News - 08.05.2021

Ahmed Ounaïes: Superbe et mémorable Tahar Ben Ammar

Ahmed Ounaïes: Superbe et mémorable Tahar Ben Ammar

Par Ahmed Ounaïes - La Tunisie a su produire, à chaque phase de son évolution, les élites en mesure de prendre en charge son destin. Tahar Ben Ammar a répondu à l’appel. L’homme inspire le respect : désintéressé, généreux, au-dessus des partis, fin négociateur, il cultive la politique en son sens noble.

La lutte contre l’ordre colonial en Tunisie s’est résolument structurée au cours des années 1930 avec l’enracinement et le face-à-face dramatique des deux Destours, avec les velléités d’appropriation par le monde ouvrier du champ syndical, et avec les joutes éminemment politiques qui animaient la tribune du Grand Conseil, entre la section française et la section tunisienne ainsi qu’entre les membres de la section tunisienne. Ces facteurs ont contribué à esquisser une véritable société politique. Une nouvelle génération de jeunes, nourris aux sources des universités françaises, s’insérait dans la vie publique et poussait au renouvellement des concepts et des pratiques de la société traditionnelle. La presse tunisienne, vive et pénétrante dans les deux langues, donnait aux débats leur portée nationale et, bien au-delà, des ouvertures sur le monde.

Plus au fond, deux axes dominent la société politique. L’idée maîtresse est que le dépassement de l’ordre colonial se réalisera en opposant à la France la force des principes qu’elle invoque : la liberté, l’égalité, le progrès, ainsi que le respect des bases de civilisation qui nous distinguent de part et d’autre ; la France admettra en toute cohérence les implications de la profession de foi qu’elle assume. D’autre part, la doctrine de lutte repose certes sur la foi dans les principes, mais aussi sur le recours à la violence pour autant que le système colonial repose sur la force et qu’il se perpétue par la force. Les axes sont liés : dans l’ordre colonial, l’acteur politique est porteur de violence et de contre violence. Mahmoud Materi, Président du Néo Destour en 1937, n’admettait pas les options extrêmes, la provocation, encore moins la violence : il était voué à démissionner du Néo Destour qu’il avait contribué à fonder.

Le résident général Armand Guillon, homme modéré, fidèle du Front Populaire, se sentait dépassé par l’évolution de la situation politique en Tunisie et en France. La militarisation irrésistible de la scène, au lendemain du 9 avril 1938 à Tunis, de septembre 1939 en France et bientôt de la guerre mondiale, entraînait pour tous des sacrifices inouïs. La seconde guerre mondiale faisait de la Tunisie et de la France un champ de bataille entre les deux plus grandes forces, germanique et anglo-américaine, écrasant tout le reste. Si, en Asie, la guerre a précipité la désagrégation de l’ordre colonial, elle n’a fait que durcir le retour colonial partout en Afrique. Ces enseignements ont guidé les hautes consciences mais n’ont pas imprégné la Résistance française. Ayant conduit la libération de la France, les gaullistes n’ont pas conçu la libération des peuples africains.

Sur ce fond, Tahar Ben Ammar fait contraste avec les acteurs politiques tunisiens : à l’intérieur même du système, au sein du Grand Conseil, il se rattache ouvertement au courant nationaliste sans se réclamer d’aucun parti. Il s’oppose aux prétentions des prépondérants en plaidant pour des réformes substantielles dans l’ordre politique, économique et social. Telle est la ligne qu’il soutient face aux gaullistes qui reviennent en force au lendemain de la victoire des Alliés. Dans ses entretiens avec les émissaires gaullistes et dans les Mémorandums qu’il leur soumet, et devant de Gaulle lui-même, il plaide pour l’évolution décisive des rapports entre la Tunisie et la France, l’égalité et la justice pour le peuple tunisien et l’équilibre du système politique et économique.
Déplorant les clivages qui minent les nationalistes et répondant au vœu de Cheikh Abdelaziz Thaalbi, Tahar Ben Ammar fonde le 22 février 1944 le Front National Tunisien. Il parvient à rassembler les partis politiques, les Moncéfistes, les indépendants et les Zitouniens dont Cheikh Fadhel Ben Achour, ainsi que les nombreuses corporations qui anticipaient les ‘‘Organisations Nationales’’.

Les principaux représentants de la communauté israélite s’y joignent en novembre 1944 et les communistes, à leur tour, au lendemain du Congrès du PCT en août 1946. Le Front s’attache d’emblée à élaborer une plateforme commune afin de fixer le cap et de pouvoir parler d’une seule voix. Le processus aboutit d’abord à l’adoption du Manifeste du Front National, rendu public le 22 février 1945 et qui fixe pour objectifs une Assemblée Nationale élue, la Monarchie constitutionnelle et l’autonomie interne, puis au Congrès de la nuit du destin qui, le 23 août 1946, pose l’objectif de l’indépendance.

Le Front National poursuit ses réunions en dépit des mises en garde des Résidents généraux successifs et constitue, avec une ‘‘Assemblée des Soixante’’, la base d’une action nationale crédible. Il s’attaque ainsi, en toute légitimité, aux divers plans de réformes trompeurs qui ont jalonné le parcours de la Tunisie jusqu’en juillet 1954. Les réformes Voizard-Mzali du 4 mars 1954, dénoncées également par le Front, étaient l’objet d’une vive confrontation entre Lamine Bey et Tahar Ben Ammar. C’est ainsi que le Bey rejetait au départ sa désignation à la tête du gouvernement appelé à négocier l’autonomie interne au lendemain du discours de Carthage de Pierre Mendès-France le 31 juillet 1954.

Bientôt, au cœur de la crise, le Bey se ravise, illustrant précisément la légitimité très forte, sinon la nécessité de Tahar Ben Ammar. L’homme n’appartenait à aucun parti, mais tout le désignait pour la haute responsabilité. Du reste, la mission était risquée: Mhamed Chenik, avant lui, avait été également chargé en août 1950 de négocier des réformes devant « conduire la Tunisie vers l’autonomie interne ». Or, le gouvernement français qui avait cautionné la démarche, la reniait en décembre 1951. L’épreuve n’était pas moins risquée  en 1954. Toutefois, la base nationale la plus large, du Néo Destour au Parti Communiste, soutenait le nouvel élan politique sous l’autorité de Tahar Ben Ammar. Pour tous, sa caution est crédible.

Ayant mené à son terme la négociation, la signature et la ratification des Conventions d’autonomie interne, il remettait le 13 septembre 1955 la démission de son gouvernement à Lamine Bey. Il ne concevait nulle autre ambition pour lui-même. En réponse au Bey, c’est Habib Bourguiba qu’il recommande pour diriger le nouveau gouvernement.

A cette date, la question de l’indépendance était posée : les évolutions en Tunisie et au Maroc et le déclenchement de la révolution algérienne hâtaient les échéances. Habib Bourguiba, rentré triomphalement à Tunis le 1er juin 1955, ne donnait pas plus d’un an à l’étape de l’autonomie interne : pour tous, l’indépendance n’est pas loin, elle est là ! Habib Bourguiba était tout désigné pour conduire l’étape ultime. Lamine Bey lui offre de former le gouvernement qui négocie l’indépendance, d’assumer l’auguste mission. Bourguiba décline, sans doute par calcul, et recommande Tahar Ben Ammar.

Lamine Bey le rappelle donc. De tous bords, les délégations affluent pour l’inviter à endosser la mission : les partis politiques, Cheikh al-Islam, les indépendants, les personnalités les plus en vue. Pour tous, il est l’homme de la Nation, il reste le plus crédible. Habib Bourguiba, accompagné de Taïeb Mehiri et d’Ahmed Tlili, lui rend visite et, à l’issue de l’audience, déclare : « Je voudrais exprimer mes sentiments d’amitié envers le Président Tahar Ben Ammar et ma considération pour la volonté qu’il manifeste en vue de rassembler les sensibilités et les compétences les plus diverses au sein de son gouvernement. Ce souci de rassembler les forces vives de la nation fera du prochain gouvernement l’émanation du consensus national. L’histoire retiendra que Tahar Ben Ammar, grâce à son affabilité, son patriotisme, son dévouement et son abnégation, est celui qui a su réunir les conditions du succès de cette expérience » (as-Sabah, 17 septembre 1955).

Tahar Ben Ammar accepte donc et présente, le 17 septembre 1955, une formation gouvernementale enfin homogène. Pour autant, la tâche ne sera guère aisée ni auprès de la France, indécise face à la décolonisation, ni à l’intérieur, alors que Salah Ben Youssef rallumait le feu de bout en bout du pays et versait le sang au sein même de la famille destourienne.

A nouveau, la négociation est menée à son terme. Tahar Ben Ammar signe le 20 mars 1956 le Protocole qui abolit le traité du Bardo et qui reconnaît solennellement l’indépendance et la souveraineté de la Tunisie. Cet honneur, il ne l’a pas volé ! Pourquoi Bourguiba lui en gardait-il rancune ? Pourquoi s’acharnait-il à l’humilier, à le traîner en prison, lui-même et son épouse ? A ses obsèques, le 10 mai 1985, aucun officiel n’était présent : nul n’enfreint la consigne.

Ce retournement n’a jamais atteint la dignité de Tahar Ben Ammar. Mais l’année suivant sa disparition, en juin 1986, le Président Bourguiba convoquait au Palais de Carthage Chedly, le jeune fils de Tahar Ben Ammar et, au terme de la vive discussion qu’ils engagèrent, lui dit, les yeux chargés de larmes : « C’est moche, la politique ! » Le remords éclatait : il n’effaçait pas l’injustice, mais il signifiait l’honneur intact et la grandeur de Tahar Ben Ammar.

Ahmed Ounaïes