News - 26.09.2021

Tunisie : Pour un état d’exception fédérateur

Tunisie : Pour un état d’exception fédérateur

Par Mondher Rezgui. Chercheur en Sciences Politiques. Tunis, le 25 septembre 2021 - Après un discours présidentiel fort instructif adressé en direct aux tunisiens à partir de Sidi Bouzid en début de soirée du lundi 20 septembre 2021, ponctué deux jours après, par la promulgation, le 22 septembre 2021, du «décret présidentiel no 117-2021 relatif à des mesures exceptionnelles», le président de la république vient de traduire des intentions déjà solennellement exprimées, formulées et publiquement déclarées, provoquant une divergence notoire dans les rangs tunisiens au niveau de la forme, mais consolidant, au niveau du fond, un consensus déjà atteint par la classe politique tunisienne dès l’annonce officielle du recours au fameux article 80 de la constitution tunisienne le 25 juillet 2021.

Qu’est ce qui unit les tunisiens de tout bord?

Il s’agit principalement d’un constat d’échec cuisant d’une sombre décennie tunisienne où les erreurs, les revers, les maladresses, les incohérences, et les contre-performances dans la gestion de la chose publique se multiplièrent exponentiellement sans épargner aucun secteur d’activité dans cette sphère.
 Ce ne sont pas les exemples qui manquent dans cette perspective tellement ils sont généralisés, bien assourdissant et à la limite de l’ostentatoire.

C’est cet état des lieux catastrophiquement déliquescent et volontairement débridé au vu et au su de tous, jouissant d’un laisser-aller criminel observé par des protagonistes puissants mais invisibles bénéficiant d’une impunité inexplicable. Certains acteurs nationalistes avaient épisodiquement tiré la sonnette d’alarme mais cela n’empêcha pas ce processus effréné de continuer sa descente au bas fond de la médiocrité dans toutes ses dimensions économiques, politiques et sociales. Ce processus de dégradation soutenue et accélérée fera preuve de surdité hermétique face aux appels au secours exprimés ici et là dans le pays par des tunisiens exaspérés par des promesses jamais tenues et surtout par une dégradation de plus en plus accélérée de leur quotidien leur confisquant ainsi tout espoir d’un futur meilleur autant pour eux que pour les générations à venir.

Cette faillite constatée ne fut bloquée qu’à travers un soulèvement populaire généralisé qui décria de manière insistante les institutions et les partis politiques considérés responsables d’une déviation usurpatrice au moyen d’un processus réformateur initié à l’origine par la révolution du 14 janvier 2011 et censé réhabiliter les valeurs du travail de la liberté et de la dignité pour tous sur la base de l’équité et de la justice d’où l’appellation «la révolution de la dignité » des Tunisiens.

Ainsi et sans aller dans les détails des raisons et des motivations qui avaient contribué à cette faillite généralement reconnue par l’ensemble de la classe politique et également par ceux-là même qui avaient été soupçonnés, pour certains à tort pour d’autres à raison, d’avoir usurpé le processus réformateur à leur propre compte, qui ont, semble-t-il, plaidé « mea culpa », on a constaté au lendemain de l’annonce de l’état d’exception, une agrégation exceptionnelle d’acteurs politiques accordant leur bénédiction au coup d’arrêt donné par le président de la république à cette malheureuse décennie.

Qu’est ce qui semble diviser les Tunisiens?

Le consensus autour de l’action réalisée que constitue le blocage de la dérive de l’État en tant que tel, n’a pas couvert la manière dont ce blocage a été réalisé d’où la naissance de deux clivages:

Le premier clivage est celui de ceux qui considèrent que cet acte constitue un coup d’Etat du fait qu’il n’a pas été dans le respect littéral de l’article 80 de la constitution.

Le deuxième clivage rassemble ceux qui considèrent que cet acte ne constitue pas un coup d’état mais qu’il s’est basé sur une lecture assez élargie de la constitution. Cependant ce deuxième clivage conditionne son soutien à cet acte par des éléments tournant autour des axes suivants:

Le respect de la légitimité constitutionnelle,

La préservation totale des droits et libertés garantis par la constitution,

Le recours aux mécanismes démocratiques et participatifs,

La limitation temporelle de la période d’exception.

A la promulgation par le président de la république du « décret présidentiel no 117-2021 relatif à des mesures exceptionnelles », ce deuxième clivage semble s’effriter en raison d’une discordance constatée entre d’une part, ce qui a été annoncé le 25 juillet 2021 par le président de la république et d’autre part, ce qui a été considéré par ce clivage comme conditions nécessaires à respecter dans la conduite de la période d’exception.

La division, un échec garanti

Ainsi la scène politique fait l’objet d’une dissension accentuée, qui est d’ailleurs un signe de bonne santé, mais dont l’enjeu ne semble pas convenir à l’obligation de servir l’intérêt suprême de la Tunisie qui n’est pas encore sortie de la catastrophe qui ne cesse de la guetter. Cette catastrophe ne risque pas de disparaître sous le simple effet de l’annonce de l’état d’exception.

Il est donc primordial et même salutaire pour tous et surtout pour les acteurs politiques et sociaux de s’inscrire dans une dynamique collective de réforme constructive. C’est bien de leur présence active que dépendra à l’avenir de toute réforme en Tunisie. Autant dire que toute dichotomie dans ce type d’engagement ne peut que susciter le ratage de l’essentiel de l’objectif initialement recherché à savoir : servir au mieux les intérêts des Tunisiens.
Pour avancer sur ce sentier extrêmement délicat par les temps qui courent, il est fort utile de se concentrer sur ce qui unit à savoir l’opportunité de corriger le tir qu’offre la période d’exception et de s’employer énergiquement aux fins de sa réalisation par tous les moyens légitimes.

Avancer sur ce sentier ne veut pas dire sacrifier les éléments qui divisent sans pour autant aller jusqu’au point de les sacraliser et en faire un motif de querelle de principe sans aucune portée sur la vie quotidienne des citoyens.

Ainsi débattre de la qualification de l’acte, en dehors des sphères académiques, les seules habilitées scientifiquement à le faire au profit des citoyens,  devient destructif si on finit par l’incriminer et par le mettre en cause en vue de l’annuler en définitive alors qu’au départ on affichait une profonde conviction de son utilité, de sa pertinence et surtout de son inéluctabilité en raison d’un faisceau de raisons et de motifs qui lui étaient favorables pendant toute une décennie.

Certes, cela ne peut pas être applicable à tous ceux qui s’inscrivent dans une logique de critique absolue et nécessairement destructive : considérer un régime politique comme nuisible et considérer que toute initiative de réforme le ciblant comme étant également inacceptable. Cela relève de l’opposition stérile dont les adeptes ont, d’ores et déjà, perdu toute audience auprès des tunisiens.

Quant à la division basée sur les conditions posées pour le soutien de l’initiative présidentielle, elle semble mériter d’être examinée avec autant de rationalité que de pertinence qui permettent d’aboutir à une lecture dépassionnée des décisions présidentielles afin de les commenter dans la perspective d’en vérifier l’adéquation avec les conditions posées pour un état d’exception intégrateur et largement soutenu par la classe politique et les différentes composantes de la société.

Cependant en recherchant cette adéquation on ne doit pas perdre de vue qu’il s’agisse bien d’un état d’exception solennellement déclaré qui, de par sa nature juridique et sa définition sémantique, a ses spécificités et ses caractéristiques propres et dans le cadre duquel on se place théoriquement sous une dictature constitutionnelle. Cela ne doit absolument pas  échapper à l’esprit et ne devrait en aucune manière être confondu avec une gestion normale des affaires de l’Etat.

Maintenant, en examinant le décret présidentiel on relève au niveau des règles édictées:

Une adéquation partielle quant à la condition du respect de la légitimité constitutionnelle puisque une partie des dispositions a été suspendue (notamment le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif). Cela est par ailleurs compréhensible et même prévisible à l’annonce de l’état d’exception et par conséquent, à défaut de cela, la phase d’exception ne serait pas gérable.

Une adéquation totale avec la condition relative aux droits et libertés. En effet l’ensemble des dispositions constitutionnelles relatives à ce volet ont été préservées.

Une adéquation toujours possible en ce qui concerne le recours aux mécanismes démocratiques et participatifs. Ce recours n’est donc pas exclu puisque l’article 22 de ce décret présidentiel stipule que : «Le président de la république prépare les projets d’amendements relatifs aux réformes politiques avec l’assistance d’une commission dont l’organisation sera fixée par décret présidentiel». Ainsi on ne peut pas affirmer aujourd’hui qu’il s’agisse d’une adéquation parfaite ou d’une adéquation inexistante. Ce n’est donc qu’une porte dont l’ouverture restera aux mains du président de la république et au gré des circonstances.

Une adéquation absente quant à la précision de la date de clôture de la période d’exception. Cela constitue certes une entorse à l’attente importante de ce clivage dont la solidarité à l’état d’exception est conditionnée. Cependant elle ne devrait pas remettre en cause l’ensemble de cette solidarité qui deviendra certainement encore plus vigilante à la mise en application pratique des mesures annoncées dans la gestion de l’état d’exception.

Faut il rappeler, non pas à titre de référence de bonne pratique mais plutôt à titre d’exemple à méditer, que le «délai maximum d'un an à compter de la date de son élection» fixé à «l'assemblée nationale constituante» par le décret n° 2011-1086 du 3 août 2011, pour «élaborer une constitution» n’a jamais été respecté. En effet la constitution ne fut définitivement adoptée que le 26 janvier 2014, soit en accusant un retard de deux ans et trois mois par rapport au délai fixé par décret.

Autant dire que les antécédents en matière de limitation temporelle des engagements, si rares dans l’expérience constitutionnelle nationale, sont loin d’être édifiants.

C’est donc la performance dans la conduite de l’état d’exception qui devra déterminer l’attitude définitive à tenir face a ce qui a été annoncé.

La réussite, une œuvre obligatoirement collective

C’est bien au niveau de la gestion pratique de la période d’exception que l’évaluation sera très pertinente et permettra de se positionner clairement soit en faveur de cette initiative de sauvetage et continuer à la soutenir ou bien de la dénoncer et de s’y opposer farouchement par les moyens démocratiques s’il est constaté qu’elle dérive de sa trajectoire salvatrice annoncée.

Maintenant il est trop tôt pour condamner une initiative avant même qu’elle n’atteigne sa vitesse de croisière. Cette vitesse de croisière ne devrait pas tarder davantage maintenant que l’assise organisationnelle est établie et officiellement annoncée.

La réussite de cette manœuvre dépendra de l’agrégation de la volonté de tous pour la soutenir activement sans calculs étroits ni arrière-pensée politicienne. Il y va de la pérennité de tous.

Cette agrégation solidaire de tous les tunisiens autour de cette initiative est d’autant plus nécessaire que la Tunisie, en ces circonstances, fait face a deux défis majeurs et fonctionnellement  interdépendants: celui de traiter le mal qui ronge les institutions et celui de redresser une situation économique aux abois. C’est un double défi hautement complexe face auquel la division, la discorde, les tergiversations et les états d’âmes n’ont pas de raison d’être. Seules l’unité et la conjonction savante des apports ciblés permettront aux tunisiens de prétendre sérieusement relever ce double défi.

La réussite de cette manœuvre dépendra également de l’attitude que devra tenir le chef d’orchestre de cette manœuvre, à savoir le président de la république, en cette phase critique de l’histoire de la Tunisie.

Celui-ci se doit d’être rassembleur, tolérant, humble, ouvert, conciliant, patient et aimant. Il se doit de véhiculer à son peuple à travers chaque acte, chaque sortie, chaque allocution et chaque discours : motivation, espoir, paix et sérénité. Il se doit d’assumer le rôle de père de tous les tunisiens. C’est là que réside le vrai salut de la Tunisie.
Faisons de l’état d’exception une opportunité de renaissance de tout un pays ! Faisons-le à l’unissons ! Tous les tunisiens en sortiront gagnants!

Mondher Rezgui
Chercheur en Sciences Politiques
Tunis, le 25 septembre 2021