) Ibid. p. 201.