News - 12.08.2021

Hager Ben Cheikh Ahmed: L'épopée féministe tunisienne

Hager Ben Cheikh Ahmed: L'épopée féministe tunisienne

Depuis des siècles, la femme tunisienne joue un rôle crucial dans l'histoire du pays, que ce soit pour la construction d'un Etat moderne ou dans le processus de développement, et le statut privilégié dont elle jouit aujourd'hui n'est que l'aboutissement historique de ses combats sur divers champs de bataille. Un parcours qui depuis des siècles regorge de luttes pour l'indépendance et la liberté, pour les droits et libertés, pour l'amélioration du statut personnel, mais aussi combats contre l'ignorance, l'obscurantisme, la pauvreté et autres fléaux sociaux.

Pourtant, les questions féminines sont encore des sujets qui divisent et soulèvent souvent des polémiques interminables. Quelle que soit la position géographique du pays, la cause féminine oppose et divise bien plus qu'elle ne rassemble. Que l'on parle de droits les plus élémentaires liés à la vie privée et à la libre disposition de son corps et de ses choix, ou de questions se rapportant à la sphère publique, tel que le travail, la culture ou encore la politique.

Aux origines du mouvement féministe…

Il faut remonter le temps pour rappeler que l'histoire de la Tunisie est jonchée d'histoires de femmes aux parcours exceptionnels. Depuis, la reine Didon fondatrice de Carthage, en passant par Aroua la kairouanaise qui s'était rebellée contre la polygamie en imposant son contrat de mariage, pour en arriver aux militantes du mouvement national telles que Radhia Haddad et Bchira Ben Mrad, ou aux premières femmes instruites telle que Tawhida Ben Cheikh la première femme médecin, qu'elles ait été actives dans la société ou dans les arcanes du pouvoir, les femmes ont eu leur influence sur l'histoire du pays. Il n'est donc pas étonnant de les voir toujours pionnières.

A l'aube de l'indépendance, le jeune Etat tunisien, a embrassé la question féminine et l'a élevée au rang des priorités nationales, en considérant la libération et l'émancipation de la femme comme essentielle pour bâtir une société juste, moderne et réconciliée, convaincu pour ce faire, qu'il n'est point de société moderne et démocratique sans des femmes jouissant de tous leurs droits civils, politiques, économiques et sociaux et exerçant leurs droits et obligations de façon pleine et égalitaire avec les hommes. Une pensée qui puise ses origines dans le mouvement réformiste des années trente et notamment dans le livre de Tahar Haddad "Notre femme dans la chariaa et la société". En effet, en ce mois d'août 1956 , deux mesures importantes allaient marquer l'histoire du pays, d'abord, l'abolition de la polygamie le 8 août 1956, ensuite, la promulgation du code du statut personnel, le 13 août 1956, texte législatif contraignant qui allait bouleverser tous les codes sociaux et accorder à la femme les droits qui lui sont dus en matière de statut personnel.

La Tunisie venait ainsi de rompre avec des traditions séculaires et pour la première fois se démarquer des autres pays arabes et islamiques en accordant à la femme un statut social et juridique inédit.  Ainsi, ce code marque le début d'un positivisme juridique étatique en matière de droit de la famille en retirant les questions du statut personnel des mains des religieux et en la confiant au législateur et au juge (institutionnalisation du mariage, législation relative au divorce,  interdiction de la polygamie, âge minimum au mariage, le consentement au mariage, le droit à l'héritage). Ce dernier, hormis quelques jugements téméraires, est resté toutefois conservateur et fortement rattaché aux traditions.

En réalité, la consécration des droits n'a jamais été une question de lois ni de conventions internationales, mais plutôt de volonté politique et de mise en œuvre. En effet, la Tunisie dispose d'un véritable arsenal textuel relatif aux droits des femmes, et pourtant en dépit de ce rempart juridique, la femme continue de subir divers actes de harcèlement moral et sexuel, et actes de violences justifiées par une discrimination biologique et sociale désuète et inadmissible portant atteinte à son intégrité physique, mais encore la privation de ses droits de citoyenne, l'exclusion du marché du travail malgré ses compétences, l'exclusion de la vie politique malgré ses combats et son engagement, et l'exclusion des postes décisionnels malgré la richesse de son parcours et son mérite. Parmi les obstacles au plein exercice des droits et libertés et à l'accès des femmes à la vie publique, la situation précaire d'un grand pourcentage de femmes dans la société liée à la pauvreté et au chômage, l'augmentation du taux de violence à l'intérieur de la famille et dans la société, à cela s'ajoutent les mentalités rétrogrades qui continuent à croire que le rôle des femmes consiste à enfanter, à subvenir aux besoins du ménage, et à veiller à l'éducation des enfants et au confort de la famille.

Quand la révolution du 14 janvier 2011 a éclaté, les femmes sont sorties en masse manifester contre la dictature, certaines tomberont en martyres, d’autres seront blessées à jamais. Les libertés fraichement conquises, permettront l’apparition d’un féminisme nouveau qui succédera au féminisme d’Etat. Ce mouvement s’élèvera comme rempart,  contre l’obscurantisme rompant qui venait d’apparaitre dans nos contrées. Les acquis des tunisiennes, fruit d’une lutte acharnée des femmes, et d'une politique publique qui ne cessait de se consolider, s’étaient trouvés menacés par la montée de courants prônant la polygamie et le voile intégral, étrangers à notre société et donc par un retour vers des siècles ténébreux.

Plus de dix ans depuis le déclenchement de la révolution, force est de constater que cette décennie de transition démocratique qui aurait dû être placée sous le signe de la consécration de tous les droits de la femme comme partie intégrante des droits de l'Homme, n'a pas suffi de briser tous les obstacles à la consécration de l'égalité pleine et complète, mais elle fut plutôt celle d'un long combat constitutionnel et législatif afin que les acquis ne soient pas dilapidés par les forces politiques en place. A défaut de consolider les droits, les femmes tunisiennes ont donc du se battre pour préserver les acquis de l'édifice féministe. Certes les consécrations constitutionnelles et législatives des principes d'égalité, de parité et d'égalité des chances dans la nouvelle constitution de 2014 ont quelque peu renforcé cet édifice, néanmoins en pratique la femme tunisienne continuait à subir toutes sortes d'exclusion, de discrimination et de violences.

L'étau de la sphère privée

A ceux qui affirment que le regain de violence et la discrimination dans la sphère privée sont dus à la précarisation des femmes et à la découverte de la liberté après la chute de la dictature, je dis que cet argument n'est que chimère. En réalité, cette violence qui parait refaire surface a toujours existé, mais était étouffée soit par le cercle familial soit par les autorités, afin de ne pas ternir l'image du pays. En effet, on avait les meilleurs chiffres dans tous les domaines et une sacrée avance sur les pays arabes et islamiques et il ne fallait surtout pas maculer cette légende de la femme tunisienne forte, émancipée et libre. Or voilà que l'effondrement de l'ancien régime dévoile des violences choquantes et des mentalités dont on ne sait si elles ont été étouffées par le système, ou si elles sont dues aux discours rétrogrades et fatwas des cheikhs islamistes sur les chaines satellitaires, ou encore au retour imminent au bercail de militants islamistes après des années d'exil.

L'éclosion du paysage audiovisuel, le développement de nouveaux médias comme les réseaux sociaux, la multiplicité des espaces de communication et les libertés intellectuelles consacrées par la nouvelle constitution avaient permis de mettre à nu des actes de violence choquants et  frisant parfois la barbarie. A défaut d'avoir servi la cause féministe, ces espaces de communication avaient au contraire servi à la propagande de discours obscurantistes et extrémistes, à dévoiler une dérive grave de l'éthique et de la morale, et d'une apologie de la haine et de la violence. Pire encore les chiffres publiés par les instances nationales telles que le C.R.E.D.I.F ou l'Observatoire national de lutte contre la violence à l'égard des femmes, sont encore plus choquants. 47% des femmes seraient victimes de violences! Les émissions de débat et de téléréalité, et même les fictions télévisées avaient permis de dévoiler toute sorte d'actes vils et barbares allant de la violence physique à la violence morale, du viol à l'harcèlement, du rabaissement aux insultes, , de la séquestration à la trahison conjugale, et au dépouillement de biens et de droits. Des actes qui conduisent à l'isolement, à la dépression, au silence, au désespoir et parfois même au suicide.

A quoi donc sert tout cet arsenal juridique s'il est balancé s'il n'est pas appliqué à chaque gifle, coup de pieds ou insulte? Et si en plus une frange de la société doit justifier ces actes de violence ou encore condamner la réaction de la femme aux actes de violence, par une violence morale vis-à-vis de la victime et une condamnation par la société encore plus troublante et blessante que l'acte subi ou la condamnation judiciaire? A quoi cela sert-il de lever l'obligation d'entrée en islam pour l'époux étranger consacrant la liberté de la tunisienne de choisir son époux, si un maire se prenant pour un "prince" pouvait impunément interdire la conclusion de ces actes de mariage dans sa commune? A quoi servirait le principe d'égalité, si la femme subvenant aux besoins de la famille au même titre que l'homme, demeurerait privée de son héritage ou devra se contenter de la moitié de la part de son frère?

Il fallait donc une autre loi pour renforcer l'édifice. La loi organique n°58-2017 du 11 août 2017 a été conçue pour "punir la méchanceté des hommes" (Montesquieu, De l'esprit des lois), mais elle est dans son esprit une loi protectrice, puisque le législateur a pénétré davantage dans la sphère privée en fixant l'âge de la majorité sexuelle et l'âge minimal au mariage, et a incriminé toutes formes de viol dont le viol conjugal et l'inceste, mais aussi la violence morale, économique et politique. Le vote de la loi le 24 juillet 2017 sera marqué d'une pierre dans l'histoire du féminisme tunisien, un moment émouvant que j'ai eu l'honneur et le privilège de vivre, et un acquis supplémentaire venait renforcer notre statut et faire encore une fois du statut de la tunisienne, un statut exceptionnel. Encore une première dans le monde arabe et même vis-à-vis du monde occidental! Il reste que l'inflation juridique ne sert pas toujours la cause et la complique parfois.

Depuis la promulgation de la loi, qui interpelle onze ministères et trois instances nationales indépendantes, peu de pas ont été accomplis. La mise en place de mécanismes réprimant la violence à l'égard des femmes et prenant en charge les femmes victimes de violences demeurent épisodiques, et la stratégie nationale tendant à mettre en place un système éducatif pour la vulgarisation des droits des femmes tarde à venir. Les femmes sont timides et ont peur diront certains, les mécanismes sont inefficaces c'est pourquoi les femmes renoncent à porter plainte diront d'autres. Plusieurs féminicides qui avaient secoué la Tunisie sont dus à un certain laxisme des autorités à vouloir appliquer la loi au sein de la famille, et dénoncent encore une fois une société complice encore victime des traditions, des convenances sociales et de la cohésion familiale même si la femme devait en payer de sa vie.

Ce constat amer me pousse à déduire qu'au-delà des droits constitutionnels qu'on brandit comme une charte des droits et libertés, au-delà des conventions internationales ratifiées par la Tunisie, un travail énorme reste à faire en matière d'éducation et de vulgarisation des droits des femmes et  en terme et de mise en œuvre de ces textes et en terme d'égalité dans la loi et pas seulement devant la loi. Beaucoup de textes juridiques demeurent inadaptés à la nouvelle réalité constitutionnelle, que la réalité politique risque de bafouer. Aussi, et sans prétendre lire l'avenir ni donner des leçons, si l'on décide de suspendre ou de supprimer ou de bricoler la constitution de 2014, le chapitre droits et libertés, les articles de 21 à 49 doivent demeurer intouchables.

Pour en finir avec la misogynie!

Qu'on cesse de nous rebattre les oreilles avec "le meilleur statut du monde arabe et musulman"!,  de nous miroiter monts et merveilles parce que nous avons des articles dans la constitution, des lois et des conventions internationales qui garantissent aux femmes leurs droits, parce qu'il ne sert à rien de les brandir ni de s'en prévaloir si ces textes ne sont pas mis en vigueur de manière égalitaire et surtout efficace. Il ne sert à rien de se vanter d'avoir un statut exceptionnel, si ces textes juridiques ne sont pas faits pour rompre définitivement avec un modèle social désuet que nous n'avons cessé de reproduire en continuant à distinguer entre filles et garçons dès leur tendre enfance. A mon sens, pour éradiquer toute forme de discrimination à l'égard des femmes il faut :

1- Etre définitivement convaincu que les droits des femmes font partie intégrante des droits de l'Homme, lesquels sont intangibles, indivisibles et imprescriptibles. Par conséquent, il faut lever définitivement toutes les réserves sur la CEDAW, ratifier les conventions en cours (Convention d'Istanbul sur la violence conjugale, le Protocole de Maputo additif à la charte africaine des droits de homme, et la Convention de l'O.I.T sur le congé de maternité) et se conformer à toutes les obligations et recommandations de ces conventions et les introduire dans le droit interne.

2- Combler le vide législatif et engager les réformes nécessaires pour garantir l'égalité pleine et complète, la parité et l'égalité des chances et l'accès au marché du travail, à la fonction publique et aux hautes fonctions au sein de l'Etat et aux postes exécutifs de prise de décision et aux hautes fonctions étatiques ( réforme de la fiscalité, parité horizontale et verticale aux élections législatives, réforme du congé de maternité, meilleure représentativité au niveau des présidences des conseils municipaux et commissions parlementaires et commissions administratives, réforme du secteur des médias..Etc.).

3- Cesser toute normalisation de la violence et banalisation de celle-ci et appliquer les lois de manière ferme!

4- Valoriser les droits humains et mettre en place une feuille de route sociale, économique, culturelle et éducative avec des objectifs à atteindre à chaque quinquennat afin d'éradiquer toutes formes de discriminations et garantir le respect des droits des femmes.

Voilà à mon humble et modeste avis ce qui devrait être fait si l'on veut rompre définitivement avec un modèle social reproduisant sans cesse les mêmes clichés et stéréotypes, et si l'ont veut vraiment se mettre au diapason de la modernité et du respect des droits des femmes comme partie intégrante des droits de l'Homme.  Fêter le 65é anniversaire du code du statut personnel c'est bien, voter des lois c'est encore mieux, mais valoriser le statut de la femme et agir en conséquence serait meilleur. Le temps des textes et des discours est révolu, voici venir le temps des actions, sans lesquels tout le reste ne serait que verbiage et littérature.

Hager Ben Cheikh Ahmed
Juriste universitaire
Ex-députée à l'Assemblée des Représentants du Peuple