News - 31.01.2021

Crise de l’ammonitrate et fertilisation azotée des céréales en Tunisie

Crise de l’ammonitrate et fertilisation azotée des céréales

Par Ridha Bergaoui - Les céréales occupent une place importante aussi bien au niveau de notre alimentation qu’au niveau agricole, économique et stratégique. La Tunisie est déficitaire en céréales et même lors de bonnes années pluvieuses, les récoltes ne peuvent couvrir les besoins du pays en blé dur (pâtes et semoules), blé tendre (farine et pain) et orge (alimentation humaine et animale). Réduire l’importation des céréales et assurer une certaine sécurité alimentaire pour cet aliment primordial a été depuis longtemps une préoccupation nationale cruciale.

Les facteurs limitant la production céréalière

Le premier facteur est sans conteste la pluviométrie et les disponibilités hydriques limitées. Les céréales sont essentiellement des cultures pluviales et les superficies irriguées sont très réduites (maximum 100 000 ha contre en moyenne plus de 1,400 million en sec). Toutefois, la pluviométrie est caractérisée par une irrégularité importante d’une année à une autre. Elle varie également du nord au sud. La répartition saisonnière des précipitations est également changeante surtout dans un contexte de changement climatique.

La céréaliculture est pratiquée essentiellement dans les régions du nord du pays où la pluviométrie annuelle dépasse les 400 mm. Les rendements moyens sont très variables dans le temps et dans l’espace. Ils dépendent étroitement des conditions climatiques et surtout de la répartition de la pluviométrie.  La moyenne nationale est relativement faible, elle se situe ces dernières années à environ 17 qx/ha.

La culture des céréales exige une bonne préparation du sol et un bon apport de fertilisants (azote, phosphore et parfois du potassium). L’apport de l’engrais azoté (le plus utilisé étant l’ammonitrate ou nitrate d’ammonium NH4NO3) et affecte directement le rendement. Il favorise, le tallage, l’épiaison le nombre de grains/épi,  le poids des graines et le taux de protéines. Un apport adéquat en ammonitrate permet d’obtenir dans les gouvernorats du nord de la Tunisie, en année pluvieuse, des rendements importants par hectare (plus de 50 qx/ha).   

A côté du facteur pluie et fertilisation, les rendements des céréales varient selon la variété, les techniques culturales pratiquées, la lutte contre les mauvaises herbes et les pathologies diverses, les conditions de culture et de récolte….

Utilisation de l’ammonitrate

L’usage des engrais chimique est devenu, de nos jours, indispensable pour booster les céréales et obtenir des récoltes satisfaisantes.  L’Institut National des Grandes Cultures (INGC), recommande un apport allant de 250 à 400 kg/ha d’ammonitrate, selon le rendement escompté fonction de la pluviométrie, du précédent cultural et des réserves du sol en azote. L’ammonitrate étant soluble dans l’eau, il est important de fractionner l’apport afin de répondre au besoin de la plante en fonction de son stade de développement et de permettre aux racines d’absorber la totalité de l’azote apporté. Cet apport doit être réparti en trois épandages. Une partie (30% de la quantité totale) au stade 3 feuilles pour favoriser le tallage, un deuxième apport (40%) au stade début épiaison pour favoriser la montée des graines et enfin un dernier apport (30%) au stade gonflement des épis pour une bonne formation des grains. Pour un rendement de 40 qx/ha, l’INGC recommande un apport moyen de 400 kg d’ammonitrate/ha. Le dernier épandage est conditionné par les précipitations et n’a aucun intérêt pour la plante en cas d’arrêt de la pluie.

La crise de l’ammonitrate

Le besoin national (céréales et autres cultures) en  ammonitrate est estimé à 200 000 T/an.  L’arrêt de la production d’ammonitrate au Groupe Chimique Tunisien (GCT) durant tout l’été dernier, a contraint l’Etat à prévoir l’importation de 60 000 T pour satisfaire les besoins des agriculteurs et combler le déficit dû  aux trois mois d’arrêt de l’usine. Le GCT s’est engagé à produire le reste. Jusqu’ici, 24 mille tonnes d’ammonitrate, provenant de la Russie, ont été livrées et au total 90 000 T ont été mis sur le marché à la disposition des agriculteurs.

Malgré toutes les précautions prises par les autorités afin d’assurer, des problèmes de distribution ont  entrainé un déficit en approvisionnement de certaines régions comme Siliana, Le Kef et Nabeul qui connaissent une pénurie d’ammonitrate. On trouve de l’ammonitrate dans les circuits parallèles, toutefois les prix ont atteint des niveaux élevés. L’ammonitrate se vend à 75 D/q et le Diammonium Phosphate (DAP) à 92 D/q alors que les prix  fixés par l’Etat sont respectivement de 50 et 62 D/q.

Les agriculteurs commencent à réagir et à manifester face au manque de ce fertilisant sur le marché surtout que, pour être efficace, l’apport de cet engrais doit se faire à des stades précis du développement de la plante. Pour les agriculteurs, l’ammonitrate est devenu un engrais crucial et  un apport insuffisant durant la croissance de la plante menace la récolte.

Théoriquement pas de problème d’ammonitrate

Le GCT a repris d’une façon normale la production d’ammonitrate. La production dépend essentiellement de la demande qui varie avec les conditions pluviométriques. La demande est plus importante lors des années pluvieuses, beaucoup moins les années sèches. La production a atteint 185 000 T en 2014.
Compte tenu de la pluviométrie enregistrée jusqu’ici, la récolte en céréales sera certainement moyenne et probablement semblable à celle de l’année dernière. Si on accélère la livraison prochaine du reste de la commande d’ammonitrate (soit 36 000T) en plus de la production du GCT (en moyenne 15 000 T/mois 60 000 T), on peut dire qu’il y en aura d’ici fin avril suffisamment pour procéder aux épandages nécessaires pour une bonne production de blé. Toutefois des imprévus peuvent survenir et entraver l’approvisionnement adéquat du marché.

Peut-on se passer de l’utilisation de l’ammonitrate

Il est possible de ne pas recourir aux engrais chimiques. Jusqu’aux années 1970, nos agriculteurs utilisaient peu d’engrais.

L’utilisation des variétés hautement sélectionnées a entrainé le recours massif aux engrais chimiques afin de tirer pleinement profit des potentialités génétiques de ces nouvelles variétés hautement productives. Depuis l’utilisation des fertilisants, essentiellement azotées, ne cesse de croitre. Il faut rappeler que l’ammonitrate est soluble dans l’eau et que tout excès  d’azote non fixé par les plantes se retrouve à polluer les cours d’eau et les nappes phréatiques.

Par ailleurs, l’une des contraintes de l’agriculture biologique est l’interdiction de l’utilisation  des produits chimiques (engrais, désherbants, pesticides…). Pour la fertilisation du sol, les agriculteurs ont  recours à l’épandage du fumier ou du compost et des pratiques agricoles appropriées (assolement, culture des légumineuses, engrais vert…). Les légumineuses (fèves, féverole, pois chiches…), suite à la présence de nodules dans les racines qui contiennent des bactéries capables de fixer l’azote de l’air, laissent un important résidu azoté dans le sol.

Un bon assolement permet d’éviter l’épuisement du sol et de rationaliser la succession des cultures sur une même parcelle. Cultiver du blé plusieurs années de suite entraine un épuisement du sol en éléments nutritifs et la multiplication des pathologies et des ennemis de la culture en question.

L’apport du fumier, est le meilleur moyen pour reconstituer les réserves en éléments nutritifs et améliorer la structure du sol. C’est un excellent moyen d’avoir de bons rendements des cultures. Malheureusement le fumier n’est pas toujours disponible et la plupart des grandes exploitations céréalières sont spécialisés dans les productions végétales et peu pratiquent l’élevage.

Conclusion

Afin de terminer la campagne agricole dans de bonnes conditions, il est nécessaire d’approvisionner correctement le marché en ammonitrate. Il faut accélérer l’importation du reste de la quantité d’ammonitrate prévue (soit 36 000 T) et inciter le GCT à produire à plein régime. Veiller également à la bonne distribution de l’ammonitrate et la lutte contre la spéculation et les marchés parallèles.

Il faut également expliquer aux agriculteurs la bonne utilisation de l’ammoniitrate et les dangers d’une mauvaise conservation. Des accidents graves peuvent survenir en présence d’une source de chaleur  entrainant  la décomposition du produit. L’accident de Beyrout, l’été dernier, montre bien la puissance d’une détonation provoquée par l’ammonitrate stocké dans le port.

Il faut également sensibiliser les agriculteurs à l’importance et l’intérêt des bonnes pratiques agricoles comme le recours à un assolement adéquat, l’intérêt de la culture des légumineuses comme précédent cultural, le désherbage correct et les interventions à temps... La fertilisation azotée n’est qu’un élément d’un paquet technologique complet englobant : variétés sélectionnées, travail optimum du sol, lutte contre les pathologies diverses.

L’agriculture est un savoir faire et un art. L’art d’interagir et de composer intelligemment avec la nature et les êtres vivants qu’elle comporte. Nos agriculteurs s’efforcent, malgré les multiples entraves que lui réservent le climat, les saisons et les contraintes sociopolitiques, de produire des aliments sains tout en préservant l’environnement… et c’est un combat de chaque instant qui exige beaucoup de courage et de patience.

Ridha Bergaoui
Professeur universitaire