Success Story - 19.10.2010

Hammadi Bousbia ou l'irrésistible ascension d'un enfant de Bab Jedid

On croyait tout savoir sur Hammadi Bousbia, le président du groupe SFBT et le «père spirituel» du Club Africain. Mais, en fait, on ignore l’essentiel: son vrai parcours depuis Bab Jedid jusqu’à la Banque Centrale, ses années aux côtés de Hédi Nouira, puis son atterrissage à la Société Frigorifique et Brasserie de Tunisie à la grande surprise de ses amis. Une véritable saga, savoureuse à connaître, surtout lorsqu’elle est racontée par Si Hammadi lui-même avec tout le talent qui est le sien.

Une cigarette offerte par le regretté Hédi Nouira, en 1958, a changé toute la première partie de sa vie. Une mise à l’écart en 1980, sous le gouvernement Mzali, suite à la restructuration de la Banque Centrale, à l’initiative de M. Mansour Moalla, lui a permis de devenir ce qu’il est actuellement, c’est-à-dire à la tête d’un des plus grands groupes de Tunisie, sinon le plus grand. Curieuse destinée d’un enfant des faubourgs de Tunis, resté très attaché à son quartier, à ses amis de toujours et à ses valeurs.

La guerre l’avait empêché d’aller à l’école primaire et il a dû se rattraper au Kouttab de la rue Boukhris, à la lisière de la Médina, si animée, si colorée et en pleine effervescence nationaliste. Au sortir du conflit, il met les bouchées doubles. Il ira rapidement au Collège Sadiki où il se liera d’amitié avec Abdelaziz Hamzaoui, Férid Aouij, Ahmed Ounaïes, Taoufik Chaïbi et d’autres camarades. Bachelier, il choisit l’Institut de Hautes Etudes de Tunis, pour y faire Droit. Avec succès. L’indépendance de la Tunisie acquise, il rêvait de rejoindre un grand corps du jeune Etat et attendait la création du Conseil d’Etat, institution prestigieuse qui lui plairait beaucoup.

A l’époque, les journaux publiaient la liste de tous les diplômés, depuis le certificat d’études primaires jusqu’au Bac en deux parties, que dire alors de ceux de la toute jeune université tunisienne. Le nombre des diplômés était si réduit que toutes les structures de l’Etat cherchaient à les recruter. C’est alors que Si Hammadi reçoit un télégramme de la Banque Centrale, le convoquant pour une interview d’embauche.

La rencontre avec Hédi Nouira

Il s’attendait à rencontrer un petit fonctionnaire, mais le voilà reçu par le Gouverneur en personne, Si Hédi Nouira, qui plus est, membre du Bureau Politique, avocat talentueux et figure de proue du mouvement national. «Dans la banque, lui dira Si Hédi, il y a deux choses importantes. D’abord, tout s’apprend par le bas. Puis, le zéro a une grande valeur». Message bien reçu. Admis sur-le-champ au sein du nouvel institut d’émission, il commence son apprentissage

par le bas. Mais, en fait, en neuf mois, il en était réduit à tamponner des comptes d’escales, sans voir venir la moindre intégration, la moindre titularisation.
Déçu, Si Hammadi ira proposer ses services à M. André Barouch, le PDG de la CTN. Il est recruté sur-le-champ. Il ne lui restait plus qu’à rédiger sa lettre de démission et à la présenter. Pernicieux, il ne dira pas où il compte aller, laissant entendre qu’il était tenté de poursuivre sa formation, mais soulignant que pour ce qu’il fera, il sera grassement payé. En lisant la lettre, l’adjoint du Gouverneur, Victor Bismuth, détecte le talent de son auteur et se dit qu’on ne peut pas le laisser partir. Et c’est Si Hédi Nouira qui se chargera lui-même de le retenir. Il le convoque dans son bureau et d’emblée, il sort de sa poche une cigarette qu’il lui tend, affectueusement pour le détendre et lui montrer un signe de proximité. Un geste très rare de la part de Si Hédi suivi d’un mea culpa: « Nous n’avons pas été corrects avec toi, tu as raison de chercher à partir, mais là, on va se rattraper pour te garder et te faire évoluer ». Et ce fut la confirmation. «A partir de là, dira Si Hammadi, je me suis fait noblement piéger à la Banque Centrale, j’y ai plongé et … pris goût !».

Affecté auprès de M. Bismuth, il deviendra rapidement son assistant personnel et commencera alors son véritable apprentissage. «Avec lui et Si Hédi, j’ai réellement appris le métier», se souvient Si Hammadi. «Je leur dois beaucoup, tout. M. Bismuth m’a initié aux arcanes de la finance, à l’art du traitement des dossiers et de l’élaboration des notes, à la rédaction administrative et à beaucoup de secrets. Avec Si Hédi, tout le reste».

Les temps héroïques de la BCT

Une vraie carrière commence pour lui, le hissant de grade en fonction jusqu’au sommet de la hiérarchie, alors: Directeur Général. Il faut se mettre dans le contexte de l’époque pour comprendre la place centrale qu’occupait la BCT dans l’économie nationale, les grands enjeux en question et tout l’enthousiasme de l’équipe créée par Si Hédi Nouira. Si Hammadi Bousbia sera de tous les combats. D’abord, celui de la création du dinar et du décrochage de la zone du Franc, puis le contrôle de change, alors que de gros capitaux cherchaient à s’enfuir, les crédits, les contrats d’équipement, le financement du commerce extérieur, etc. «Vous savez, dit-il, la Banque Centrale est une grande école. Elle touchait à tout et tout passait par elle». Sans relâche, il s’échine sur ses dossiers, ne trouvant guère une minute de répit, sollicité de partout, vigilant sur tout, connaissant l’exigence du Gouverneur et conscient de son impératif «Zéro faute».

Arrivent alors les douloureuses années de la collectivisation, l’enchaînement des désastres et l’épuisement des ressources.«Ce fut très pénible, surtout les dernières années », se souvient-il. «On arrive le matin pour constater que les caisses sont vides, alors qu’on doit importer du blé. Combien de fois, ai-je vu Si Hédi, se résoudre, la mort de l’âme, à décrocher le téléphone pour appeler un ami banquier parisien, M. Ledoux de la BNP, pour obtenir 10 millions ou 20 millions de francs».

Mais heureusement que cela n’a pas trop duré. Novembre 1970, Hédi Nouira était nommé Premier ministre. « Il ne voulait pas quitter la BCT, témoigne Hammadi Bousbia, mais était obligé d’accepter la proposition de Bourguiba, d’autant plus que la situation du pays ne pouvait souffrir le moindre retard. Ce jour-là, et au moment où il devait partir prendre ses nouvelles fonctions à la Kasbah, il m’avait appelé à son bureau et était très ému, des larmes embuaient son regard. Après un long silence, il me dit en soldat partant au front: Tu sais Hammadi, la politique est un sale métier. Bourguiba est un mangeur d’hommes ! Alors, j’y vais !»

De Hédi Nouira, Hammadi Bousbia garde une très haute image : «C’était un Juste ! Un Homme très juste. Le militant se doublait d’un grand homme d’Etat, fervent défenseur de l’équité et des valeurs. Il aurait fait un excellent haut magistrat à la Cour suprême. Ainsi, aucun innocent ne serait indûment condamné. Je me rappelle que lorsqu’on instruisait sur dossier de grosses affaires de contrôle de change, il optait toujours pour le bénéfice du doute, tant qu’il n’y avait pas de preuves irréfutables. Et puis, quelle largesse de vue, quelle culture et quel sens de l’Etat».

Si Hammadi était-il tenté de suivre son mentor hors de la BCT? «Nullement ! Je ne suis pas fait pour la politique. C’est trop compliqué pour moi. Si Hédi m’avait effectivement proposé d’être secrétaire d’Etat à l’Economie puis, quelques années plus tard, son directeur de Cabinet. Et j’ai dû puiser dans mon vocabulaire pour trouver les mots justes et m’en excuser auprès de lui, allant jusqu’à invoquer le principe de Peter. De guerre lasse, il finit par me lancer : «J’en déduis que vous ne voulez pas travailler avec moi ?». Bredouillant de confusion, je lui avais répondu : «mais pas du tout. C’est avec vous que je travaille au quotidien. Mais, épargnez-moi la politique, je ne m’y connais pas. J’y étoufferai. Je vous serai encore plus utile à la BCT».

De fait, il continuera à travailler encore plus dur au sein de la Banque. Les années 70, avec le libéralisme économique, le lancement de l’industrie privée (API, loi 72, etc.) et le grand boom ne lui donnaient que plus de dossiers à traiter, de questions à résoudre et de réformes à mettre en place. La maladie de Hédi Nouira, début 1980, et le nouveau gouvernement Mzali lui donneront des soucis. La rivalité ministère du Plan et des Finances-Banque Centrale reprend de plus belle. Tel un bastion à reconquérir, la BCT devait passer sous la tutelle du ministère, ce qui provoquera une forte résistance. En unique numéro 2, Hammadi Bousbia, Directeur Général, se bat de toute son énergie et, pour la première fois, l’Assemblée nationale, écarte le projet de loi concocté à cet effet. Mais les choses ne s’arrêteront pas là. On revient à la charge, d’une autre manière, à la faveur d’une restructuration de la Banque Centrale, en créant deux postes de vice-gouverneur. « Un jour, raconte Si Hammadi, feu Moncef Belhaj Amor, alors secrétaire général du gouvernement, me convoque à son bureau, pour me proposer de choisir l’un de ces deux postes. Alors que j’étais l’unique N° 2, me voilà sommé à partager mes fonctions et de n’en assurer que la moitié, ce que je ne pouvais accepter. C’est pourquoi, j’ai poliment décliné la proposition. Je n’avais aucune idée en tête, mais je me suis dit que puisque les statuts de la BCT m’offraient la possibilité de prendre un congé payé de 3 ans, autant en profiter et réfléchir à la suite que je devais donner à ma carrière».

Le grand tournant de la SFBT


La décision n’était pas facile à prendre. Hammadi Bousbia, de par ses fonctions, connaissait la plupart des hommes d’affaires tunisiens qui appréciaient beaucoup sa compétence et sa droiture, n’hésitant pas souvent à lui demander conseil. C’est ainsi que M. Palomba, patron de la SFBT, lui avait demandé de lui recommander quelqu’un à même de le seconder et de le préparer à assurer sa relève quand viendrait le moment de repartir en France. Se souvenant au bon moment de cette demande, Si Hammadi ira voir son ami et lui proposa sa propre candidature. M. Palomba n’en espérait pas tant ! Et c’est parti, pour une nouvelle grande saga.

Avec tout son panache et la volonté de prouver ses compétences dans la gestion d’une entreprise privée, M. Bousbia s’y investira à fond. De 220 000 DT de bénéfices par an, la SFBT aligne aujourd’hui plus de 100 millions de dinars de cash-flow alors que la valeur de l’action a été multipliée 160 fois. Cette performance financière repose sur une restructuration totale, la relance des marques (Coca-Cola, Celtia, etc.), le lancement dans les eaux minérales (Safia, Marwa…), les jus, le lait, le vin… D’une société mère est né un grand groupe, véritable empire financier, acteur dynamique de l’économie tunisienne. Si Hammadi s’entoure des meilleurs, accueillant ses anciens collaborateurs de la BCT mais aussi appelant à ses côtés de jeunes talentueux. A lui de tracer la vision, de fixer les objectifs et de gérer les grands équilibres, à eux de s’occuper de tout le reste. En parfaite symbiose.

Meneur d’hommes, Si Hammadi ne peut vivre sans être entouré des siens. A la SFBT, comme au Club Africain, et encore plus dans ses deux refuges préférés, le fameux makhzen de Bab Jedid et Al Kahwa El Alia, à La Marsa. Bab Jedid, c’est ses racines profondes. Tous les samedis que fait le bon Dieu, il adore y aller. Chacun peut l’y retrouver. Du temps de la Banque Centrale, c’étaient les grosses cylindrées des grands patrons qui s’alignaient devant le Makhzen. Puis, durant les premières années de ce qu’on croyait être sa traversée du désert, les belles bagnoles avaient disparu, cédant la place à celles, plus modestes, du petit peuple. Et les voilà, maintenant entremêlées. Sur sa vie privée, Si Hammadi est discret.

Tout au plus, sait-on qu’il lui arrivait de faire quelques escapades au Caire pour se délecter d’un concert d’Oum Kalthoum, Faiza Ahmed et autres Férid Latrache, qu’il ne se retrouve plus dans les galas des bottoxées, mais qu’il demeure un fin accro de la belle musique arabe, second hobby après le Club Africain. Sur le reste, il est très discret. Ses deux enfants sont quasi inconnus : sa fille est femme au foyer et son fils gère une PME d’emballage. Surfant entre ses trois univers, la SFBT, le Club Africain au milieu de ses copains de toujours et sa petite famille, il vogue avec sa bonne humeur et son sens de la répartie, heureux de pouvoir être utile, de contribuer au bonheur des autres.

Le nouveau challenge de Hammadi Bousbia

Garde-t-il une frustration particulière? Oui, celle de n’avoir pas pu monter une société financière à Paris. Cofondateur de l’Union Tunisienne de Banque, installée rue des Pyramides, près de l’Opéra, il réalise l’importance de détenir sur la place de Paris une entité de financement, pouvant servir de relais aux entreprises tunisiennes, assurer de grands montages et organiser des sorties significatives sur le marché financier international. Avec presque rien, juste en injectant des participations étrangères dans des sociétés tunisiennes et quelques autres apports, alors quasi-insignifiants, il aurait réussi son coup, sans que les caisses de l’Etat aient à en souffrir. Jalousie des uns, inadvertance des autres, il n’y a point été autorisé. Sa grande satisfaction aujourd’hui, en vous faisant visiter le nouveau siège de la SFBT, au Centre Urbain Nord de Tunis, en face de la Charguia, en vous présentant ses équipes et en vous montrant quelques graphiques, c’est de vous laisser deviner l’ampleur de l’oeuvre accomplie.

Son oeuvre est-elle accomplie à la tête de la SFBT? Surtout ne lui en parlez pas. Il avait laissé ses empreintes à la BCT, marqué la SFBT et le voilà en train de réfléchir à la troisième étape qu’il a prise sur lui de réussir comme les deux précédentes. Comment faire du groupe un fer de lance de l’innovation technologique, des nouvelles énergies, du développement durable, de l’essaimage, et du soutien à la création d’entreprises et d’emplois, de pépinière des jeunes talents, de grand laboratoire du futur? Comment développer aussi, avec des partenaires tunisiens et étranger, un pôle financier dynamique et innovant? C’est le nouveau challenge de Hammadi Bousbia. Et il le réussira.