News - 13.08.2021

Kamel Jendoubi : À court terme, je m’inquiète de l’évolution de mon pays

Kamel Jendoubi : À court terme, je m’inquiète de l’évolution de mon pays

Interview accordée au journal L'Humanité. Ancien ministre (2015-2016), défenseur des droits de l’homme, Kamel Jendoubi revient sur la décision du président de s’arroger tous les pouvoirs le 25 juillet afin de «sauver la Tunisie». Préoccupé par la situation, il estime que la personnalité de Kaïs Saïed et sa volonté de renverser le système actuel interpellent. Entretien.

Depuis la fin juillet, le chef de l’Etat a gelé l’activité du Parlement pour une durée de trente jours. Les islamistes ont dénoncé un «coup d’Etat». L’initiative fait débat dans la société civile. La puissante centrale syndicale UGTT peut y jouer un rôle important face aux urgences économiques et sociales qu’affronte le pays.

Selon vous, Kaïs Saïed donne une lecture populiste et conservatrice de la Constitution, dont il est le garant: refus de l’égalité homme femme, refus d’abolir la peine de mort, condamnation de l’homosexualité, diminution des libertés individuelles. Il concentre tous les pouvoirs. Quelle est votre réaction?

Oui, c’est précisément cet homme-là. On ne peut qu’être inquiet et je le suis. Je l’ai dit, je l’ai écrit. L’homme est ainsi. Encore plus problématique : on ne sait pas vraiment ce qu’il pense. Mis à part quelques données que l’on a pu retenir lors de sa campagne électorale, on ne connaît pas son identité politique. De plus, sa communication est réduite au minimum. Pas de porte-parole, pas de conférence de presse; on vit les choses au rythme des pages Facebook de la présidence.

Vous dites également de l’UGTT, acteur déterminant, qu’elle est affaiblie. Pensez-vous que le syndicat est en mesure de faire pression sur le chef de l’État pour un retour rapide à une situation normale au plan institutionnel?

Indéniablement, même affaiblie, l’UGTT continue d’être un acteur très important en Tunisie. Le syndicat a toujours manié les deux dimensions syndicale et politique, qu’elle qualifie de nationale. Quand celle-ci devient problématique, face à des dangers ou à des dérives, l’UGTT s’octroie un droit, historique d’ailleurs depuis la lutte pour l’indépendance, de participer à relever les défis, à affronter les obstacles. C’est la principale organisation civile, forte de plus de 500 000 adhérents, elle a capitalisé une considération importante.

Les Tunisiens sont susceptibles de répondre à ses appels. Le syndicat a un rôle d’arbitre autour d’enjeux décisifs, comme ce fut le cas en 2011 et encore en 2014 lors du dialogue national. Étant donné son hostilité aux partis, Kaïs Saïed a tout intérêt, pendant cette période, à avoir l’UGTT à ses côtés. Les inquiétudes de cette dernière devant l’absence d’un gouvernement et d’une feuille de route se justifient par les urgences économiques, sociales, budgétaires, sanitaires, et pas seulement en raison de la concentration de tous les pouvoirs aux mains du président.

Le chef de l’État veut se rapprocher avec la société civile pour consolider sa légitimité?

Rappelons d’abord qu’il est légitime. Il a été élu à plus de 70 %, soit près de trois millions d’électeurs, en 2019, le taux de participation étant de 56,80 %. Disons qu’il est plus précisément à la recherche d’alliés, de soutiens. C’est un président qui ne dispose pas de relais, peu de partis le soutiennent. Et il n’a jamais cessé de dire que les formations politiques étaient vouées à disparaître d’ici dix à vingt ans.

Dans cet esprit, son premier souci est donc d’éviter un isolement. Il a par ailleurs une conception singulière du fonctionnement institutionnel. Kaïs Saïed ne s’en cache pas, il penche pour un renversement du système actuel. Selon lui, le pouvoir se doit de puiser ses sources à la base. J’ai eu à l’interroger à ce propos. Il parle de comités locaux, puis régionaux, de possibilité de remise en cause des mandats électifs lorsque les élus ne donnent pas satisfaction. En résumé, il fait la part des choses entre la légitimité nationale, celle du président et celle des élus locaux. Entre les deux, les semblées intermédiaires sont élues indirectement. Un mélange de kadafisme et de soviets en somme. Reconnaissons que ce n’est pas très clair, mais les grandes lignes sont là. On commence d’ailleurs à parler de troisième République. La recherche d’alliés n’est pas sans lien avec cette conception. Avant de se porter candidat, l’expert en droit constitutionnel qu’est Kaïs Saïed affirmait que les mots d’ordre inscrits sur les murs dictaient déjà la Constitution et que le projet de société et les programmes viendront des Tunisiens organisés en comités locaux.

S’agissant de l’islamisme politique, vous dites que la position à adopter implique un choix entre l’éradication dans la violence et l’intégration pacifique dans le champ politique. Dans quel cas de figure se trouve aujourd’hui la Tunisie, que faut-il faire?

On a connu l’option de l’éradication sous Ben Ali, et même sous Bourguiba. Le premier a organisé un coup d’État médical en novembre 1987 alors que le second avait décidé de pendre les principaux dirigeants du mouvement islamistes un mois avant. S’est ensuivie une politique répressive absolument terrible.

Le choix de l’éradication est un échec. On n’élimine pas un mouvement politique qui a plus de quarante ans d’existence. Et qui plus est dans un environnement où l’islam représente une sorte de source d’inspiration, pas uniquement pour les islamistes, mais aussi pour les pouvoirs en place, qui n’hésitent pas à instrumentaliser la religion. Reste à définir des conditions d’intégration pacifique. Celle-ci peut être conflictuelle, permettre la confrontation des idées et les débats. Notre pays a d’ailleurs connu trois élections majeures ces dix dernières années. Aujourd’hui, les Tunisiens ont majoritairement compris que l’islamisme n’est pas porteur d’un projet de modernité qui répond à leurs aspirations. L’expérience prouve que même si les islamistes ont le pouvoir pendant dix ans, qu’ils essaient de perdurer par tous les moyens, y compris illégaux et illégitimes, rien n’est définitivement joué. L’espace de liberté qui a été ouvert aura permis d’apporter des réponses, de montrer ce qu’il faut désormais faire pour affronter pacifiquement ces menaces.

Ennahdha a-t-elle été dans les manœuvres visant à assiéger l’État que vous évoquez?

Oui, je pense qu’elle a même épuisé ces manœuvres. Le projet d’Ennahdha, c’est, d’assiéger l’État et de le soumettre à son propre agenda. S’il y a un sens à donner à ce qui s’est passé le 25 juillet, ce n’est pas tant une deuxième révolution, la rectification du processus démocratique, mais plutôt le rétablissement de l’État. C’est à ce titre que Kaïs Saïed a agi. Je pense qu’il est avant tout soucieux du rapport des Tunisiens à l’État, c’est-à-dire à l’école, au travail, aux hôpitaux, aux routes, pas seulement à l’armée et à la police. La lutte contre la corruption, répond à cette attente de rétablissement de l’autorité de l’État. C’est la raison pour laquelle il a réussi à convaincre l’armée, et les services sécuritaires, pourtant infiltrés par Ennahda.

Êtes-vous optimiste pour un retour à la normale?

J’avoue être inquiet concernant le court terme. Je n’en reste pas moins optimiste pour les moyen et long termes. J’ai une conviction : sans pour autant être une exception, la Tunisie a les éléments structurels pour concilier la démocratie avec la société dans un pays arabe et musulman.

L’environnement est certes hostile, il faut le reconnaître, avec une culture très imprégnée des valeurs conservatrices et religieuses. Mais l’espoir demeure permis.

Entretien réalisé par Nadjib Touaibia