Hommage à ... - 13.05.2021

Chedli Klibi : un an déjà

Chedli Klibi : un an déjà

Par Abdelaziz Kacem - Le 13 mai 2020, nous quittait Chedli Klibi. Le souvenir est d’autant plus brûlant qu’il nous tenaille, en ce jour de l’Aïd al-Fitr, un rendez-vous que, depuis des décennies, nous autres, ses anciens proches collaborateurs, devenus ses amis, ne manquions jamais. Il nous plaisait d’accomplir une observance, celle de nous rendre auprès de lui, à Carthage, pour lui souhaiter bonne fête. Carthage dont il était le dernier des suffètes, dignité que je lui conférais à très juste titre et qu’il acceptait avec son léger sourire, Carthage, l’éplorée, qui réclame le vigilent protecteur de son site, l’héritier de son patrimoine, un mélange de Térence, d’Apulée, de Tertullien et d’Augustin, mais aussi son premier humaniste de langue arabe.

Chedli Klibi, je le soulignais, naguère, avait beau assumer les fonctions de Ministre-directeur du cabinet présidentiel ou de Secrétaire général de la Ligue des États arabes, il restait pour nous l’inamovible Malraux de Bourguiba.

À l’heure où les grands fauteuils n’ont plus de postérieurs à leur mesure, il est bon de rappeler que Chedli Klibi remplissait pleinement le sien. Chiraz Latiri, peu avant son remplacement par je-ne-sais-qui, nous confiait que dès son  installation, elle s’était dit : « Te voilà assise dans le fauteuil de Chedli Klibi, ne l’oublie jamais ». L’ancienne détentrice du département a été pour beaucoup dans l’appellation de la Cité de la Culture par le nom du père fondateur. Du quarantième jour de son décès, elle fit un mémorable événement culturel. Elle avait même l’intention de célébrer, sous son nom, tout au long de l’année 2021, les soixante ans de la création du ministère des Affaires culturelles. Je l’avais assuré de ma collaboration.

En ces temps de miasme et de marasme, pour lutter contre l’oubli, ce second linceul des morts, au sens où l’entendait Lamartine, nous avons décidé, mon ami Abdelhafidh Harguèm et moi-même, avec le soutien du Club Bochra al-Khayr et de l’ASBU, de célébrer cette première année de la disparition de Chedli Klibi. Non pas pour ressasser ses louanges, il ne l’aurait pas apprécié, mais pour entamer, dans le cadre de sa stratégie, une sérieuse réflexion sur le devenir de l’action culturelle, en Tunisie, voire dans le monde arabe. Les graves et durables perturbations, dues à l’épidémie et aux incertitudes politiques et socioéconomiques que traverse le pays, nous obligent de surseoir, pour un laps de temps que nous espérons très court, à la réalisation d’une telle manifestation.

En attendant, j’aimerais évoquer, à l’intention de la génération post-Ben-Ali et même celle qui la précède, la gouvernance sous Bourguiba. Si pesante que soit l’ombre du Combattant suprême, elle n’écrasait guère ses ministres. Chacun d’entre eux était seul maître maître à bord dans son département et Chedli Klibi avait une stature qui donnait de l’envergure au sien. Il avait son plan d’action, ses directives impératives, mais il consultait constamment ses directeurs. Il était avare de compliment, mais aussi de réprimande.

J’ai travaillé pendant deux ans, sous ses ordres. J’étais en charge des Maisons de la Culture et du Peuple et c’est sur ses instructions que j’ai sillonné la République, en inspection du réseau. J’ai pu à cet égard évaluer le travail accompli par nos agents et discuter avec les autorités régionales et locales des besoins de ces structures. Les relations entre le MAC, d’un côté, les gouverneurs, les délégués et les élus, de l’autre, étaient étroits, mais cela n’allait pas sans accrocs sérieux et parfois cocasses.

Matinal, j’étais toujours avant l’heure à mon bureau. Ce matin-là, j’eus la surprise de retrouver accroupi, adossé au mur extérieur du ministère, le responsable de telle Maison du peuple d’un gouvernorat du sud, que je venais d’inspecter et dont J’étais content. Il était en effet l’un de nos meilleurs animateurs, qui, avec les moyens du bord, arrivaient à faire bouger les choses. Que lui est-il arrivé ? Il avait les yeux gonflés de celui qui n’avait pas dormi de la nuit.

Au bureau, il m’a raconté son histoire. Les élections législatives étaient proches. Briguant un autre mandat, le député sortant vint lui signifier qu’il réquisitionnait la salle polyvalente, pour y emmagasiner une bonne quantité de sacs de farine et de semoule, à distribuer, le moment venu, aux électeurs. C’était, pour l’époque, l’équivalent du couffin qatari pour l’achat des voix. Le jeune directeur, debout derrière son bureau, se rebiffe, proteste, où allait-il pratiquer les activités programmées avec les jeunes ?

C’est un ordre, hurla l’élu

Je dépends d’un ministère ; puisque vous avez les bras longs, faites que mon ministre m’en donne l’ordre.

Ici, c’est de moi que tu dépends. Obéis !

Non, vous n’avez aucune autorité sur moi.

Là-dessus, voyant rouge, l’ «enfarineur»  se lance de toute sa corpulence pour gifler l’insolent, qui, poids plume, esquive le coup, se précipite vers la porte, se sauve en enfermant le dignitaire à clé, court vers la station de louage, s’engouffre dans la première voiture en partance, vers la capitale, et le voilà qui s’en remet à ma première instance.

Sais-tu la gravité de la situation ? dis-je. Tu as séquestré un représentant du peuple.

Il m’aurait démoli, dit l’agile esquiveur.

Il faut agir vite, éviter que le ministre soit informé de l’incident par une source extérieure. Je rédige un rapport succinct et le lui envoie en urgence. Il me convoque. Il est aussi impénétrable qu’un sphinx. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Je dis tout le bien que je savais de notre administré, arguant du fait qu’il n’a fait que respecter la hiérarchie. Le ministre me charge de téléphoner au Gouverneur de la région pour sonder les intentions de la partie adverse.

Le gouverneur, une vieille connaissance, était furieux et sous pression. «Notre agent, lui affirmai-je, est suspendu dans l’attente de sa comparution devant un conseil de discipline, pour abandon de poste. Mais nous souhaiterions savoir les suites judiciaires que vous comptez donner à l’affaire.»

Le «séquestré» fulmine, rétorqua le Chef de la région, il compte aller jusqu’au bout, s’en plaindre auprès du Président, s’il le faut.

À votre place, suggérai-je, je l’en dissuaderai. Il n’est dans l’intérêt de personne de révéler le vrai motif de la querelle. Dites-lui, pour le calmer, que le MAC sanctionnera le coupable.»

En fait de sanction, je l’ai nommé à la tête de l’une des Maisons du Peuple relevant de la municipalité de Carthage, en plein accord avec le ministre-maire.

Moralité: 1. Chedli Klibi avait horreur de ces pratiques peu honnêtes, bien que tolérées par le Parti, pour soudoyer les électeurs. 2. Il protégeait ses  administrés, quel qu’en soit le rang. 3. Il responsabilisait ses directeurs avec obligation de résultat.

Abdelaziz Kacem