News - 01.05.2021

Tunisie - La loi N 2020/30 relative à l'économie sociale et solidaire: Où en est-on ?

La loi n 2020/30 relative à l'économie sociale et solidaire: Où en est-on au réel?

Par Najet Brahmi Zouaoui

1- « Tout nouveau, tout beau »(1). Serait-ce le cas pour la loi N 2020/30 du 30 Juin 2020 relative à l’économie sociale et solidaire ? La question est aujourd’hui d’autant plus justifiée que la loi attend toujours à être appliquée en l’absence d’une mise en place de ses textes d’application. La vertu de la nouveauté semble alors être escamotée par le retard de l’effet renvoyant par la force même des choses à l’état antérieur à la loi. Aussi et si juridiquement, la loi existe depuis maintenant dix mois, elle demeure loin de réaliser l’objectif escompté. Notre étude se propose donc de mettre l’accent sur ce clivage entre la volonté proclamée du législateur de mettre en place un cadre légal relatif à l’économie sociale et solidaire et l’effet toujours neutralisé de cette loi face au retard de son activation vu le défaut de mise en place de l’ensemble des textes d’application y afférents.

I- L’économie sociale et solidaire: Un choix proclamé et à saluer!

2- Une meilleure compréhension des choix du législateur en matière d’économie sociale et solidaire suppose définie la notion même d’économie sociale et solidaire(A). La définition serait d’autant plus indiquée que la notion, nouvelle, dénote de nouveaux choix stratégiques et juridiques du législateur tunisien(B)

A) L’économie sociale et solidaire: Une notion nouvelle

3- Retenue en droit comparé(2), la notion d’économie sociale et solidaire a été aussi retenue par le législateur tunisien. C’est la loi n 2020/30 du 30 Juin 2021(3)  qui en fait droit de cité pour la première en droit tunisien. 

4- Aux termes de l’article 1er de la loi n 2020/30, l’économie sociale et solidaire est « un modèle économique composé d’un ensemble d’activités économiques à finalité sociale et portant sur la production, la transformation, la distribution, l’échange, la commercialisation et la consommation de marchandises et services assurés par les entreprises de l’économie sociale et solidaire ,et ce, en vue de répondre aux besoins collectifs  de ses membres  et à l’intérêt économique  et social général, et dont le but principal ne consiste pas à s’en partager les bénéfices ».

5- De prime abord, la définition appelle à quelques remarques préalables. Un intérêt particulier sera par la suite porté sur les composantes de la définition de l’économie solidaire.

- Remarques préalables sur la définition ou lorsque l’économique et le social croisent la règle de droit !

6- Une première lecture de la définition permet de souligner une prédominance de la dimension économique et sociale. Les termes qui y sont retenus, se rapprochent beaucoup plus du lexique économique que juridique. La définition fait une large place au terme économique. En effet, à bien vouloir la décortiquer, la définition de l’économie solidaire et sociale est un « modèle économique » qui se compose d’un ensemble d’activités économiques…assurées par les entreprises de l’économie sociale et solidaire. En vue de répondre aux besoins collectifs de ses membres et à l’intérêt économique et social ».

7- Ainsi relevée, la prédominance de l’économique dans la définition de l’économie sociale et solidaire est à elle seule suffisante pour rattacher la loi n 2020/30 du 30 juin 2020 au droit économique qui n’est pas moins sans justifier un ordre public économique et social spécifique dans le cadre de la présente loi. Mais évoquer les deux notions de Droit économique et d’ordre public économique et social, c’est déjà mettre en perspective les nouveaux choix du législateur tunisien en matière économique et sociale. Nous y reviendrons(4) après une lecture détaillée des différentes composantes de la définition de l’économie sociale et solidaire.

- Les paramètres de la définition :

8- Il s’agit respectivement du modèle économique, de l’activité économique et de l’entreprise de l’économie sociale et solidaire.

1- L’économie sociale et solidaire est un modèle économique

9- C’est un modèle nouveau qui diffère des deux modèles classiques de l’économie aussi bien capitaliste que dirigée. C’est un modèle de compromis tourné moins vers un seul objectif que vers plusieurs. Il associe comme son nom l’indique la finalité économique qui le rapproche du modèle capitaliste et la finalité sociale qui le rattacherait au modèle de l’économie dirigée. Mais, il n’est ni l’un ni l’autre car il incarne en soi la marque de sa distinction doublement illustrée par le modèle d’entreprises économiques auxquelles il s’applique et la nature des activités auxquelles ces dernières peuvent se livrer.

2- Un modèle économique composé d’un ensemble d’activités économiques à finalités sociales :

10- La loi définit ces activités comme étant  «les activités dont l’objectif principal consiste à fournir des conditions de vie décente et ayant pour but la cohésion et la stabilité sociale et territoriale pour parvenir au développement  durable et au travail décent»(5).

3- Les activités économiques sont assurées par les entreprises de l’économie économique et sociale

11- L’entreprise de l’économie sociale et solidaire est « toute personne morale de droit privé à condition de respecter les dispositions de la présente loi et de disposer du label « entreprise de l’économie sociale et solidaire » mentionné à l’article 3 de la présente loi. Lesquels sont:

Les coopératives y compris les sociétés mutuelles de services agricoles soumises à la loi n 2005-94 du 18 octobre 2005.

Les groupements de développement dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche maritime,

Les associations mutuelles,

Les associations de micro finance soumises aux dispositions de la présente loi.

Les sociétés d’assurance mutuelle à condition de se conformer aux dispositions de la présente loi,

Les associations régies par le décret-loi n2011-88 du 24 septembre 2011 exerçant une activité économique à finalité sociale,

Les sociétés à l’exception des sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée,

Les groupements d’intérêt économique, à condition de se conformer aux dispositions de la présente loi,

Toute personne morale de droit privé que le législateur peut créer et qui respecte les dispositions de la présente loi. 

B) Les nouveaux choix du législateur tunisien ou le compromis entre l’économique et le social

12- Tels que proclamés par la loi n 2020/30 du 30 Juin 2020, les choix du législateur tunisien(a) viennent en réalité répondre des principes constitutionnels retenus par la constitution du 27 janvier 2014(b).

a) Les principes de la solidarité, la valorisation de l’homme et le développement durable dans la sphère économique, principes sous-jacents à la loi relative à l’économie solidaire et sociale

13- Les principes tels que ci-haut formulés gouvernent la loi n 2020/30. Ils y sont omniprésents et véhiculent l’ensemble sinon la majorité de ces dispositions. Tantôt, ils sont patents et tantôt, ils sont latents. Les articles 2 et 4 de cette loi incarnent la marque d’une consécration expresse de ces principes. Le premier régissant l’objectif de l’économie sociale et solidaire et le second les activités des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Très significatifs de l’apport terminologique et stratégique du législateur tunisien, les articles 2et 4 sont à rappeler dans leur intégrale substance.

14- Aux termes de l’article 2 alinéa 2 de la loi n 2020/30 « L’économie sociale et solidaire a pour objectif de :

Réaliser l’équilibre entre les exigences de la rentabilité économique et les valeurs de bénévolat et de solidarité sociale.

Réaliser la justice sociale et la répartition équitable des richesses,

Formaliser l’économie informelle,

Réaliser le confort économique et social et améliorer la qualité de vie.

Et aux termes de l’article 4 de la loi n 2020/30 « Les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont tenues, dans leurs statuts et dans l’exercice de leurs activités de respecter cumulativement les principes suivants :

La priorité de l’Homme et de la finalité sociale sur le capital et le respect des règles de développement durable.

Gestion démocratique, transparence conformément aux règles de bonne gouvernance et sur la base de la règle selon laquelle chaque membre dispose d’une voix.

Coopération volontaire et entraide entre les entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Lucrativité limitée conformément aux règles suivantes:

15- Ainsi formulés, l’ensemble de ces principes dénotent d’un nouveau tournant dans les choix stratégiques du législateur tunisien qui semble en général adhérer à la doctrine de l’investissement socialement responsable(6). Plus précisément, les Principes tels que précédemment rappelés seraient le signe éloquent de la rupture du législateur tunisien aux tendances nouvelles en matière d’entreprenariat. Des tendances où la morale est gouvernante des différents rapports au sein et en dehors de l’entreprise économique. C’est la tendance actuelle qui se veut promotrice d’une éthique des affaires en général et d’une éthique de l’entreprenariat en particulier. La tendance telle qu’ainsi décrite participerait d’un nouveau modèle économique qui s’accommoderait d’une économie participative et inclusive. Désormais, l’économie participative viendrait s’ajouter aux deux autres modèles de l’économie libérale et dirigée différents l’un de l’autre.

L’économie participative se distingue par le fait qu’elle rompt avec la logique du marché sous-jacente à l’économie libérale et avec les impératifs de l’Etat-Providence qui marque l’économie dirigée. En effet à la différence de l’économie libérale basée sur la lucrativité et la compétitivité, l’économie sociale et solidaire est hostile à ce double impératif. L’idée du capital de la société ou de l’entreprise sous-jacente au modèle économique libéral cèderait la place à celle du « capital humain « » expressément retenue par le législateur dans la loi n 2020/30 du 30juin 2020. Elle est aussi différente de l’économie dirigiste car l’adhésion à l’économie sociale et solidaire n’est pas obligatoire et dépend uniquement de la volonté des promoteurs qui choisissent ou non de s’engager dans ce modèle d’économie(7). Mais lorsqu’elles choisissent, elles auront à observer obligatoirement les composantes de l’ordre économique social et solidaire tel que défini par la loi n 2020/30. Les acteurs de l’économie solidaire dont notamment les entreprises de l’économie solidaire sont tenues à la solidarité, à l’entraide, la transparence, la bonne gouvernance. En bref, les acteurs sont tenus à des valeurs et principes qui de par leurs définitions, sont innovants et contrastent avec les modèles classiques de l’économie.

L’inclusion est la marque d’un double partenariat et participation active à la vie de l’entreprise par toutes les parties prenantes. Chacun est représenté et à le droit à une voix et une seule. Pas donc de monopole de la partie la plus forte en termes d’apports. Et s’agissant de ces derniers, il est à souligner qu’ils ne sont pas principalement tournés vers le partage de bénéfices(8) comme c’est le cas dans la conception ordinaire de l’entreprise société. La loi retient moins le terme excédant que bénéfice !  L’excédent s’ajoute au capital principal de l’entreprise et se trouve servir plusieurs intérêts dont notamment et entre autres l’intérêt de l’entreprise. L’excédent profite à l’entreprise, à ses acteurs, partenaires et à son environnement d’où le lien aujourd’hui étroit entre l’économie sociale et solidaire et l’écosystème.

16- Modèle économique innovant, l’économie sociale et solidaire se veut en réalité et essentiellement une réponse aux principes et valeurs de la révolution du 14 janvier 2011 tels qu’expressément retenus par la constitution du 14 janvier 2014.

b) Les principes de la solidarité, légalité, le développement durable et la   protection de l’environnement, principes basiques de la constitution tunisienne du 27 janvier 2014

17- Aussi bien dans son préambule que dans sa substance, la constitution du 27 janvier 2014 véhicule un ensemble de principes concordants avec ceux postérieurement retenus par la loi n 2020/30 du 30 Juin 2020.

Aux termes du préambule, on lit expressément et particulièrement une référence à « la place qu’occupe l’être humain en tant qu’être digne »et à « l’unité nationale fondée sur la citoyenneté, la fraternité, la solidarité et la justice sociale ». Et dans le corps même du texte de la constitution, il y a consécration de l'expression des principes de l’égalité, de la solidarité et du développement durable. L’article 12 de la constitution prévoit dans ce sens que « L’état a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l’équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses et une exploitation rationnelle des richesses nationales en se référant aux indicateurs de développement et en se basant sur le principe de discrimination positive».

18- Parée de toutes ces vertus, le texte de la loi n 2020/30 n’est pas encore activé. Il y’a encore du pain sur la planche des autorités publiques appelées à achever l’arsenal de ses textes d’application.

II- L’économie sociale et solidaire : Une efficacité toujours attendue

19- Promulguée par la loi n 2020/30 du 30 juin 2020, la loi relative à l’économie sociale et solidaire avance vers son premier anniversaire. Aurait –elle fait ses preuves ? Aurait-elle répondu aux attentes des jeunes avides d’une implication participative dans le domaine de l’entreprenariat ? Des questions qui se répètent depuis quelque temps sur les bouches de plusieurs de ces jeunes.

20- La réponse est négative car la loi n’est pas encore efficace. Et pour cause, le renvoi par cette loi à un arsenal de textes d’application qui selon leur forme et leur substance appellent à plus ou moins de détermination et de vigilance de la part des autorités publiques. Listés dans certaines études récentes faisant le point sur la loi n 2020/30 du 30 juin 2020(9), les textes d’application, quand ils sont mis en œuvre, marqueront l’application effective de la loi.

21- La technique du renvoi utilisée par le législateur est très critiquable et ferait que la promulgation du texte de la loi sert, au moment où elle est faite, à un effet d’affichage beaucoup plus qu’une volonté ferme à passer à l’acte. La technique du renvoi du texte de base à des décrets d’application est certes incontournable lorsque la sortie de la loi tient d’une priorité de l’Etat ; elle devrait cependant tenir d’une exception et point érigée au rang d’une règle ! Le renvoi à un texte d’application, quand il est incontournable, doit être limité en nombre. Plus précisément, lorsque le cas échait, il faudrait s’en tenir à un ou 2 textes d’application. Le législateur trouverait toujours les moyens à les mettre en place. Mais lorsque le nombre est supérieur, la situation sera problématique car les autorités publiques vont peiner pour mobiliser et mettre en place les commissions de mise en œuvre des textes d’application de nature à activer le texte de base. Ce serait semble-il le cas en matière d’économie sociale et solidaire où les textes d’application, nombreux, attendent dans leur majorité à voir le jour.

22- Réellement, le législateur tunisien semble avoir un penchant regrettable à la technique de renvoi qui ; à notre sens, freine l’efficacité du texte de base. Dans la législation spéciale au monde des affaires et à l’entreprenariat, nous avons déjà relevé le même penchant à la technique du renvoi dans nos écrits portant aussi bien sur le Crowdfunding(10) que sur l’investissement(11). Le bilan de ce phénomène d’inflation des textes d’application- si l’on s’autorise le terme-se trouve  ainsi alourdi par le texte de la loi n 2020/30 relative à l’économie sociale et solidaire.

23- Aussi, serait-il toujours indiqué d’appeler le législateur à une meilleure rationalisation de la technique du renvoi dont un usage abusif nous semble être fait dans le domaine de la législation économique et social. Il va sans dire que cet usage heurte de front l’impératif de la célérité qui doit marquer la vie des affaires et de l’entreprenariat.  Les textes qui profitent à la vie des affaires ne doivent pas être freinés, ils doivent au contraire être activés. Les économistes ne nous enseignent –ils pas que le temps c’est de l’argent ?

24- Mais dans l’attente de cette activation, gardons l’espoir d’un avenir meilleur de l’entreprenariat basé sur l’économie sociale et solidaire. L’espoir serait si justifié que le nouveau modèle économique érige l’Homme au rang de sa principale préoccupation. La prédominance du capital humain sur le capital social est en soi un aval incontestable d’un avenir radieux de la loi même si le texte tarde à être activé !

Najet Brahmi Zouaoui
Professeure de droit
Avocate d’affaires
Secrétaire générale de l’Alliance internationale de l’Alliance Internationale des femmes avocates

1) Proverbe français, Petit Larousse, Paris 1995.

2) On retient à titre comparé l’adoption par le législateur français en 2014 d’une loi sur l’économie sociale et solidaire. En Afrique, l’expérience de Djibouti. Au Maghreb arabe, le législateur tunisien est le premier à avoir consacré ce modèle économique. Le Maroc et l’Algérie n’ont pas encore mis en place un texte régissant l’économie sociale et solidaire.

3) JORT  N 63 du 3 /07/2020, P1399.

4) Voir B) de la première partie de cette étude(Ibid.).

5) Article 2 de la loi n 2020/30

6) Sur une étude d’ensemble de cette doctrine, Voir Julien Couard, L’investissement socialement responsable in Najet Brahmi Zouaoui(Sous-direction), Le nouveau droit de l’investissement aujourd’hui, Regards comparés entre l’Europe et l’Afrique, CPU Novembre 2018, P59.

7) Article 3 de la loi n 2020/30.

8) Article 2 de la loi n 2020/30.

9) Voir Belhadj Rhouma (Akram), La promotion de l’économie sociale et solidaire en Tunisie. Analyse et mise en œuvre de la loi n 2020/30, Décembre 2020, https://tn.boell.org

10) Voir Najet Brahmi Zouaoui, L’application de la loi sur le Crowdfunding est-elle pour demain ?http://www.leaders.com.tn

11) Voir Najet Brahmi Zouaoui (Sous- direction), Le nouveau droit de l’investissement en Tunisie, Op cit, P6 et s.