News - 20.03.2021

Une institution économique et sociale disparue: Les amines des métiers

Une institution économique et sociale disparue: Les amines des métiers

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Les activités de la production et du commerce ont toujours fait l’objet, dans la civilisation musulmane, d’une attention soutenue de la part des autorités politiques et juridico-religieuses. Nous avons eu l’occasion ici même d’évoquer, pour Tunis, les institutions de contrôle de la vie économique, notamment le Cadi, le Cheikh el médina et le Conseil des marchands (Matjar ou Majliss al tujjâr).

Directement et quotidiennement en contact avec les artisans, les marchands et les fournisseurs, se trouvaient des hommes chargés de faire respecter les règles de l’art et la moralité des membres de la profession. Ces personnages, jadis respectés, portaient le nom d’amîn (pluriel : oumanâ), communément traduit par amine. Dans son acception générale, ce mot qualifie une personne intègre et dont l’avis ou le jugement font autorité. C’est dire combien la fonction réclamait de son titulaire compétence, probité et équité.

Organisés en corps, les métiers (eux-mêmes dûment hiérarchisés en maître [m’alam], compagnon [qalfa] et apprenti [sâni’]) étaient placés sous l’autorité directe de chacun de ces syndics réputés pour leur maîtrise parfaite de la profession.  Outre ceux qui veillaient à la bonne marche des souks, il existait aussi leurs homologues chargés de l’estimation et du contrôle des vivres (amîn maâche) ainsi que de l’agriculture (amîn flâha). Les uns et les autres relevaient de l’autorité du Cheikh el médina.

Les amines des métiers (Oumanâ’ al hiraf  wa al sanâ’i’) veillaient au respect des usages et des règles de l’art et exerçaient, par un contrôle des produits, un pouvoir de sanction contre les fraudeurs. Ils étaient donc autant les garants de l’excellence de la profession que les représentants des intérêts des professionnels. Gardiens du code des usages et obligations («Orf al san’a»), ils exerçaient un rôle d’arbitrage et de décision. Recevant les plaintes et les réclamations des associés, des créanciers ou des consommateurs, ils avaient la faculté de sévir contre l’artisan ou le marchand incriminé, y compris par le recours aux châtiments corporels et l’interdiction d’exercer.  En cas de négligence dans la fabrication ou de fraude sur la marchandise, ils procédaient à la destruction du produit défectueux ou avarié.  L’amine exerçait aussi l’important pouvoir d’agréer, après examen, l’admission dans le métier puis la promotion au grade de maître (m’allam). Il était assisté dans son rôle d’arbitrage et de règlement des contentieux par le «majliss ‘urfî » ou Conseil juridique coutumier composé d’un nombre variable de maîtres, présidé par l’amine.

Les critères de désignation de ce personnage éminemment urbain étaient en principe la compétence et la probité. Il était donc généralement choisi parmi les plus habiles et les plus honorables de sa profession. La nomination par décret beylical venait consacrer une cooptation des notables du métier, appuyée par le Cheikh el médina. Presque toujours, l’amine était un homme du métier, chevronné et écouté par ses pairs, volontiers un fils d’amine. Devait-il être musulman ? Oui pour la quasi-totalité des métiers, même dans le cas d’activités occupées majoritairement par les juifs, comme l’orfèvrerie. Cependant, en 1861, Chou’a Bouchoucha, sujet tunisien de confession israélite, exerce les fonctions d’amine des ferblantiers. En 1885, un chrétien, Antoine Joseph Rey, est un des amines de la construction à Tunis.

Les villes d’islam ont toujours établi une hiérarchie des métiers, des plus nobles (sinâ’a  rafî’a) aux   plus modestes (sinâ’a  daniyya). A Tunis, les artisans-marchands de la chéchia étaient incontestablement tout en haut de la liste et leur amine était, en même temps, le syndic des marchands (amîn al tujjâr). Ensuite, on trouvait à peu près ensemble les selliers, les tisserands sur soie, les parfumeurs. Selon l’almanach Al Nouzha al Khayriya (1870-1880) de Lazoghli, les armuriers figuraient encore, malgré la concurrence des armes étrangères, dans ce peloton de tête. Les autres métiers se pressaient derrière de manière assez confuse, leur hiérarchie n’étant pas très précise. Nous pouvons cependant établir la classification suivante quoique non exhaustive (on comptait en effet dans le Tunis du XIXe siècle pas moins de soixante-quinze corporations) :1. Métiers notables beldis :  les fabricants de chéchias (chaouâchiya), les selliers (sarrajîne), les tisserands sur soie (hrayriya),  les parfumeurs (‘attarîne) et les armuriers (al slâh) ; 2. Métiers beldis moyens :  les tailleurs (twârziya),  les confectionneurs de burnous et djebbas  (brânsiya), les fabricants de chaussons de cérémonies (bchâmqiya), les fabricants de babouches (blâghjiya),  les tisserands (houkiya), les maîtres-maçons (al binâ), les fabricants de crosses de fusil (srayriya), de gâchettes (znâydiya), les moulineurs (tournajiya),  les peintres (dahâna), les sculpteurs sur plâtre (naqqâcha), les menuisiers (najjâra),  les  barbiers-circonciseurs (tahhâra) ; 3. Métiers petits-beldis : les fabricants de norias et d’instruments agricoles en bois (najjârat al zabûs),  les potiers (qallalîn),  les serruriers (koubajiya),  les fabricants de bâts (brâd’iya),  les ferronniers (haddâda), les fabricants de produits en alfa (halfaouine),  les cafetiers (qahouajiya),  les teinturiers (sabbâghîne),  les tanneurs (dabbaghîne) ; 4. Métiers allogènes, exercés par les communautés d’immigrés installés définitivement ou temporairement dans la capitale : alimentation et restauration exercées par divers gargotiers et cuisiniers (tabbâkha, kaftâgiya, ftâyriya), les marchands de légumes (khaddhâra), les bouchers (zazzâra), les marchands de pois-chiches grillés (hammâssa), le personnel des bains maures, les charretiers (krârtiya), ou encore les chevriers vendeurs ambulants de lait  (maâza).

Outre les chefs des métiers de l’artisanat et du commerce, on trouvait les amines chargés du contrôle des céréales et des denrées alimentaires destinées à l’approvisionnement de la population. Ils étaient rattachés à la halle aux fruits, légumes et volaille, le célèbre Fondouk el Ghalla (à l’emplacement de l’actuel marché central). Il existait également une sorte de contrôleurs généraux de l’alimentation publique, dont les attributions dérivaient d’une partie de l’autorité de l’antique hisba et que l’on appelait les amines ma’âch et que l’on traduisait dans le langage administratif par amines des vivres. Ils étaient en outre chargés, sous l’autorité du Cadi, de fixer les prix des produits alimentaires. Voici ce qu’écrivait à leur propos dans les années 1890 le voyageur et écrivain français Charles Lallemand : «L’amine des vivres prononce des peines sévères contre les boulangers lorsque le client est trompé. Dans le cas de mauvaise cuisson du pain, le boulanger introduit un recours contre le propriétaire du four, seul considéré comme responsable. Lorsque dans ses tournées, l’amine trouve des pains mal cuits, il les casse en deux. Ce qui fait que le client est prévenu par leur seule vue.» Gabriel Payre, dans une étude parue en 1940, cite l’exemple d’Ali Slama, amine maâch, qui à la fin du XIXe siècle faisait encore donner la bastonnade aux commerçants fraudeurs.

Société citadine, la population tunisoise, qui comptait de nombreux propriétaires fonciers, avait, en même temps, des liens étroits avec la campagne environnante et les activités agricoles. D’où l’importance des amines d’agriculture, des labours et de la forêt d’oliviers de la périphérie de Tunis(olivettes privées ou habous dans les ghaba-s de Djebel Lahmar et Kirch al Ghâba, principalement). Pour contrôler tout cela, il fallait recourir, là aussi, à l’expertise des amines. Recrutés parmi les familles beldies (Zahhar, Jaâfar, Ben Othmân, al Ouekdî, Al Hajjâm par exemple, cités dans l’almanach Nuzha de 1294-1877 et 1313-1895), ces experts étaient chargés de veiller à l’application du droit coutumier, d’estimer la récolte pendante, d’évaluer les dégâts, d’arbitrer, à la demande du Cheikh-el médina, les contentieux entre propriétaires et associés ou ouvriers. Ils étaient chargés aussi d’expertises judiciaires et de veiller à l’entretien des parcelles et des arbres de la Ghaba, et de présider à la vente aux enchères de la récolte. La fonction n’était pas sans danger. En janvier 1913, l’amine d’agriculture El Hâj Mohamed Tijani Ben Milad sollicitait du directeur général de la Sûreté publique une autorisation de port d’arme car, écrit-il, «les administrations publiques du Gouvernement tunisien m’envoient souvent en transport [de justice] à l’intérieur de la Régence et je suis obligé de porter une arme pour me protéger…».

Dans l’ensemble, les amines, sous l’autorité du Cheikh el médina, s’acquittaient de leur tâche de manière satisfaisante, contribuant à la bonne marche des souks de Tunis et de ses faubourgs et, plus généralement, du contrôle de la vie économique. Ils étaient aussi des censeurs intransigeants en matière de convenances. La mémoire citadine garde, par exemple, le souvenir d’al Hâj Othmân al Fayyâche, auguste syndic des selliers, qui  ordonna un jour la fermeture d’une boutique parce que son propriétaire était sorti déchaussé pour examiner sur le seuil ce que lui apportait un fournisseur.

Les choses cependant n’étaient pas toujours aussi reluisantes que la nostalgie d’un temps révolu suscite habituellement. Il arrivait ainsi que l’amine ne fût pas toujours ce personnage dans lequel se reconnaissait l’ensemble des gens du métier. En maintes occasions, ces syndics ne pouvaient échapper ni aux tensions qui affectaient telle ou telle profession ni se placer au dessus des rivalités de « clans ». Dans les métiers les plus prestigieux en particulier, ils étaient issus de l’aristocratie de la production et du commerce et appartenaient, le plus souvent, à une lignée d’amines. Or le corps de métier était, comme nous le savons, composé des maîtres, des compagnons et des apprentis.  Et il y avait, en plus, des différences entre les maîtres, certains tels que les grands marchands exportateurs étant plus influents que d’autres. Certes, ce déséquilibre était atténué par une culture fondée sur le respect des usages et le goût du travail bien fait ainsi  que l’habitude qu’avaient les patrons d’initier leurs fils à toutes les étapes, même les plus pénibles, de la production.  Toujours est-il qu’au cours des années, une élite héréditaire, composée de quelques familles alliées et dominant la profession se constituait. L’appartenance de l’amine à cette élite consacrait, en quelque sorte, une confiscation de l’institution par ce groupe. L’industrie et le commerce des chéchias, par exemple, étaient traditionnellement dominés par les familles andalouses venues d’Espagne au XVIIe siècle et auxquelles Tunis doit le renouveau de cet artisanat sophistiqué. Pourtant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on rencontre des maîtres autochtones (Bouattour, Nayffar, Khalsi, Siala, par exemple) et des descendants de Turcs et de levantins (Ben Bach Khouja, Belcadhi, Belkhodja…), preuve qu’il n’y avait pas d’exclusive. Là encore, le pouvoir beylical contribua à empêcher la formation d’un groupe hermétiquement fermé. Le Prince avait le pouvoir d’imposer aux métiers et à leurs amines des personnes non issues du milieu professionnel mais bénéficiant de la faveur du despote. Hammouda Pacha (1782-1814), toujours soucieux de s’assurer la loyauté des janissaires, conférait, nous apprend l’historien Ben Dhiaf, des postes d’amine à des officiers supérieurs en guise de privilège. En 1841, Mohamed Louzir, amine du souk des chéchias, reçoit d’Ahmed Bey l’ordre d’accorder une marque de fabrique à un proche d’un dignitaire de la Cour, l’autorisant à exercer le métier en qualité de maître. En 1862, Sadok Bey accorde à Mordkhaï Taïeb, un sujet israélite, l’autorisation de s’établir comme patron chaouachî.

Plus périlleuse, était la mise en cause de l’amine par une partie des artisans. En 1862, également, vingt maîtres fabricants de chéchias adressent au ministère une pétition dans laquelle ils se plaignent du favoritisme « de celui qui est chargé du respect de l’équité lors des opérations de foulage au Bâtân [établissement situé aux environs de Tunis]». Certains patrons étaient obligés, selon les signataires, d’attendre leur tour pendant plusieurs mois, ce qui leur occasionnait des pertes sensibles alors que d’autres voyaient leurs produits admis sans délai à l’atelier des machines de foulage au point, affirmaient-ils, que le Bâtân était devenue la chasse gardée de quelques privilégiés.  Dans d’autres métiers, plus rudes, moins pétris d’urbanité, l’amine parfois commettait tant d’abus qu’il provoquait une hostilité unanime au point d’imposer aux autorités de tutelle son limogeage ; ainsi de l’amine des bouchers en 1861 et de celui des fourniers en 1863. Un autre type de contestation était la protestation des professionnels contre les droits perçus par l’amine en vertu d’anciens usages. En 1859 et en 1871, les tanneurs et les bouchers réclament et obtiennent du gouvernement l’abaissement du montant des taxes prélevées par leur chef.

Toutefois, malgré ces crises qui secouaient épisodiquement l’activité économique et la vie sociale, le rôle des amines était globalement salué. La manifestation la plus fréquente de la satisfaction des artisans était, lorsque l’amine venait à disparaître, la confiance placée immédiatement dans son fils en souvenir du père. Ce qui ébranla dangereusement les fondements de l’institution, ce fut la pénétration croissante des produits manufacturés européens dont la concurrence redoutable mit à rude épreuve la production et les producteurs tunisiens. Ces derniers étaient bridés dans leur activité par les règles strictes du droit coutumier alors même que les commerçants étrangers ou protégés, forts de la protection des consuls, refusaient de se soumettre ostensiblement à l’autorité des amines. L’apparition de nouvelles autorités urbaines issues des réformes des années 1850-1860 et leur arrogance à l’égard des autorités traditionnelles aggravèrent la lente érosion des pouvoirs des amines. Dans les années 1870, par exemple, les Mozabites, sujets français, refusaient de se soumettre à la taxation imposée par leur syndic et l’amine des vivres. Leurs allégations furent rejetées par le cadi mais l’amine fut quand même révoqué par le puissant chef de la nouvelle police des zaptiés. (Dhabtiya).  La fonction déclinait inexorablement et ses titulaires en souffrirent. Le déclin des métiers, voire leur disparition, entrainèrent la paupérisation de leurs amines. Les anciens avantages liés à la fonction, notamment celui de percevoir des droits et d’être les fournisseurs du palais beylical, ne résistèrent pas aux effets de la concurrence étrangère.  En 1878, l’amine des tonneliers écrit au Premier ministre :« Depuis longtemps amine al brâmliya, j’ai toujours fourni au Beylik, pour l’équipement du Camp [mhalla] et autres services, des tonneaux à six piastres l’unité. Actuellement, les chrétiens [al Nassâra] ont mis la main sur la profession et livrent à l’Etat des tonneaux à quinze piastres l’unité. J’ai été complétement oublié alors que je devrais être favorisé, étant depuis longtemps au service du Palais. En outre, ajoute-t-il, plus personne ne m’obéit dans le métier, et des incapables se sont même attribué le titre de maître sans mon autorisation. »  Le syndic des serruriers se plaignait, quant à lui, que «le métier était accaparé par les Européens [al Ajânib] et qu’entre autres conséquences, il ne recevait plus les trois piastres par jour que percevaient naguère les amines de la profession».

Inexorablement, au cours du XXe siècle, l’institution de l’amine ne cessa de perdre de son lustre et de son pouvoir de décision. Certains secteurs d’activité ont gardé jusqu’à nos jours leur syndic contrôleur-estimateur comme l’amine du souk el Birka (souk de l’or). Mais le déclin, voire l’extinction des métiers traditionnels, le désordre qui affecta l’organisation des souks portèrent un coup fatal à l’institution. Dans les années 1980, le maire de Tunis envisagea de rétablir l’antique organisation par spécialité des souks et de faire renaître la fonction d’amine mais sans succès, et pour cause puisque l’économie et les mentalités avaient bien changé.

Mohamed-El Aziz Ben Achour